(1860) Ceci n’est pas un livre « Une croisade universitaire » pp. 107-146
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Une croisade universitaire » pp. 107-146

Une croisade universitaire

Humbles remontrances à M. Francisque Sarcey.

Lettre à un bon jeune homme.

La légende de Sarcey-le-Farouche.

Argument

A-t-on souvenir de l’émeute universitaire soulevée, l’année dernière, par M. Francisque Sarcey, — et continuée par M. Edmond About dans L’Opinion nationale ? Ces messieurs (qui s’étaient couchés sans doute un peu en gaieté) se réveillèrent un beau matin avec serment d’exterminer tout homme de lettres ne pouvant justifier d’un diplôme de licencié : Francisque, le plus osé des deux, se réserva de tomber le romantisme, tandis qu’Edmond retroussait en riant ses manches pour assommer ses anciens amis du Figaro. — Journalistes et romantiques, poètes et polémistes, qui vaquaient sans défiance à leur besogne littéraire, sont assaillis pêle-mêle… Victor Hugo et Villemessant, Th. de Banville et Monselet, tous reçoivent sur la tête le buste de Voltaire. — Ils se contentent d’abord de s’étonner, puis finissent par se fâcher sérieusement. Et pif ! paf ! pouf !

L’auteur, gardé par son obscurité de toute attaque personnelle, mais attiré par le bruit des coups, se jeta dans la mêlée et se mit à jouer de la plume le plus énergiquement possible : pour rien, pour le plaisir ! On est Français ou on ne l’est pas.

Je n’ai certes pas la prétention d’avoir aidé à la défaite des Universitaires ; — et c’est à titre de simple renseignement, de simple date, que je reproduis les pages suivantes.

Humbles remontrances à monsieur Francisque Sarcey

« Mes amis, mes chers amis ! On nous accuse d’être unis tous ensemble ; unissons-nous donc.

« Le romantisme n’est plus qu’une grande ruine qui en impose encore aux badauds. Démolissons-le. Qu’il n’en reste plus qu’un souvenir, une place vide où nous écrirons : Ci-gît la littérature de 1825… En avant, mes amis. Sus au romantisme ! Voltaire et l’École normale ! »

Sarcey de Suttières.

I

Monsieur,

Il est de très bon ton — depuis quelque temps — de dire des gros mots au Romantisme, et le moindre gamin de lettres se permet de donner des pichenettes sur le nez à V. Hugo.

En 1857, un journal (Le Réalisme) fut créé tout exprès pour apprendre aux populations que V. Hugo et Lamartine étaient des poètes de troisième catégorie, que leur génie était simplement un bruit qu’on faisait courir, — acceptable tout au plus comme un conte de nourrice. Le Réalisme dit carrément leur fait à ces deux usurpateurs de renommée, et se mit en devoir de les corriger — à coups de fautes de français. Il y allait de tout cœur, ce brave journal ! même il s’échauffa tellement à cette besogne qu’il y prit une pleurésie dont il mourut, après six numéros d’agonie.

Le chant d’extermination que MM. Duranty, Assézat et Max Buchon, — que Dieu fit un jour avec une côte de M. Champfleury, — ont crié à tous les échos des brasseries, voilà que vous, l’ennemi « des grands hommes d’estaminet », vous le reprenez, et sur une note encore plus haute. À votre tour, vous proclamez la déchéance du Romantisme : non pas au bénéfice des mêmes dieux que les Réalistes ! Vous vous croisez pour Racine, l’École normale et Voltaire, qui sont en très mauvais termes avec M. Champfleury, et qui se battraient avec lui si Hugo ne se trouvait justement entre les deux partis. Hugo gêne fort les deux partis, il les empêche de se bien voir. Aussi les deux partis ne balancent pas une minute à l’exterminer pour être plus immédiatement en présence. Et de chaque côté on tire sur l’obstacle, — c’est-à-dire sur Hugo. Les brasseries et l’École normale font cause commune, on se passe fraternellement des cartouches.

Je n’ignore pas, Monsieur, ce que cette alliance avec le Réalisme peut avoir de pénible et de douloureux pour un écrivain d’un style pur, pour un ancien élève de l’École normale. Mais le fait est là, — manifeste et brutal. Il n’y a pas à s’en défendre !

II

Vous allez même beaucoup plus loin que MM. Assézat et Duranty, Monsieur de Suttières. Eux chargeaient leurs phrases jusqu’à la gueule avant de les pointer sur le Romantisme : ils faisaient de véritables efforts, on les voyait suer à la peine. C’est qu’ils ne se dissimulaient pas que le Romantisme était solidement bâti. Ils avaient même jugé indispensable de fonder un journal rien que pour l’anéantir. Vous, Monsieur, vous n’y mettez pas tant de façons ; pour vous, le Romantisme n’est qu’un château de cartes : un souffle, — un article, et l’on n’en entendra plus parler. Et vous entrez gaillardement dans la place, la plume derrière l’oreille ! Que dis-je ? ce n’est pas même un château de cartes ! Je vous cite textuellement : « Le Romantisme n’est plus qu’une grande ruine qui en impose encore aux badauds. » C’est bien dit, et il n’y a plus sans doute qu’à semer sur l’emplacement de la graine de tragédies !

Vous ajoutez : « Démolissons-le ! » Mais, puisque c’est une ruine, mon pauvre monsieur de Suttières… je ne vois pas d’à-propos à démolir les démolitions.

« Démolissons-le, qu’il n’en reste plus qu’un souvenir, une place vide où nous inscrirons : “Ci-gît la littérature de 1825.” »

— N’est-ce pas un peu présomptueux à vous de composer l’épitaphe de l’ours avant de l’avoir tué ? Pour moi, j’opine que, si cette phrase est arrivée jusqu’à V. Hugo, V. Hugo n’a pas dû s’émouvoir beaucoup au petit bruit qu’elle a fait en tombant à côté de lui, et qu’il s’est contenté de dire tout tranquillement : « La plume qui écrira cela, n’est pas encore taillée » ; et avouez qu’il a eu raison.

Le lyrisme vous emporte au galop, Monsieur. C’est très mal, vous avez fait vœu d’aller toujours à l’amble du bon sens, et Voltaire, que vous encensez exclusivement, n’aime pas le parfum acre et violent de l’ode.

Voltaire ! vous l’associez étrangement à vos antipathies. Certes, il ne peut trouver mauvais que vous l’appeliez le père du « bon style » et que vous invitiez la jeunesse littéraire à venir faire ses dévotions sur sa tombe. Mais vous approuve-t-il de jeter son nom, — comme un bâton, dans les jambes du romantisme ? J’en doute.

Soyez persuadé que, si Voltaire vivait de notre temps, Hugo et lui se tireraient très courtoisement leurs chapeaux et se tiendraient l’un l’autre en grande estime. — S’il vivait de notre temps, Voltaire écrirait l’Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV dans le style preste, clair et net que vous savez ; mais il ne médirait pas pour cela de la phrase colorée, pittoresque et précise de Notre-Dame de Paris. Il est même fort probable qu’il n’hésiterait pas à faire des cocottes de papier avec la Henriade et Zaïre une fois qu’il aurait entendu Ruy-Blas et lu les Chants du crépuscule.

Croyez-moi, Monsieur, ne soyons pas exclusifs. Saluons Voltaire bien bas, mais rangeons-nous respectueusement sur le passage de V. Hugo. — Aurait-on raison, parce qu’on serait le petit cousin de l’architecte de la Madeleine, de traiter Notre-Dame de bicoque ? — M. Edmond About, votre camarade d’École normale, écrit La Grèce contemporaine et Le Roi des montagnes d’une plume vive et alerte ; Fortunio et Mademoiselle de Maupin de Th. Gautier, qui n’a certes aucune parenté de style avec M. About, en auront-ils moins une grande et vraie valeur ?

La langue, comme le Romantisme l’a faite ou l’a refaite, — d’après les maîtres du seizième siècle, — bien étudiée et bien comprise, n’est-ce pas là pour l’écrivain un outil aussi solide et aussi merveilleux que la langue de Voltaire ? Et cet outil, êtes-vous autorisé à le jeter par la fenêtre parce que des maladroits se seront blessés — eux et la langue — en voulant y toucher ? Eh ! ces gens-là, tout le monde vous les abandonne ; fustigez les paillasses du Romantisme tant que vous voudrez, personne ne s’y oppose ; mais ne concluez pas de leurs pantalonnades de style au principe mauvais et à l’abolition urgente du Romantisme ! Il serait tout aussi raisonnable de faire Racine et Voltaire responsables de Pagès (du Tarn) ; c’est comme si l’on disait à la Phèdre du dix-septième siècle : « C’est vrai, tu es très éloquente et très admirable ; mais il court par les rues une créature imbécile et bossue qui se fait appeler la Nouvelle Phèdre ; donc, toi aussi, tu es imbécile et bossue, et nous allons vous chasser toutes deux ensemble ! »

Mais alors abattez donc tout de suite le chêne magnifique, puisque le champignon difforme pousse au bas du tronc, — et n’en parlons plus.

III

J’ai, quelques lignes plus haut, écrit le nom d’Edmond About. À vrai dire, je doute qu’il prenne du service dans votre légion exterminatrice. Pour Taine, les Études qu’il publia — en 1858 — dans les Débats, sur Balzac et sur Racine, vous interdisent de lui offrir la moindre lieutenance. Voulez-vous m’écouter, Monsieur de Suttières ?

Tenez, si vous êtes sage, vous retirerez votre harangue napoléonienne, et, renonçant tout de suite à votre expédition, vous rentrerez pacifiquement chez vous. Ce n’est vraiment pas la peine de battre le rappel aussi belliqueusement et de crier « Aux armes ! » sous les fenêtres des dortoirs de l’École normale… à propos de quoi ? À propos d’un article d’un monsieur Bonaventure Soulas ! Eh ! mon Dieu, si ce monsieur a manqué de respect aux palmes vertes, tancez-le comme il le mérite, ce sera bien fait ; et je serai le premier à rire des bons coups de batte que vous lui appliquerez sur les épaules. Tenez-vous absolument à faire une croisade ? Faites-une croisade tout seul contre M. Bonaventure Soulas tout seul. Rien de mieux. Le Romantisme et le public n’ont rien à voir là-dedans.

IV

Si j’osais, je vous renverrais — avant de terminer — au dernier livre de l’auteur de Tragaldabas (!!!), de ce féroce mangeur de tragédies au berceau, — d’Auguste Vacquerie, puisqu’il faut l’appeler par son nom ! Cette audace me vaudra la qualification de Jeune-France, et vous ne manquerez pas de dire que je suis sorti hier soir de la première représentation d’Hernani.

Qu’importe ? ■

Je ne vous en conseille pas moins de lire attentivement Profils et grimaces. Ce livre, — gonflé d’idées, — écrit sous l’œil de V. Hugo, et certainement contrôlé par lui, est une sorte de manuel officiel du Romantisme. Entre autres monstruosités, vous y verrez ceci : « Le style n’existe pas plus sans l’idée que l’idée sans le style. » Et encore : « Traitez votre pensée comme Dieu traite ses montagnes, — du granit dessous, des fleurs dessus (pages 92 et 95). »

La doctrine romantique sur l’idée et le style est tout entière dans ces deux lignes. Rien de plus net et de plus précis. — Puisqu’il parle et qu’il s’exprime de manière à être compris, le Romantisme n’a pas besoin qu’on parle pour lui et qu’on lui fasse dire officieusement que « la forme est le principal, et la pensée l’accessoire », lorsqu’il dit tout le contraire. Et pourquoi s’obstiner à mettre sa fausse signature au bas de cette formule absurde de « l’art pour l’art » qu’il n’a jamais écrite nulle part ?

J’y tiens et j’y reviens. Lisez le livre de Vacquerie, Monsieur ; et, quand vous l’aurez bien lu et bien médité, — au lieu de retaper et de ravauder les ineptes balourdises et les redites vieillies dont on a voulu écraser le Romantisme, détachez soigneusement et textuellement les principes émis dans Profils et grimaces, reproduisez-les entre guillemets, rangez-les chacun dans un casier particulier ; puis vous les discuterez corps à corps, un à un ; ce sera plus neuf — et plus loyal.

Cela fait, et quand vous m’aurez prouvé que tout est bien faux et bien niais dans ces principes, qu’il n’y a plus que les « badauds » qui s’arrêtent devant sans hausser les épaules, — je m’empresserai de donner mon buste de Hugo à mon portier. Je m’engage même d’avance à fournir le bois de la croix qu’on ira planter sur la fosse du Romantisme.

Jusque-là, vous me permettrez de rester « badaud », et de rire à gorge déployée, — au rebord de ma fenêtre, — en voyant passer le bataillon de l’École normale allant délivrer la Littérature des mains des infidèles — et des Romantiques !

V

J’ai honte. Monsieur, — encore plus pour vous que pour moi, — de cette lettre. Ce que je viens d’écrire est tellement élémentaire et tellement banal que je m’abîme en des étonnements profonds en songeant qu’on l’a rabâché pendant trente ans sans réussir à le faire entendre. Il y a des gens qui se bouchent les oreilles, de parti-pris. Vous, un homme d’esprit pourtant, vous êtes de ces sourds volontaires… Ne connaissant le Romantisme que par M. Nisard, vous vous écriez avec le plus grand sang-froid qu’il faut en finir avec le Romantisme ! Et vous allez — tout consterné — affichant sur les murs que la littérature est en danger !

Certes, le spectacle est drolatique. Mais ne serait-on pas en droit d’exiger qu’un ancien élève de l’École normale, un homme qui vient de se nommer à l’unanimité porte-drapeau du « bon sens », se donnât la peine d’avoir du sens commun ? Réfléchissez un peu, et vous ne vous battrez plus avec des mots contre des idées : ce qui peut être sans péril, mais ce qui est certainement sans dignité.

Encore une fois, tout cela est très ridicule.

Ne serait-il pas temps enfin de laisser les imbéciles crier tous seuls à la décadence des lettres dans un siècle (et il n’est encore qu’à sa moitié !) qui a déjà vu Lamennais, Balzac, Hugo, Musset, George Sand, Lamartine : comme si, hors de Voltaire, il n’y avait pas de salut littéraire possible !

De grâce, qu’on cesse de ne chercher dans le culte des morts qu’une occasion d’insulte pour les vivants, et de faire de la littérature une veuve inconsolable qui n’a plus qu’à geindre et à se lamenter dans le cimetière du passé.

La comédie a duré beaucoup trop longtemps déjà. Baissez donc la toile : la farce est jouée !

À Monsieur Valentin de Quévilly, dit Edmond About. Paris.

Mon cher Valentin,

Ta dernière équipée a désolé profondément notre famille ; la cousine Madeleine, qui est toujours prête à défendre son Valentin, — même quand il attaque les autres, — ne sait plus où donner de la tête depuis ton incroyable article de L’Opinion nationale. On la regarde d’un air railleur quand elle traverse la place, et nos ennemis se frottent les mains, en chuchotant, sur le pas de leurs portes ; la pauvre fille est bien malheureuse. Les Gribouillet, qui en ont toujours voulu à notre famille, s’étaient abonnés à ton journal, se doutant bien que tu y ferais des bêtises. Grâce à eux, le fameux numéro a couru déjà toute la ville ; et, pendant trois jours, leur salon a présenté l’aspect d’un vrai cabinet de lecture. Infortunée Madeleine !

Mais qui donc, mon pauvre garçon, te forçait à cet aveu lamentable ? Tu déclares, en te jouant, d’un air guillery, que tu t’es fait journaliste uniquement pour servir tes petites rancunes et frapper à tour de bras sur les gens qui ne t’apportent qu’une admiration contenue ! Où donc était Francisque pour t’arrêter sur la pente de cette dangereuse confession ? Tu conclus en donnant pour excuse « ta grande jeunesse » : la justification ne justifie rien, mon ami. Tu avais bien, dans ce temps-là, vingt-six ou vingt-sept ans ; et moi, qui en ai vingt-trois à peine, je rougirais jusqu’aux oreilles d’avoir fait ce triste métier. Madeleine en a rougi pour toi : une cousine est parfois bonne à quelque chose ; mais il est des soins, mon cher Valentin, dont on ne devrait se reposer sur personne.

Et, cette confession navrante achevée, comme furieux de l’avoir laissée échapper, tu te frappes la poitrine en criant à ton ancien rédacteur en chef : « C’est votre faute ! votre très grande faute ! » C’est perfide, mais c’est illogique. Parce qu’il t’aura plu de débuter assez peu honorablement (tu l’avoues) dans le journalisme, le Figaro devient tout de suite un atelier de « calomnie » où l’on n’est admis à travailler que sur un certificat de mauvaises mœurs littéraires ! Mécontent et honteux de toi-même, tu demandes qu’on inflige un peu de honte à tes anciens collaborateurs.

Malheureusement, mon cher Valentin, j’ai vu les choses par moi-même… Je suis entré dans l’atelier avec l’intention (je t’en fais mes excuses) d’y travailler honnêtement. Personne ne s’est formalisé de cette prétention. « L’entrepreneur » n’a exigé aucun serment maçonnique de ma part, et l’on ne m’a point fait jurer sur les mânes de Basile d’exterminer la probité et le talent, partout où je les rencontrerais : ce qui n’a pas laissé de me surprendre un peu, après ce que vous m’aviez dit, toi et l’ami Jacques : il est vrai (je viens de l’apprendre) qu’on avait refusé trois ou quatre manuscrits de Jacques pour insuffisance d’orthographe.

Tu vas marcher d’étonnement en étonnement : chacun ici écrit ce qu’il veut et ce qu’il pense ; on ne distribue pas de mot d’ordre, et même il ne nous a point été défendu de prendre part à la souscription Lamartine. Liberté entière. Cette indépendance absolue a son charme, et offre, ce me semble, quelques garanties d’honnêteté. J’aurais pu avec ta protection, me caser à L’Opinion nationale ; mais j’ai craint qu’on ne me commandât, comme à toi, d’y faire de la « démocratie spirituelle ». J’ai préféré ma liberté de la presse.

Je suis donc au Figaro, mon cher cousin, et je n’y ai point trouvé aussi mauvaise compagnie que tu veux bien le dire. Les gens qu’on y voit n’ont rien volé à personne — pas même leur talent.

Si Henry… Schaunard ne sort point de l’École normale, il n’est jamais entré au bagne. Et, s’il a un ruban rouge à sa boutonnière, je ne sache pas qu’on l’ait poursuivi pour port illicite de décoration.

Il est complètement erroné que Monselet soit un journaliste retour de Cayenne, et je n’ai pas ouï dire qu’il eût emporté à Paris la caisse de la maison où il était commis à Bordeaux.

Jouvin ne passe point pour être subventionné par la Société des auteurs dramatiques, à la seule fin de porter leurs pièces sur le pavois du feuilleton ; s’il parle parfois des comédiens et des comédiennes, on ne peut rigoureusement en conclure que des serviteurs chargés de présents viennent le saluer, chaque matin, au nom du Vaudeville et du Théâtre-Français.

J. Rousseau est fort gai : tout le monde s’accorde à le reconnaître, et tout le monde s’accorde à reconnaître aussi que la gaieté est la marque d’une conscience tranquille.

A. Duchesne écrivit un jour qu’Henry d’Audigier avait manqué ses classes à l’École normale, et que, vu sa faiblesse notoire, il se faisait confectionner ses versions latines et ses discours français par toi ou ton copin Sarcey. Mais cette donnée me paraît insuffisante pour établir l’immoralité de ce rédacteur.

Quant à Villemot, il est connu pour faire de la propagande voltairienne, et je ne serais pas étonné qu’il fût surveillé par la police du cardinal Antonelli.

Voilà donc dans quelle caverne de bandits je me trouve ! Je m’y trouve bien. La caverne m’a l’air d’une honnête caverne, et je me suis promené avec quelques-uns des bandits sur le boulevard, sans crainte de me compromettre ! Nul concours de sergents de ville ne se pressait sur nos pas. — J’ose même espérer que, si mes jambes me permettent un jour de faire le tour de France de l’écrivain, c’est-à-dire le tour de la presse parisienne, on ne me fermera pas au nez la porte des gazettes en criant à la garde !

Ses antécédents du Figaro n’ont point empêché Henry Schaunard de publier des romans au Moniteur et à la Revue des Deux-Mondes ; — Monselet a donné de la copie à La Presse (on a même trouvé qu’il n’en donnait pas assez) ; et toi-même, malgré toutes les chroniques dont tu es atteint et convaincu, n’es-tu pas arrivé à L’Opinion nationale ? Si tu n’habites plus le rez-de-chaussée du Moniteur, ce n’est pas à l’ancien rédacteur du Figaro qu’on a signifié son congé.

Tu avais mal vu, mon pauvre ami : c’est que la mauvaise foi rend myope.

J’ai donc la confiance, cher cousin, que mon nouveau titre de rédacteur au Figaro ne me déshonore pas tout à fait à tes yeux, et que tu n’as pas encore recommandé à ton concierge le frère de Madeleine.

Ma foi, tant pis ! je veux être franc jusqu’au bout. À quoi servirait-il d’être cousins, si l’on ne pouvait, de temps en temps, se dire la vérité sur son propre compte, quitte à la défigurer quand il s’agit des autres ? Eh bien ! là, sans flatterie, après la solennelle déclaration faite par toi de ta pauvre conduite au Figaro, cela gênerait ma délicatesse d’écrire en ta compagnie et de faire fraterniser nos signatures dans le même journal. — Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas ? — Le voisinage de ton ménechme Sarcey ne me tente pas davantage : tu te rappelles sans doute l’éreintement de Champfleury et du Réalisme que ce critique publia, il y a quelques mois, dans le Figaro ; et voilà qu’aujourd’hui le même Sarcey demande — entre deux feuilletons du même Champfleury — l’avènement du Champfleurisme au théâtre ! Je n’ignore pas que « sa grande jeunesse » l’excuse. Je sais encore qu’il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des convictions ; mais du moins peut-on exiger un peu de tenue.

Un conseil en terminant : ma sollicitude pour ton avenir autorise cette audace. Ne te drape plus dans un manteau de gravité qui dérobe imparfaitement la vue de ton pet-en-l’air ; il y a des trous larges comme la main dans ce manteau. Tu auras beau monter sur des échasses aussi hautes que celles de Maître Pierre, et proclamer de là ton dévouement aux intérêts des nationalités opprimées ; tu feras en même temps quelque cabriole grotesque, et personne ne te croira. Évite surtout, quand tu prends en main la plume du politique, les phrases de ce genre : « Dans les légations ce sont les mêmes personnes qui administrent les revenus et les sacrements » (Question romaine), bien que je ne me dissimule pas l’irrésistible influence de cette phrase sur les destinées futures de l’Italie centrale.

Post-Scriptum. — Tes amis commencent à remuer Quévilly, dans l’attente des nouvelles élections au Corps législatif. Le vieux capitaine Durand, qui fut sous le Directoire l’amant d’une ex-déesse Raison, et à qui les réquisitoires contre le « parti prêtre » viennent de causer un retour de jeunesse en lui rappelant Le Constitutionnel de 1825, fera voter pour toi tous ses métayers. — Il va résilier son abonnement à L’Indépendant de Quévilly pour prendre L’Opinion nationale.

L’élection marchera toute seule.

Nous aurons contre nous M. Bergholetti, le réfugié romain. Malgré les protestations de Madeleine, M. Bergholetti soutient que tu te moques, dans ta Question romaine, autant des opprimés que des oppresseurs. Rien ne le ferait démordre de cette idée. En vain nous lui avons lu et relu le passage du journal où tu voues ton existence au bonheur des Romagnes ; il s’est mis à rire et nous a tourné le dos. Mais ceci est de peu d’importance : M. Bergholetti n’a de métayers que dans les environs de Pérouse, qui ne fait pas partie de la circonscription électorale de Quévilly.

Ainsi, encore une fois, tout ira bien. Nous n’avons qu’une crainte : c’est que tu veuilles écrire toi-même ta profession de foi aux électeurs. Il faut un peu de dignité dans ces sortes de déclarations, mon cher Valentin ; et tu ne peux t’empêcher de montrer, de temps en temps, entre deux phrases, ce que M. Thiers montra un certain soir entre deux bougies. Les provinciaux de Quévilly, gens timides, seraient capables de s’en formaliser. — Prie ton rédacteur en chef de se charger de cette besogne, ça vaudra mieux.

Madeleine, qui fait la couture comme un ange, est en train d’arranger l’habit brodé (que tu devais mettre comme secrétaire d’ambassade) à la mode du Corps législatif. Si nos ennemis politiques triomphent, chose inadmissible, l’habit ne serait pas perdu : on ajouterait quelques palmes vertes, et tout serait dit… Mais nous avons bien le temps.

Au revoir, mon cher Valentin ; sois prudent, Madeleine te le recommande ; elle craint pour toi les mauvaises connaissances : tu es « si jeune » encore !

Ton affectionné cousin, 
François de Quévilly.

La légende de Sarcey-le-Farouche

Il y avait une fois dans le Figaro un critique qui avait nom Sarcey de Suttières.

C’était, — au moral s’entend, — un petit vieillard bien conservé, portant fort correctement sa perruque à trois marteaux. Il avait, dans sa jeunesse, tourné assez gentiment le madrigal à la Boufflers et collaboré à la Guerre des dieux du chevalier de Parny. — On assure qu’il fit plus d’un acrostiche mythologique sur les beaux yeux de madame Tallien, et que le Mercure de France fut, à une époque, tout fleuri de ses bouquets à Chloris.

Une chose reste constante : au temps qu’il faisait sa rhétorique au collège des Quatre-Nations, le petit Suttières passait ses jours de congé à Ferney, chez M. de Voltaire, son correspondant.

Le petit vieillard regrettait fort l’ancien régime littéraire : — une fois par semaine, régulièrement, il venait se plaindre — poliment et spirituellement — au public que le présent ne valût pas le passé. Cela était finement pensé, ingénieusement dit ; moi et bien d’autres, nous avions pris goût aux innocentes causeries du petit vieillard.

Retiré dans son Coblentz, il maugréait avec tant de grâce et d’urbanité contre les révolutions de syntaxe et la littérature violente et anarchique de notre temps ! Il jurait si agréablement par la canne de Voltaire qu’il ne reconnaîtrait jamais le nouvel état de choses !

Le petit vieillard, il est vrai, contrecarrait toutes nos idées ; mais il ne faisait pas beaucoup de bruit, et c’est pourquoi on l’écoutait avec plaisir.

Voilà qu’un beau jour tout changea d’une façon inattendue : voyant qu’on regimbait à rentrer dans l’ordre ancien et que la littérature vagabondait obstinément loin des principes si longtemps frayés, le chevalier du madrigal, le cérémonieux émigré de Coblentz, se mit en colère. Sa perruque à marteaux s’agita comme une chevelure romantique et secoua un nuage de poudre à l’entour de sa tête… Il donna violemment du poing contre un guéridon marqueté, en lâchant un juron formidable, — le même qu’affectionnait Ajax quand il causait politique avec Achille ; — du coup, le tabac d’Espagne qui parfumait la boîte d’écaille illustrée par Boucher se répandit sur le parquet. Le chevalier ne ramassa pas sa tabatière ! Mais, après avoir fait une simple breloque de la petite épée de cour dont il s’était contenté jusqu’alors de moucheter galamment le romantisme, il décrocha la longue et lourde rapière que ceignait le terrible abbé Geoffroy pour faire sa ronde — dans les Débats de 1812.

Puis, pour ne laisser aucun doute sur ses féroces intentions, le chevalier courut acheter une moustache d’occasion, qu’il retroussa gaillardement… et, ainsi transformé, il prit son élan et vint s’abattre au beau milieu de la littérature courante, prenant tous les diables à témoins « qu’il allait mettre ce monde-là à la raison ».

Or, dans ces temps, Théodore de Banville-l’Ingénu folâtrait dans les sentiers perdus et s’amusait, — tout le long, le long des buissons fleuris de la fantaisie, — à faire des bouquets de fraîches métaphores. Bien plus, il se gaussait tout haut, l’imprudent ! des élégies incolores et fades du chevalier de Parny, l’ami du chevalier de Suttières.

Ajoutez qu’il était grandement question alors, chez les frères Lévy, d’une nouvelle édition des Odes funambulesques, avec aggravation de neuf pièces toutes neuves.

Voici ce qui arriva :

Un matin de janvier, Banville-l’Ingénu s’en allait — insoucieux — corriger ses épreuves, lorsque Sarcey-le-Farouche l’arrêta par la basque de son habit et lui demanda de quel droit il publiait des Odes funambulesques, puisque Voltaire ne s’était jamais permis de rien faire sous ce titre ? Il lui dit encore qu’il n’avait pas de « bon sens », et… le pendit à une colonne du Figaro.

Je n’ai pas l’intention de dresser ici le martyrologe de toutes les victimes du sanguinaire Sarcey. Monselet prépare sur ce sujet, hélas ! trop fécond, un volume de complaintes.

…………… Venez pourtant,
Écoutez tous, petits et grands,
La triste fin d’Bouilhet (d’Rouen) !

Il y a huit jours, ce « bon jeune homme » rêvait — au clair des étoiles — à cheval sur un des lions du palais Mazarin. Sarcey rôdait par là… il s’avança et lui tint à peu près ce langage :

“ Qui vous a permis de faire des contes romains ? Est-ce que Voltaire, lui, a jamais fait des contes romains ?… L’imagination, qu’est-ce que c’est que ça ?… La fantaisie !… où prenez-vous la fantaisie, s’il vous plaît ? Il n’y a que le “bon sens”, Monsieur, entendez-vous bien ! et vous n’avez pas de bon sens. »

Après une pause, Sarcey reprit sur une note lugubre.

« Récitez une tragédie, si vous en savez une. Vous allez mourir ! »

Hélas ! où étaient les quarante Rouennais de Louis Bouilhet ?… Seules, les naïades de la Seine ont assisté — dans leurs stalles rembourrées de varechs — au dénouement de ce drame lamentable !

Il n’y a pas la moindre illusion à se faire : tout ce qui est atteint et convaincu de romantisme partagera le sort néfaste de Banville-l’Ingénu et de Louis Bouilhet le bon jeune homme. Pour ma part, je me suis bien promis de ne pas imprimer mes Sonnets chevelus, — dût Janin me couvrir d’une préface imperméable ! — tant que M. de Suttières ne sera pas entré dans un couvent.

Avant deux mois, il aura conduit à l’abattoir les quelques romantiques clairsemés qui subsistent. Ils sont tout effarouchés, les pauvrets, ils ne savent plus où se cacher. Et l’on voit les fantaisistes aux abois s’aborder avec cette morne question : « Quel est celui d’entre nous qu’on va entraîner aujourd’hui dans l’article Suttières ? »

De quoi Duranty se frotte les mains et rit à se tenir les côtes, en confectionnant des nœuds coulants — ou étrangloirs — qu’il vend, au plus juste prix, à Sarcey.

Si Th. Gautier veut m’en croire, il se fera délivrer des lettres de naturalisation à Saint-Pétersbourg. Les journaux ne sont plus sûrs à Paris !

Et Poulet-Malassis, qui vient de publier une nouvelle édition d’Émaux et camées ! Vraiment, le moment est bien choisi. — Je recommande spécialement à M. de Suttières Nostalgies d’obélisques. Je vous demande un peu s’il est jamais venu à l’idée de Voltaire de décorer de sphinx en granit rose le péristyle de son Temple de mémoire ? Gautier est un drôle bien osé !

Surtout, n’oubliez pas le Docteur Mathéus de MM. Erckmann et Chatrian. Voilà de la chair fraîche, ô Barbe-Bleue !

J’ai été bien scandalisé, l’autre jour, en voyant le Rêve et la Fantaisie danser des sarabandes effrénées dans le rez-de-chaussée du Figaro, sur ce motif : L’Auberge des Trois-Pendus, juste au moment où l’article Suttières faisait un cours de bon sens et de bonne tenue — au premier étage. Je restais là, les yeux fixes, choqué de cette inconvenance, lorsque tout à coup…

Il m’a semblé voir, à travers la brume qui montait de mon cigare, les lignes trembler sur le papier et s’agiter d’une façon tout à fait insolite, et des phrases entières rouler sur elles-mêmes… Ô spectacle saugrenu ! un adjectif se cognait lourdement contre un verbe qui ne le connaissait pas ; — les virgules grimpaient dans l’intérieur des lettres, les points des i chevauchaient sur les c stupéfaits…

L’article-Suttières, en désordre, se sauvait à toutes jambes, poursuivi par le feuilIeton-Erckmann, qui l’assourdissait d’apostrophes insensées. Je suivais de l’œil, en riant aux éclats, ce steeple-chase forcené, quand j’ai été ramené aux choses et aux journaux de ce monde par la voix du garçon, qui criait : « Le Siècle demandé, voilà ! »

Après tout est-il possible que MM. Erckmann et Chatrian trouvent grâce devant M. de Suttières. Ils ont sans doute vu le jour dans la visionnaire Allemagne, — ou, s’ils ne sont pas Allemands, leurs noms le sont pour eux. Et vous savez que c’est aux Français seuls qu’il est interdit — de par Voltaire — de rêver, d’être mélancoliques et de faire de la fantaisie.

Quand j’y songe, je trouve Shakspeare bien heureux d’être Anglais. La Tempête et Comme il vous plaira l’échappent belle !

Épilogue

Th. de Banville, qu’un classique repentant et miséricordieux a dépendu à temps, recommence à faire des siennes. Je l’ai entrevu hier soir, dans la rue d’Ulm, en compagnie de Philoxène Boyer (je saisis l’occasion de dénoncer Philoxène aux sévérités de M. de Suttières : un érudit croisé de fantaisiste, horreur !). — Banville, monté sur les épaules de Boyer, traçait à la craie, en majuscules insolentes, ces mots sur la grand-porte de l’École normale :

M. DE SUTTIÈRES PASSE, LE ROMANTISME RESTE

(Sagesse des nations.)

Puis Philoxène et Théodore se sont précipités dans une rue transversale, à la poursuite d’une métaphore qui rentrait. Il n’était plus temps ! Bouilhet l’avait déjà retenue pour son drame prochain.

Nota. —  Est-il be soin de dire que le poète de Mœlenis, après avoir barboté quelques minutes dans le flot jaune de la Seine, avait été recueilli par un bateau de blanchisseuses  ?

Allons, monsieur de Suttières, tout est perdu —  fors vos ennemis !