(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [« Pages extraites d’un cahier de notes et anecdotes »] » pp. 439-440
/ 3414
(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [« Pages extraites d’un cahier de notes et anecdotes »] » pp. 439-440

[« Pages extraites d’un cahier de notes et anecdotes »]

Et maintenant je donnerai quelques pages extraites d’un cahier de notes et anecdotes commencé à la date du 31 décembre 1834, et où je disais au début :

« J’ai trente ans ; je commence à redescendre la pente. Je veux noter ici, chemin faisant, mille petits détails que ma mémoire perdrait et qui me plairont un jour comme souvenirs. » Ces premières notes sont presque toutes relatives au monde de Mme Récamier et aux personnages que j’y voyais ou qu’elle avait connus. Elle aimait à parler des années anciennes et à initier ceux qu’elle appelait ses jeunes amis aux confidences d’autrefois : « C’est une manière, disait-elle, de mettre du passé dans l’amitié. » C’est donc elle qui parle autant et plus que moi dans ce que je vais dire :

« La première passion de Mme de Staël, à son entrée dans le monde, a été pour M. de Narbonne qui s’est très mal conduit avec elle, comme font trop souvent les hommes après le succès. Mathieu de Montmorency avait été aussi fort touché, quoiqu’elle n’eût jamais été belle. Tout au commencement, avant sa dévotion, du temps de l’Assemblée constituante, il s’était montré fort épris ; mais elle avait alors son goût déclaré pour M. de Narbonne. Depuis, dévot et à Coppet, elle l’en plaisantait agréablement devant Mme Récamier : « Voyez, Mathieu, lui disait-elle, maintenant nous ne demanderions pas mieux que de vous entendre. »

Benjamin Constant devint épris de Mme de Staël, lorsqu’elle était le plus en douleur de l’infidélité de M. de Narbonne (septembre 1794) : elle l’aime peu d’abord, mais il fait tant de désespoirs et de menaces de se tuer qu’il triomphe d’elle. À la mort de M. de Staël, il veut l’épouser ; elle refuse ou du moins y met la condition de ne pas changer de nom ; elle voulait faire dans le contrat ses réserves de grand écrivain en face de l’Europe et de la postérité : preuve de chétif amour. Il s’en pique ; déjà il ne l’aimait plus et avait eu des liaisons avec Mme Talma (Julie) dont il a laissé un portrait si charmant. Il avait été attaché aussi à Mme Lindsay. Il avait déjà vu et courtisé sa femme ou du moins celle qui le devint, et qui était mariée pour lors au général Dutertre. Il se retourna vers celle-ci, qui était de haute aristocratie (Charlotte de Hardenberg), pour se venger de l’aristocratie de Mme de Staël et de ce soin d’un nom. Il épouse Charlotte secrètement (juin 1808), arrive avec elle en Suisse, près Coppet, à Sécheron, et envoie mander Mme de Staël sans lui dire pourquoi. Elle accourt à l’auberge et est reçue par Mme de Constant qu’elle traite fort mal en apprenant le mariage : ce qui l’impatiente le plus dans cette entrevue, c’est la fadeur allemande de cette personne à sentiments, qui ne savait que répéter à satiété : « C’est que Benjamin, voyez-vous, est si bon ! » Elle reprend son ascendant sur Benjamin Constant marié. Elle va à Lyon ; il la suit avec sa femme et passe son temps près d’elle, négligeant un peu Mme de Constant. Tout à coup on vient apprendre à Mme de Staël et à lui que sa femme s’est empoisonnée ; Mme de Staël y court et trouve une femme sur son canapé, qui se croit empoisonnée plus qu’elle ne l’est : scène ridicule. — Les scènes que Mme de Staël n’épargnait pas vers ce temps à Benjamin Constant, la honte qu’elle lui faisait de ce mariage, l’idée qu’elle supposait à l’Europe et à l’univers lorsqu’on apprendrait cet éclatant divorce de leurs célèbres personnalités, tout cela était tel et agissait si fort sur la tête nerveuse de Benjamin Constant, qu’il y avait des moments où il s’estimait un monstre aux yeux de la terre : « Quand je rentre dans Paris, disait-il sérieusement, je lève les glaces de ma voiture, de peur d’être montré au doigt. » Mais le scepticisme reprenait vite le dessus. — Cependant Mme de Staël avait bien ses distractions aussi, son cercle d’adorateurs, M. de Schlegel, M. de Sabran, M. de Barante… ; elle aimait beaucoup ce dernier, dont elle avait mis quelques traits et quelques situations dans Oswald ; mais il dérivait un peu vers Mme Récamier… En mourant, elle ne témoigna aucun retour vif à Benjamin Constant qu’elle voyait pourtant tous les jours. Il passa une nuit près d’elle morte : mais pour cela la regretta-t-il profondément ? Son cœur était bien usé.

Et de tout temps les esprits de Benjamin Constant et de Mme de Staël s’étaient convenus bien mieux que leurs cœurs ; c’est par là qu’ils se reprenaient toujours…

Benjamin Constant a laissé un roman qui fait suite à Adolphe : mais cela devient de plus en plus clairement son histoire. L’héroïne du nouveau roman est Charlotte, sa femme ; à la bonne heure ! mais ce ne peut être publié que plus tard. M. Pagès (de l’Ariège) en est, je crois, chargé.

— J’écrivais ceci au commencement de 1835.