La comtesse Diane
Celui de mes amis dont je rapporte quelquefois ici les propos, voyant sur ma table un de ces mignons recueils de « pensées » et de « maximes » que publie l’éditeur Ollendorff, eut une moue dédaigneuse d’homme supérieur — cette moue de Pococurante qui faisait dire à Candide : « Quel grand génie que ce Pococurante ! Rien ne peut lui plaire », — et, sans prendre seulement la peine de feuilleter le petit volume, il me tint à peu près ce discours :
« Jamais on n’a écrit autant de Pensées que dans ces derniers temps : Petit bréviaire du Parisien, Roses de Noël, Maximes de la vie74, Sagesse de poche, sans compter les nouvelles maximes de La Brochefoucauld dans la Vie parisienne. D’où vient cette abondance ?
Elle est bien surprenante au premier abord ; car, songez un peu à ce que doit être un livre de Pensées ! Du triple extrait de sagesse, de science et d’expérience. Il y faut, à chaque ligne, de la profondeur, de la finesse, de la délicatesse ou de l’esprit. Par la forme même de son livre, par la disposition typographique qui, isolant chaque pensée, nous la présente comme souverainement importante et nous la propose pour sujet de méditation, l’auteur semble prendre envers nous cet engagement que chacun de ces brefs alinéas supposera et résumera une masse considérable d’observations particulières, en contiendra tout le suc, sera l’équivalent d’un roman, d’une comédie, tout au moins d’un sermon ou d’une chronique. Il s’oblige à nous donner de l’exquis tout le temps. Des phrases ainsi mises en vedette, et auxquelles il attache visiblement tant de prix, n’ont pas le droit d’être insignifiantes ou banales.
Il est donc furieusement honorable pour notre temps qu’un genre si difficile y fleurisse : apparemment, si nous écrivons tant de Pensées, c’est que, tard venus dans le monde et à une époque où l’observation est plus et mieux pratiquée qu’elle ne l’a jamais été, nous sommes un tas de moralistes très forts qui avons fait le tour des choses, qui sommes allés partout, et qui en revenons surchargés d’expérience… Mais je me méfie, comme dit M. Sarcey, et j’ai peur que cette floraison de maximes ne s’explique encore d’une autre façon.
Il se pourrait qu’elles fussent charmantes sans être bien neuves, qu’elles ajoutassent peu de chose au vieux trésor des anciens moralistes, qu’elles n’eussent guère d’autre valeur que celle d’un exercice élégant. Une époque avancée, comme celle où nous nous agitons stérilement, est sans doute une époque de grande expérience, mais aussi d’habileté extrême en tout genre. Nos contemporains sont adroits comme des singes. Or, les « maximes et réflexions », c’est un genre connu, qui a ses procédés. Une pensée, cela s’élabore intérieurement, mais cela se fabrique aussi par l’extérieur. Les moralistes ont laissé des moules : ces moules peuvent produire des pensées indéfiniment, car tout ce qu’on y coule devient pensée. Les Maximes de La Rochefoucauld ne sont plus ainsi qu’un jeu de société, et c’est pourquoi les femmes, avec leur faculté d’imitation, leur merveilleuse souplesse d’esprit, y ont maintes fois excellé. Jeu assez difficile, il faut le reconnaître, mais qui s’apprend enfin. Les moyens de réussir à ce jeu, il ne serait pas impossible, je crois, de les formuler, et ce serait même un joli sujet pour un chroniqueur, qui intitulerait cela : La Rochefoucauld dévoilé ou les principales manières d’écrire des pensées sans en avoir.
D’abord un moraliste, cela est plus ou moins pessimiste, cela n’a pas d’illusions sur les hommes ni sur les mobiles de leurs actes. Il s’agit ordinairement, pour lui, de démêler la part d’égoïsme cachée partout, même dans les vertus. Un bon traité de psychologie classique, qui nous donne la liste complète des passions et affections bonnes ou mauvaises, est très commode pour imaginer des « cas ». Et le mobile égoïste, on le trouve toujours, en s’appliquant. La Rochefoucauld a déjà fait ce petit travail ; mais on peut le recommencer ; et il y a mille façons de répéter les mêmes choses en d’autres termes.
Certains sujets sont inépuisables : la vanité, l’orgueil, l’imagination, l’amitié, l’amour, les femmes, etc. Les « piperies » de l’imagination se renouvellent en partie avec les âges. Toutes les oppositions entre l’amitié et l’amour n’ont pas encore été exprimées. On n’aura jamais dit de combien de façons l’amour peut être égoïste ou désintéressé, ni de combien de façons il peut modifier nos autres sentiments. Et sur les femmes on peut dire tout ce qu’on voudra : tout sera également vrai.
C’est aussi une mine très riche que les « erreurs de l’opinion ». Quelqu’un qui piocherait la classification de ces erreurs telle que Bacon l’a établie, et qui s’efforcerait de trouver, pour chaque catégorie, quelques cas particuliers, arriverait sans trop de peine à un résultat dont il se saurait beaucoup de gré.
On peut encore passer en revue les auteurs dramatiques et les romanciers et libeller sous forme de maximes les vérités qui ressortent de quelques-unes de leurs œuvres — ou bien rajeunir les proverbes — ou bien s’emparer d’une pensée célèbre et en prendre le contre-pied : ce sera presque aussi vrai et cela paraîtra plus piquant.
Mais surtout il faut feuilleter le dictionnaire et avoir dans la tête un certain nombre de tours de phrase ; car ce sont les mots eux-mêmes et les tours de phrase connus qui suggèrent le plus de pensées.
Voici d’abord une formule d’un assez grand usage. Il s’agit de trouver quatre sentiments, passions, vices, vertus, qualités, défauts, etc., dont les deux premiers soient entre eux dans le même rapport que les deux derniers. Le schème ordinaire est celui-ci : « … est à… « ce que… est à… » Il est évident que, dès qu’on a les deux premiers mots, on parvient presque toujours à trouver les deux autres. Par exemple… (mais il va sans dire que mes exemples n’ont aucun prix : je les improvise et ils valent exactement ce qu’ils me coûtent), on me donne pudeur et innocence. Voyons un peu : La pudeur est à l’innocence… mettons : ce que la modestie est à la vertu ; ou bien : ce que le duvet est à la pêche ; ou bien ce qu’un léger voile est à la beauté. Et alors la « proportion » se corse d’une image Autre exemple. Je prends mélancolie et tristesse ; je songe tout de suite à rire et gaieté, et j’écris : La mélancolie n’est pas plus de la tristesse que le rire n’est de la gaieté. Cela ne veut rien dire, mais on ne s’en douterait pas.
Nous appellerons cela la pensée algébrique.
La préoccupation de faire des antithèses suggère aussi beaucoup de pensées. Il est rare que la réunion de mots exprimant des idées contraires n’ait pas l’air de signifier quelque chose. L’amitié naît des confidences… — voilà qui n’est pas difficile à trouver. Cherchez l’antithèse, et vous obtiendrez cette maxime, qui vous a un air fin et qui en vaut une autre : L’amitié naît des confidences, et elle en meurt.
Ou bien le mot larme vous vient à l’esprit, et il suscite immédiatement le mot sourire. Vous marmottez : Il y a des larmes…, il y a des larmes et, comme vous ne voulez rien dire de commun, vous trouvez d’abord, je suppose : Il y a des larmes qui remercient. La pensée est faite ; vous n’avez qu’à ajouter : et des sourires qui reprochent. A moins que vous ne préfériez des larmes qui disent au revoir et des sourires qui disent adieu, ou des larmes qui rient et des sourires qui pleurent. Cela n’est point de première force ; mais à la dixième tentative je trouverais peut-être mieux, et d’ailleurs je ne m’occupe ici que du procédé.
Nous appellerons cela la pensée antithétique.
D’autres fois on s’applique à ébouriffer ses contemporains ; on contredit brusquement, sans crier gare, le sens commun et les impressions les plus naturelles. Par exemple, on s’écrie tout à coup : Il n’est pire orgueil que l’humilité chrétienne, ou encore : La vertu est le plus odieux des calculs parce qu’il est le plus sûr. Presque toujours ces boutades ont un air profond. Quand elles risquent d’être trop impertinentes, on ajoute : souvent, quelquefois ; il est des cas…
Nous appellerons cela la pensée paradoxale.
Après le genre tranchant, fendant, le genre suave, poétique, idéaliste. On avise quelque sentiment ou quelque façon d’agir particulièrement honorable, et on tâche d’en donner quelque raison ou d’en tirer quelque remarque qui témoigne à la fois de notre esprit et de notre cœur. A cette catégorie se rapportent toutes les réflexions sur ce thème, qu’il est meilleur d’aimer que d’être aimé. On dira fort bien : Celui que j’aime ne me doit rien, puisque je l’aime ! Beaucoup de pensées de cette espèce commencent ainsi : Il y a une douceur secrète… Il y a je ne sais quel charme… Il y a un plaisir délicat… Par exemple : Il y a un plaisir délicat, pour un bel homme, à respecter la femme de son ami. Comme ce genre supporte et même suppose une psychologie très fine on ne craindra pas, au besoin, d’allonger un peu la pensée, en la tarabuscotant. On dira : L’opinion publique, en flétrissant l’homme qui est l’obligé de sa maîtresse, ne laisse-t-elle pas entendre que la femme nous fait, en se donnant, un don complet auquel elle ne saurait ajouter sans le diminuer par là même !
Nous appellerons cela la pensée genre Vauvenargues ou genre Joubert. Celles que je viens de produire sont du Joubert-Jocrisse ou du Vauvenargues-Guibollard ; mais, encore une fois, je n’ai voulu qu’indiquer le tour et le ton.
Ou bien on prend des vertus proches voisines ou des vices parents, et l’on s’évertue à saisir les nuances qui les distinguent. Soit : orgueil, vanité, amour-propre, fatuité. On écrit bravement : L’orgueil est viril, la vanité est féminine, l’amour-propre est humain. — La fatuité est la vanité de l’homme dam ses rapports avec la femme Il y a un moindre abîme entre la modestie et l’orgueil qu’entre l’orgueil et la vanité, etc.
Nous appellerons cela la pensée définition.
On peut être plus banal encore sans en avoir l’air. On prend la réflexion la plus vulgaire et on lui donne, par une image imprévue, une apparence de nouveauté. « Notre imagination dépasse ordinairement ce que nous apporte la réalité », voilà certes une pensée qui n’a rien de rare. Eh bien, travaillons là-dessus. Nous nous rappelons que l’imagination est « la folle du logis » : c’est une première indication. Creusons ce mot logis et nous ne tarderons pas à écrire : L’imagination est une maîtresse d’auberge qui a toujours plus de chambres que de clients.
Nous appellerons cela la pensée pittoresque
Enfin il y a telle idée plate et incolore, telle banalité honteuse, tel truisme misérable, qu’un tour sentencieux réussit à déguiser en pensée. Exemple : Attendre est peut-être le dernier mot de la politique.
Nous appellerons cela la pensée à la Royer-Collard.
Pour conclure, les « pensées et maximes » sont un genre épuisé et un genre futile.
Un genre épuisé ; car ce ne sont jamais que des observations plus ou moins générales, des remarques explicatives sur des collections de faits. Or les faits peuvent bien changer et, en partie, l’extérieur de la vie humaine, mais non point les instincts et les sentiments primordiaux à la constatation desquels se ramène tout l’effort du faiseur de maximes. Et ces observations générales, il y a beau temps qu’elles ont été faites : on ne peut qu’en varier la forme (il est vrai qu’on le peut indéfiniment et qu’on y peut mettre sa marque personnelle).
Un genre futile ; car, pourvu qu’on ait un peu lu, qu’on ait une teinture de philosophie et une expérience telle quelle de la vie et des passions humaines, toutes les pensées qui nous viennent sont nécessairement vraies. Cela est aisé à comprendre. Il n’y a pas de loi universelle des actes et des sentiments humains : dès lors on est bien sûr que toute maxime trouvera son application dans la réalité, car elle constatera forcément ou ce qui arrive presque toujours ou ce qui arrive quelquefois : si elle ne vise pas la règle, elle visera l’exception. Dans le premier cas, le lecteur dira : « Comme c’est vrai ! » et dans le second cas : « Tiens ! tiens ! c’est vrai tout de même » — à moins qu’il ne se contente de dire, dans le premier cas : « Hum ! si on veut ! » et dans le second : « Dame ! c’est bien possible ! »
Pourtant la plupart des maximes, quand elles ne sont pas tout à fait misérables, semblent tout de suite piquantes et ingénieuses — justement parce qu’elles ont un petit air d’oracle, parce qu’on nous les jette à la tête sans explications et sans preuves, parce qu’elles sont, pour ainsi dire, coupées de leurs racines. On se laisse séduire à ce qu’elles ont quelquefois d’imprévu et d’indémontré. On a tort, car, à le bien prendre, ce qui est intéressant, c’est ce qu’elles suppriment et sous-entendent, c’est le particulier, ce sont les observations spéciales que le moraliste est censé avoir faites sur des réalités concrètes et bien vivantes. Ce qui est intéressant, c’est une nouvelle, un roman, une comédie de mœurs, un portrait, une chronique, un article de journal ; mais un recueil de « pensées » n’a de valeur qu’à la condition que toutes se rapportent à un même point de vue, ou reflètent une même philosophie, ou tendent à nous faire connaître la personne même du moraliste : et alors il faut que cette personne ne soit point la première venue. C’est le cas pour Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, Joubert.
Maintenant il est très vrai que, même quand les pensées ne sont qu’un jeu d’esprit, il faut encore beaucoup d’esprit pour y réussir agréablement. »
Je ne retiens que cet aveu de mon ami Pococurante. La preuve qu’il faut, en effet, déjà beaucoup d’esprit pour écrire des maximes qui soient simplement agréables et piquantes, c’est que toutes celles qu’il vient d’improviser avec une prétentieuse négligence ne valent pas le diable. Il prétend nous démontrer que ce genre littéraire a peut-être bien ses procédés, comme les autres : belle découverte ! Le reste de sa dissertation revient à dire qu’un livre de maximes vaut exactement ce que vaut l’esprit de l’auteur : nous n’avions pas besoin du secours de ses lumières pour nous en aviser.
Le fait est que l’on parcourt avec un plaisir très vif les Maximes de la vie de la comtesse Diane. Le charme de ce petit livre, c’est qu’il est franchement féminin : il a la grâce, la légèreté et, dans son manque apparent d’unité, un joli caprice. Sa principale matière, c’est l’homme dans la société : il est plein de ces remarques que l’on sent bien venir d’une femme, qu’elle a dû faire dans quelque salon, au courant d’une causerie. Une femme dont presque toute la vie se passe dans le monde, en réceptions et en conversations, une femme entourée et courtisée et dont la présence seule met les vanités en éveil et aussi les désirs et les tendresses, ne doit-elle pas, avec son intelligence plus rapide et sa sensibilité plus délicate, recueillir dans la comédie mondaine de plus fines impressions que nous, mieux saisir certaines faiblesses ou certains ridicules, démêler en elle et autour d’elle, de plus rares complications ou de plus subtiles nuances de sentiments ? Sur l’amour, sur le mariage et sur les défauts qui se trahissent surtout dans les relations mondaines, son expérience peut aller plus loin que la nôtre. On s’en aperçoit çà et là dans ce petit bréviaire.
Et ce qui ferait reconnaître encore (si on ne le savait) qu’il a été écrit par une femme, c’est l’aimable étourderie avec laquelle elle pille souvent, sans le savoir, les classiques du genre et invente de nouveau ce qui a été dit longtemps avant elle.
On dit qu’on voudrait mourir ; oui, on le voudrait…, mais on ne le veut pas.
Quel dommage que La Rochefoucauld ait déjà dit : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ! »
L’intelligence sert à tout, surtout à mettre en œuvre la bonté ; les sots veulent être bons, mais ne savent pas.
Quel dommage que La Rochefoucauld ait déjà dit : « Le sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon ! »
Mais qu’importe ? Si La Rochefoucauld était venu après la comtesse Diane, elle l’aurait dit avant lui, voilà tout, car elle est, Dieu merci, assez riche de son fonds ! Les trois quarts au moins de ses maximes sont d’une qualité tout à fait rare. Il n’y faut pas, au reste, chercher de plan concerté : c’est le plus ravissant désordre. Désordre prémédité ; car vous trouverez, par exemple, pages 8 et 50, 20 et 36, 6 et 161, 73 et 80, 72 et 90, la même pensée sous des formes différentes : l’auteur, n’ayant le courage de sacrifier aucune de ses rédactions, a voulu sans doute dissimuler les redites en les séparant.
Je prends au hasard dans cette poignée de maximes aussi capricieusement éparses qu’une poignée de jonchets, quelques-unes de celles que j’aime le mieux et qui rentrent le moins dans les catégories prévues par mon ami Pococurante :
Je ne crains pas Dieu s’il sait tout.
La calomnie est comme la fausse monnaie ; bien des gens qui ne voudraient pas l’avoir émise la font circuler sans scrupule.
Tout être aimé qui n’est pas heureux paraît ingrat.
Celui qui arrange un mariage sacrifie d’ordinaire une de ses connaissances à un de ses amis.
On est tenté de croire qu’on fait bien dès qu’on se sacrifie. Comme l’égoïsme, l’abnégation a son aveuglement.
La vraie séparation est celle qui ne fait pas souffrir.
Ce qu’on dit à l’être à qui on dit tout n’est pas la moitié de ce qu’on lui cache.
Quand on aime, on se sent moins d’esprit ; quand on est aimé, on en a davantage.
Pour bien donner comme pour bien recevoir, il n’y a qu’à laisser voir son bonheur.
Il faut qu’un homme soit bien aimable pour qu’on lui pardonne de n’être pas celui qu’on attendait.
La plus efficace des consolations est d’avoir à consoler.
Les belles dents rendent gaie.
La charité du pauvre, c’est de vouloir du bien au riche.
L’indulgence qui excuse le mal est moins rare que la bienveillance qui ne le suppose même pas ; parce qu’on se fait moins d’honneur en ne soupçonnant rien qu’en pardonnant tout.
La morale nous défend de céder à la tentation et ne nous console pas toujours d’y avoir résisté.
Mais tout finirait par y passer. Vous jugez bien qu’on ne fabrique pas ces pensées-là avec des procédés et des formules. Grâce, finesse et bonté, indulgence sans illusions, philosophie douce qui rappelle, avec quelque chose de plus sain et de plus tendre, celle de quelques femmes du siècle dernier, une sagacité qu’on ne trompe pas, mais qui pardonne parce qu’elle comprend, une intelligence très pénétrante et passablement désenchantée, mais consolée par un très bon cœur…, ai-je dit tout ce qu’on trouve dans les Maximes de la comtesse Diane ? J’y mettrais volontiers ce sous-titre, en arrangeant un peu la phrase de Nicole : « Des sentiments qu’il faut avoir et des choses qu’il est bon de connaître pour vivre en paix avec les hommes. » Et j’y ajouterais comme épigraphe, le mot de Mme de Sévigné, qui résume en effet un grand nombre de ces Maximes : « Rien n’est bon que d’avoir une belle et bonne âme. » Quand cette belle et bonne âme a par surcroît autant d’esprit que la comtesse Diane, c’est un délice.
Mme Sarah Bernhardt dans Théodora
… La grâce, le charme, la lumière, ou plutôt l’attrait malsain et diabolique de cette fantasmagorie byzantine, c’est encore Mme Sarah Bernhardt. Qui donc disait que la voix d’or s’était brisée à force de chanter tous les jours, partout et à travers les deux mondes ? Il m’a bien paru qu’elle sonnait aussi délicieusement qu’autrefois. Mais avez-vous remarqué la bizarrerie de sa diction ? Pourquoi cette continuelle mélopée ? Quelle drôle d’idée de psalmodier ses phrases sur un air d’enterrement pour bien marquer que c’est l’impératrice qui parle ! Cette diction officielle et impériale si violemment opposée à l’autre, c’est bien le comble de la convention. Mais est-ce qu’on y prend garde ? On est séduit, vous dis-je. D’où vient cela ?
Si l’on essayait de démêler les causes de ce puissant attrait que Mme Sarah Bernhardt exerce sur un grand nombre d’entre nous, je crois qu’on en verrait jusqu’à trois. D’abord, elle est très intelligente, comprend ses rôles, les compose avec soin, et joue sans se ménager. Mais passons, car ces mérites, d’autres artistes les possèdent au même degré. La seconde cause, c’est son aspect physique et aussi le timbre de sa voix. On sait la part immense des dons naturels dans le talent d’un comédien ou, si vous voulez, dans l’effet total qu’il produit. Bien des gens nerveux, capricieux et frivoles à moins qu’ils ne soient, au contraire, très philosophes ne tiennent guère compte que de la personne même de l’artiste, qui leur est sympathique ou antipathique, voilà tout. Il leur est fort égal d’être injustes pour ceux dont le nez ne leur revient pas. Mais c’est surtout chez les comédiennes que le physique prend une extrême importance. Or, le ciel a doué Mme Sarah Bernhardt de dons singuliers : il l’a faite étrange, d’une sveltesse et d’une souplesse surprenantes, et il a répandu sur son maigre visage une grâce inquiétante de bohémienne, de gypsy, de touranienne, je ne sais quoi qui fait songer à Salomé, à Salammbô, à la reine de Saba.
Et cet air de princesse de conte, de créature chimérique et lointaine, Mme Sarah Bernhardt l’exploite merveilleusement. Elle se costume et se grime à ravir. Au premier acte, couchée sur son lit, la mitre au front et un grand lis à la main, elle ressemble aux reines fantastiques de Gustave Moreau, à ces figures de rêve, tour à tour hiératiques et serpentines, d’un attrait mystique et sensuel. Même dans les rôles modernes elle garde cette étrangeté que lui donnent sa maigreur élégante et pliante et son type de juive orientale. Et, par là-dessus, elle a sa voix, dont elle sait tirer parti avec la plus heureuse audace une voix qui est une caresse et qui vous frôle comme des doigts si pure, si tendre, si harmonieuse, que Mme Sarah Bernhardt, dédaignant de parler, s’est mise un beau jour à chanter, et qu’elle a osé se faire la diction la plus artificielle peut-être qu’on ait jamais hasardée au théâtre. Elle a d’abord chanté les vers ; maintenant, elle chante la prose. Et son influence n’a pas été médiocre sur nombre de comédiens et de comédiennes qui chantent aussi prose et vers, ou qui du moins essayent de les chanter ; car, voyez-vous, il n’y a qu’elle !
Mais voici la plus grande originalité de cette artiste si complètement personnelle. Elle fait ce que nulle n’avait osé faire avant elle : elle joue avec tout son corps. Cela est unique, prenez-y garde. La plus émancipée des filles, si elle joue sur le théâtre une scène amoureuse, ne se livre pas entièrement. Elle n’ose pas et elle ne peut pas, car elle songe à son rôle. Elle n’embrasse pas, n’étreint pas pour de bon, a des gestes relativement modérés qui, par convention, tiennent lieu d’une mimique plus échauffée. La femme est sur la scène, mais ce n’est pas elle qui joue, c’est la comédienne. Au contraire, chez Mme Sarah Bernhardt, c’est la femme qui joue. Elle se livre vraiment tout entière. Elle étreint, elle enlace, elle se pâme, elle se tord, elle se meurt, elle enveloppe l’amant d’un enroulement de couleuvre. Même dans les scènes où elle exprime d’autres passions que celle de l’amour, elle ne craint pas de déployer, si je puis dire, ce qu’il y a de plus intime, de plus secret dans sa personne féminine. C’est là, je pense, la plus étonnante nouveauté de sa manière : elle met dans ses rôles, non seulement toute son âme, tout son esprit et toute sa grâce physique, mais encore tout son sexe. Un jeu aussi hardi serait choquant chez d’autres ; mais, la nature l’ayant pétrie de peu de matière et lui ayant donné l’aspect d’une princesse chimérique, sa grâce idéale et légère sauve toutes ses audaces et les fait exquises.
Je sais bien qu’il y a d’autres éléments encore dans le talent de Mme Sarah Bernhardt ; mais ce n’est point le talent que j’ai voulu expliquer, c’est l’attrait, et je n’en parle, bien entendu, que pour ceux qui le sentent.
Dans Fédora
La femme harmonieuse et pliante, la femme électrique et chimérique a fait de nouveau la conquête de Paris. On lui résistait depuis quelque temps, on commençait même à être injuste pour elle. Et peut-être aussi n’avait-elle qu’imparfaitement réussi à donner une âme à Marion, et avait-elle fait d’Ophélia une créature un peu trop lointaine, neigeuse et chantante. Mais avec Fédora, nous avons retrouvé la vraie Sarah, l’unique et la toute-puissante, celle qui ne se contente pas de chanter, mais qui vit et vibre tout entière. Il est vrai que ce rôle, comme celui de Théodora, a été fait expressément pour elle, sur mesure et très collant. Mme Sarah Bernhardt est éminemment, par son caractère, son allure et son genre de beauté, une princesse russe, à moins qu’elle ne soit une impératrice byzantine ou une bégum de Maskate ; passionnée et féline, douce et violente, innocente et perverse, névropathe, excentrique, énigmatique, femme-abîme, femme je ne sais quoi. Mme Sarah Bernhardt me fait toujours l’effet d’une personne très bizarre qui revient de très loin ; elle me donne la sensation de l’exotisme, et je la remercie de me rappeler que le monde est grand, qu’il ne tient pas à l’ombre de notre clocher, et que l’homme est un être multiple, divers, et capable de tout. Je l’aime pour tout ce que je sens d’inconnu en elle. Elle pourrait entrer dans un couvent de clarisses, découvrir le pôle nord, se faire inoculer le virus de la rage, assassiner un empereur ou épouser un roi nègre sans m’étonner. Elle est plus vivante et plus incompréhensible à elle seule qu’un millier d’autres créatures humaines. Surtout elle est slave autant qu’on peut l’être ; elle est beaucoup plus slave que tous les Slaves que j’ai jamais rencontrés et qui souvent étaient Slaves… comme la lune.
Elle a donc merveilleusement joué Fédora. Le rôle, qui est tout de passion, la contraignait heureusement à varier sa mélopée et à rompre ses attitudes hiératiques. Son jeu est redevenu prenant et poignant. Pour traduire l’angoisse, la douleur, le désespoir, l’amour, la fureur, elle a trouvé des cris qui nous ont remués jusqu’à l’âme, parce qu’ils partaient du fond et du tréfond de la sienne. Vraiment elle se livre, s’abandonne, se déchaîne toute, et je ne pense pas qu’il soit possible d’exprimer les passions féminines avec plus d’intensité. Mais, en même temps qu’il est d’une vérité terrible, son jeu reste délicieusement poétique, et c’est ce qui le distingue de celui des vulgaires panthères du mélodrame. Ces grandes explosions demeurent harmonieuses, obéissent à un rythme secret auquel correspond le rythme des belles attitudes. Personne ne se pose, ne se meut, ne se plie, ne s’allonge, ne se glisse, ne tombe comme Mme Sarah Bernhardt. Cela est à la fois élégant, souverainement expressif et imprévu. Faites-y attention : toutes ces silhouettes successives semblent des visions d’un peintre raffiné et hardi. Cela n’est guère simple, mais comme c’est « amusant » ! au sens où on emploie le mot dans les ateliers. Personne non plus ne s’habille comme elle, avec une somptuosité plus lyrique ni une audace plus sûre. Sur ce corps élastique et grêle, sur cette fausse maigreur qui est au théâtre un élément de beauté, car par elle les attitudes se dessinent avec plus de netteté et de décision, la toilette contemporaine, insensiblement transformée, prend une souplesse qu’on ne lui voit pas chez les autres femmes, et comme une grâce et une dignité de costume historique. Et le jeu de cette grande artiste n’est point seulement poignant et enveloppant à la fois ; il est personnel jusqu’à l’excès et pour ainsi dire coloré. J’ai déjà fait remarquer que rien n’était, en quelques endroits, d’une convention plus singulière que la diction de Mme Sarah Bernhardt. Tantôt elle déroule des phrases et des tirades entières sur une seule note, sans une inflexion, reprenant certaines phrases à l’octave supérieure. Le charme est alors presque uniquement dans l’extraordinaire pureté de la voix : c’est une coulée d’or, sans une scorie ni une aspérité. Le charme est aussi dans le timbre ; on sent que ce métal est vivant, qu’une âme vibre dans ces sonorités unies comme de longues vagues. D’autres fois, tout en gardant le même ton, la magicienne martelle son débit, passe certaines syllabes au laminoir de ses dents, et les mots tombent les uns sur les autres comme des pièces d’or. À certains moments, ils se précipitent d’un tel train qu’on n’entend plus que leur bruit sans en concevoir le sens ; c’est assurément un défaut que mon parti pris d’extase ne saurait m’empêcher de reconnaître. Mais souvent aussi cette diction monotone et pure d’idole ennuyée qui ne daigne pas se dépenser, comme le commun des mortels, en inflexions inutiles et bruyantes, a quelque chose de hautain et de charmant. Et cette diction convenait admirablement dans les parties plus apaisées du rôle de Fédora. Il y a de l’infini et du lointain dans cette mélopée imperturbable et limpide ; cela semble venir en effet du pays des neiges et des steppes démesurées.
En somme, c’est peut-être cet artifice, et le contraste qu’il fait avec les passages où la comédienne revient à la diction naturelle, qui fait l’originalité du jeu de Mme Sarah Bernhardt. Ce récitatif est sans doute au rôle parlé ce que sont au rôle mimé les costumes étranges et splendides : il lui donne une couleur et une saveur d’exotisme. Bizarre et vraie, l’un et l’autre à un degré tout à fait surprenant, Mme Sarah Bernhardt a de plus le charme inanalysable. J’avoue que je l’admire très pieusement. Nous vous souhaitons, madame, un bon voyage, tout en regrettant fort que vous nous quittiez pour si longtemps. Vous allez vous montrer là-bas à des hommes de peu d’art et de peu de littérature, qui vous comprendront mal, qui vous regarderont du même œil qu’on regarde un veau à cinq pattes, qui verront en vous l’être extravagant et bruyant, non l’artiste infiniment séduisante, et qui ne reconnaîtront que vous avez du talent que parce qu’ils payeront fort cher pour vous entendre. Tâchez de sauver votre grâce et de nous la rapporter intacte. Car j’espère que vous reviendrez, quoique ce soit bien loin, cette Amérique, et que vous ayez déjà porté plus de fatigues et traversé plus d’aventures que les fabuleuses héroïnes des anciens romans. Rentrez alors à la Comédie-Française et reposez-vous dans l’admiration et la sympathie ardente de ce bon peuple parisien qui vous pardonne tout, vous ayant dû quelques-unes de ses plus grandes joies. Puis, un beau soir, mourez sur la scène subitement, dans un grand cri tragique, car la vieillesse serait trop dure pour vous. Et si vous avez le temps de vous reconnaître avant de vous enfoncer dans l’éternelle nuit, bénissez, comme M. Renan, l’obscure Cause première. Vous n’aurez peut-être pas été une des femmes les plus raisonnables de ce siècle, mais vous aurez plus vécu que des multitudes entières, et vous aurez été une des apparitions les plus gracieuses qui aient jamais voltigé, pour la consolation des hommes, sur la surface changeante de ce monde de phénomènes.