(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre V. La Renaissance chrétienne. » pp. 282-410
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre V. La Renaissance chrétienne. » pp. 282-410

Chapitre V.
La Renaissance chrétienne.

I. Les vices de la Renaissance païenne. —  Décadence des civilisations du Midi.

II. La réforme. —  Aptitude des races germaniques et convenance des climats du Nord. —  Les corps et les âmes chez Albert Dürer. —  Ses Martyres et ses Jugements derniers. —  Luther. —  Sa conception de la justice. —  Construction du protestantisme. —  La crise de la conscience. —  La rénovation du cœur. —  La suppression des pratiques. —  La transformation du clergé.

III. La réforme en Angleterre. —  La tyrannie des cours ecclésiastiques. —  Les désordres du clergé. —  L’irritation du peuple. —  Intérieur d’un diocèse. —  Persécutions et conversions. —  La traduction de la Bible. —  Comment les événements bibliques et les sentiments hébraïques sont d’accord avec les mœurs contemporaines et le caractère anglais. —  Le Prayer-Book. —  Poésie morale et virile des prières et des offices. —  La prédication. —  Latimer. —  Son éducation. —  Son caractère. —  Son éloquence familière et persuasive. —  Sa mort. —  Les martyrs sous Marie. —  L’Angleterre est désormais protestante.

IV. Les anglicans. —  Proximité de la religion et du monde. —  Comment le sentiment religieux pénètre dans la littérature. —  Comment le sentiment du beau subsiste dans la religion. —  Hooker. —  Sa largeur d’esprit et son ampleur de style. —  Hales et Chillingworth. —  Éloge de la raison et de la tolérance. —  Jeremy Taylor. —  Son érudition, son imagination, sa poésie.

V. Les puritains. —  Opposition de la religion et du monde. —  Les dogmes. —  La morale. —  Les scrupules. —  Leur triomphe et leur enthousiasme. —  Leur œuvre et leur sens pratique. —  Bunyan. Sa vie, son esprit et son poëme. —  Avenir du protestantisme en Angleterre.

I

« Que le lecteur sache bien, dit Luther dans sa préface318, que j’ai été moine et papiste outré, tellement enivré, ou plutôt englouti dans les doctrines papales, que j’eusse été tout prêt, si je l’avais pu, à tuer ou à vouloir faire tuer ceux qui auraient rejeté l’obéissance au pape, même d’une syllabe. Je n’étais pas tout froid ou tout glace pour défendre le pape, comme Eck et ses pareils, qui, véritablement, me semblaient se faire les défenseurs du pape plutôt à cause de leur ventre que parce qu’ils prenaient la chose sérieusement. Il y a plus : encore aujourd’hui il me semble qu’ils se moquent du pape, en épicuriens. Moi, j’y allais de franc cœur, en homme qui a craint horriblement le jour du jugement et qui néanmoins souhaitait d’être sauvé avec un tressaillement de toutes ses moelles. » Aussi, quand pour la première fois Luther aperçut Rome, il se prosterna disant : « Je te salue, sainte Rome, … baignée du sang de tant de martyrs. » Imaginez, si vous le pouvez, l’effet que fit sur un pareil esprit si loyal, si chrétien, le paganisme effronté de la Renaissance italienne. La beauté des arts, la grâce de la vie raffinée et sensuelle n’avaient point de prise sur lui ; ce sont les mœurs qu’il jugeait, et il ne les jugeait qu’avec sa conscience. Il regarda cette civilisation du Midi avec des yeux d’homme du Nord, et n’en comprit que les vices, comme Ascham qui disait avoir vu « à Venise plus de crimes et d’infamies en huit jours qu’en toute sa vie en Angleterre. » Comme aujourd’hui Arnold et Channing, comme tous les hommes de race319 et d’éducation germaniques, il eut horreur de cette vie voluptueuse, tantôt insouciante et tantôt effrénée, mais toujours affranchie des préoccupations morales, livrée à la passion, égayée par l’ironie, bornée au présent, vide du sentiment de l’infini, sans autre culte que l’admiration de la beauté visible, sans autre objet que la recherche du plaisir, sans autre religion que les terreurs de l’imagination et l’idolâtrie des yeux.

« Je ne voudrais pas, disait-il au retour, pour cent mille florins n’avoir pas vu Rome ; je me serais toujours inquiété si je ne faisais pas injustice au pape320. Les crimes à Rome sont incroyables ; personne ne pourra croire à une perversité si grande s’il n’a le témoignage de ses yeux, de ses oreilles, de son expérience… Là règnent toutes les scélératesses et les infamies, tous les crimes atroces, principalement l’avidité aveugle, le mépris de Dieu, les parjures, le sodomisme… Nous autres Allemands, nous nous gorgeons de boisson jusqu’à nous crever, tandis que les Italiens sont sobres. Mais ce sont les plus impies des hommes ; ils se moquent de la vraie religion, ils nous raillent nous autres chrétiens, parce que nous croyons tout dans l’Écriture… Il y a un mot en Italie qu’ils disent quand ils vont à l’église : « Allons nous conformer à l’erreur populaire. » « Si nous étions obligés, disent-ils encore, de croire en tout la parole de Dieu, nous serions les plus misérables des hommes, et nous ne pourrions jamais avoir un moment de gaieté ; il faut prendre une mine convenable et ne pas tout croire. » C’est ce que fit le pape Léon X, qui, entendant disputer sur l’immortalité et la mortalité de l’âme, se rangea au dernier avis. « Car, dit-il, ce serait terrible de croire à une vie future. La conscience est une méchante bête qui arme l’homme contre lui-même… » Les Italiens sont ou épicuriens ou superstitieux. Le peuple craint plus saint Antoine et saint Sébastien que le Christ, à cause des plaies qu’ils envoient. C’est pourquoi, quand on veut empêcher les Italiens d’uriner en un lieu, on y peint saint Antoine avec sa lance de feu. Voilà comment ils vivent dans une extrême superstition, sans connaître la parole de Dieu, ne croyant ni à la résurrection de la chair, ni à la vie éternelle, et ne craignant que les plaies temporelles. Aussi leurs blasphèmes sont affreux…, et dans les vengeances leur cruauté est atroce ; quand ils ne peuvent se défaire de leurs ennemis d’une autre façon, ils leur dressent des guet-apens dans les églises, tellement que l’un fendit la tête à son ennemi devant l’autel… Souvent, dans les funérailles, il y a des meurtres à propos des héritages… Ils célèbrent le carnaval avec une inconvenance et une folie extrêmes, pendant plusieurs semaines, et ils y ont institué beaucoup de péchés et d’extravagances, car ce sont des hommes sans conscience qui vivent en des péchés publics et méprisent le mariage… Nous Allemands, et les autres nations simples, nous sommes comme une toile nue ; mais les Italiens sont peints et bariolés de toutes sortes d’opinions fausses, et encore plus disposés à en embrasser de pires… Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins. Ils se parent extrêmement ; si nous dépensons un florin en habits, ils mettent dix florins pour avoir un habit de soie… Quand ils sont chastes, c’est sodomisme. Point de société chez eux. Aucun d’eux ne se fie à l’autre ; ils ne se réunissent point librement, comme nous autres Allemands ; ils ne permettent point aux étrangers de parler publiquement à leurs femmes : comparés aux Allemands, ce sont tout à fait des gens cloîtrés. » Ces paroles si dures languissent auprès des faits321. Trahisons, assassinats, supplices, étalage de la débauche, pratique de l’empoisonnement, les pires et les plus éhontés des attentats jouissent impudemment de la tolérance publique et de toute la lumière du ciel. En 1490, le vicaire du pape ayant défendu aux clercs et aux laïques de garder leurs concubines, le pape révoqua la défense, « disant que cela n’est point interdit, parce que la vie des prêtres et ecclésiastiques est telle qu’on en trouve à peine un qui n’entretienne une concubine ou du moins n’ait une courtisane… » César Borgia, à la prise de Capoue, « choisit quarante des plus belles femmes qu’il se réserve ; et un assez grand nombre de captives sont vendues à vil prix à Rome… » Sous Alexandre VI, « tous les ecclésiastiques, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, ont des concubines en façon d’épouses, et même publiquement. Si Dieu n’y pourvoit, ajoute l’historien, cette corruption passera aux moines et aux religieux, quoique à vrai dire presque tous les monastères de la ville soient devenus des lupanars, sans que personne y contredise… » À l’égard d’Alexandre VI, amant de Lucrèce, sa fille, c’est au lecteur à chercher dans Burchard la peinture des priapées extraordinaires auxquelles il assiste avec Lucrèce et César, et l’énumération des prix qu’il distribue. Pareillement, que le lecteur aille lui-même lire dans les originaux la bestialité de Pierre Luigi Farnèse, le fils du pape, comment le jeune et honnête évêque de Fano mourut de son attentat, et comment le pape, traitant ce crime « de légèreté juvénile », lui donna par cette bulle secrète l’absolution « la plus ample de toutes les peines que, par incontinence humaine, en quelque façon ou pour quelque cause que ce fût, il eût pu encourir. » Pour ce qui est de la sécurité civile, Bentivoglio fait tuer tous les Marescotti ; Hippolyte d’Est fait crever les yeux à son frère, en sa présence ; César Borgia tue son frère ; le meurtre est dans les mœurs et n’excite plus d’étonnement ; on demande au pêcheur qui a vu lancer le corps à l’eau, pourquoi il n’avait pas averti le gouverneur de la ville ; « il répond qu’il a vu en sa vie jeter une centaine de corps au même endroit, et que jamais personne ne s’en est inquiété. » « Dans notre ville, dit un vieil historien, il se faisait quantité de meurtres et de pillages le jour et la nuit, et il se passait à peine un jour que quelqu’un ne fût tué. » César, un jour, tua Peroso, favori du pape, entre ses bras et sous son manteau, tellement que le sang en jaillit au visage du pape. Il fit poignarder en plein jour, sur les marches du palais, puis étrangler le mari de sa sœur ; comptez ses assassinats, si vous pouvez. Certainement, son père et lui, par leur génie, leurs mœurs, leur scélératesse parfaite, affichée et systématique, ont présenté à l’Europe les deux images les mieux réussies du diable. Pour tout dire, en un mot, c’est d’après ce monde et pour ce monde que Machiavel écrivit son Prince. Le développement complet de toutes les facultés et de toutes les convoitises humaines, la destruction complète de tous les freins et de toutes les pudeurs humaines, voilà les deux traits marquants de cette culture grandiose et perverse. Faire de l’homme un être fort muni de génie, d’audace, de présence d’esprit, de fine politique, de dissimulation, de patience, et tourner toute cette puissance à la recherche de tous les plaisirs, plaisirs du corps, du luxe, des arts, des lettres, de l’autorité, c’est-à-dire former et déchaîner un animal admirable et redoutable, bien affamé et bien armé, voilà son objet, et l’effet au bout de cent ans est visible. Ils se déchirent entre eux, comme de beaux lions et de superbes panthères. Dans cette société qui est devenue un cirque, parmi tant de haines, et quand l’épuisement commence, l’étranger paraît ; tous plient alors sous sa verge ; on les encage, et ils languissent ainsi, dans des plaisirs obscurs, avec des vices bas322, en courbant l’échine. Le despotisme, l’inquisition et les sigisbés, l’ignorance crasse et la friponnerie ouverte, les effronteries et les gentillesses des arlequins et des scapins, la misère et les poux, telle est l’issue de la Renaissance italienne. Comme les civilisations antiques de la Grèce et de Rome323, comme les civilisations modernes de la Provence et d’Espagne, comme toutes les civilisations du Midi, elle porte en soi un vice irrémédiable, une mauvaise et fausse conception de l’homme ; les Allemands du seizième siècle, comme les Germains du quatrième siècle, en ont bien jugé ; avec leur simple bon sens, avec leur, honnêteté foncière, ils ont mis le doigt sur la plaie secrète. On ne fonde pas une société sur le culte du plaisir et de la force ; on ne fonde une société que sur le respect de la liberté et de la justice. Pour que la grande rénovation humaine qui soulève au seizième siècle toute l’Europe pût s’achever et durer, il fallait que, rencontrant une autre race, elle développât une autre culture, et que d’une conception plus saine de là vie elle fît sortir une meilleure forme de civilisation.

II

Ainsi naquit la Réforme, à côté de la Renaissance. En effet, elle est aussi une renaissance, une renaissance appropriée au génie des peuples germains. Ce qui distingue ce génie des autres, ce sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et plus lourds, plus adonnés à la gloutonnerie et à l’ivrognerie324, ils sont en même temps plus remués par la conscience, plus fermes à garder leur foi, plus disposés à l’abnégation et au sacrifice. Tels leur climat les a pétris, et tels ils sont demeurés de Tacite à Luther, de Knox à Gustave-Adolphe et à Kant. À la longue, et sous l’empreinte incessante des siècles, le corps flegmatique, repu de grosse nourriture et de boissons fortes, s’est rouillé ; les nerfs sont devenus moins excitables, les muscles moins alertes, les désirs moins voisins de l’action, la vie plus terne et plus lente, l’âme plus endurcie et plus indifférente aux chocs corporels ; la boue, la pluie, la neige, l’abondance des spectacles déplaisants et mornes, le manque des vifs et délicats chatouillements sensibles maintiennent l’homme dans une attitude militante. Héros aux temps barbares, travailleurs aujourd’hui, ils supportent l’ennui comme ils provoquaient les blessures ; aujourd’hui comme autrefois, c’est la noblesse intérieure qui les touche ; rejetés vers les jouissances du dedans, ils y trouvent un monde, celui de la beauté morale. Pour eux le modèle idéal s’est déplacé ; il n’est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d’attachement au devoir, de fidélité à la règle. Qu’il vente et qu’il neige, que l’ouragan se démène dans les noires forêts de sapins, ou sur la houle blafarde parmi les goëlands qui crient, que l’homme roidi et violacé par le froid trouve pour tout régal, en se claquemurant dans sa chaumière, un plat de choucroute aigre ou une pièce de bœuf salé, sous une lampe fumeuse et près d’un feu de tourbe, il n’importe ; un autre royaume s’ouvre pour le dédommager, celui du contentement intime : sa femme est fidèle et l’aime ; ses enfants, autour de son âtre, épellent la vieille Bible de famille ; il est maître chez lui, protecteur, bienfaiteur, honoré par autrui, honoré par lui-même ; et si, par hasard, il a besoin d’aide, il sait qu’au premier appel il verra ses voisins se ranger fidèlement et bravement à ses côtés. Le lecteur n’a qu’à mettre en regard les portraits du temps, ceux d’Italie et ceux d’Allemagne ; il apercevra d’un coup d’œil les deux races et les deux civilisations, la Renaissance et la Réforme : d’un côté, quelque condottiere demi-nu en costume romain, quelque cardinal dans sa simarre, amplement drapé, sur un riche fauteuil sculpté et orné de têtes de lions, de feuillages, de faunes dansants, lui-même ironique et voluptueux, avec le fin et dangereux regard du politique et de l’homme du monde, cauteleusement courbé et en arrêt ; de l’autre côté, quelque brave docteur, un théologien, homme simple, mal peigné, roide comme un pieu dans sa robe unie de bure noire, avec de gros livres de doctrine à fermoirs solides, travailleur convaincu, père de famille exemplaire. Regardez maintenant le grand artiste du siècle, un laborieux et consciencieux ouvrier, un partisan de Luther325, un véritable homme du Nord, Albert Dürer. Lui aussi, comme Raphaël et Titien, il a son idée de l’homme, idée inépuisable de laquelle sortent par centaines les figures vivantes et les scènes de mœurs, mais combien nationales et originales ! De la beauté épanouie et heureuse, nul souci ; ses corps nus ne sont que des corps déshabillés : épaules étroites, ventres proéminents, jambes grêles, pieds alourdis par la chaussure, ceux de son voisin le charpentier ou de sa commère la marchande de saucisses ; les têtes font saillie sur le cuivre infatigablement rayé et fouillé, sauvages ou bourgeoises, souvent ridées par la fatigue du métier, ordinairement tristes, anxieuses et patientes, âprement et misérablement déformées par les nécessités de la vie réelle. Au milieu de cette copie minutieuse de la vérité laide, où est l’échappée ? Quelle est la contrée où va s’enfuir la grande imagination mélancolique ? C’est le rêve, le rêve étrange fourmillant de pensées profondes, la contemplation douloureuse de la destinée humaine, l’idée vague de la grande énigme, la réflexion tâtonnante qui, dans la noirceur des bois hérissés, à travers les emblèmes obscurs et les figures fantastiques, essaye de saisir la vérité et la justice. Il n’a pas besoin de les chercher si loin ; de prime-saut il les a saisies. Si l’honnêteté est quelque part au monde, c’est dans les madones qui incessamment reviennent sous son burin. Ce n’est pas lui qui, à la façon de Raphaël, commencerait par les faire nues ; la main la plus licencieuse n’oserait pas déranger un seul des plis roides de leurs robes ; leur enfant sur les bras, elles ne songent qu’à lui et ne songeront jamais au-delà ; non-seulement elles sont innocentes, mais encore elles sont vertueuses ; la sage mère de famille allemande, enfermée pour toujours par sa volonté et par sa nature dans les devoirs et les contentements domestiques, respire tout entière dans la sincérité foncière, dans le sérieux, dans l’inattaquable loyauté de leurs attitudes et de leurs regards. Il a fait plus : à côté de la vertu paisible, il a figuré la vertu militante. Le voilà enfin le Christ véritable, le pâle Crucifié, exténué et décharné par l’agonie, dont le sang, à chaque minute, tombe en gouttes plus rares, à mesure que les palpitations plus faibles annoncent le déchirement suprême d’une vie qui s’en va. Ce n’est pas ici, comme chez les maîtres italiens, un spectacle à récréer les yeux, un simple ondoiement d’étoffes, une ordonnance des groupes. Le cœur, le plus profond du cœur, est blessé par cette vue ; c’est le juste opprimé qui meurt, parce que le monde hait la justice ; les puissants, les hommes du siècle sont là, indifférents, ironiques : un chevalier empanaché, un bourgmestre ventru qui, les mains croisées derrière son dos, regarde, occupe une heure ; mais tout le reste pleure ; au-dessus des femmes évanouies, les anges pleins d’angoisse viennent recueillir dans des coupes le sang sacré qui suinte, et les astres du ciel se voilent la face pour ne pas contempler un si grand attentat. Il y en aura d’autres ; supplices sur supplices, et les vrais martyrs à côté du vrai Christ, résignés, silencieux, avec le doux regard des premiers fidèles. Ils sont liés autour d’un vieil arbre, et le bourreau les déchire avec un fouet armé d’ongles de fer. Un évêque, les mains jointes, prie étendu pendant qu’on lui tourne dans l’œil une tarière. Là-haut, entre les arbres échevelés et les racines grimaçantes, une troupe d’hommes et de femmes gravit sous les verges l’escarpement d’une colline, et du sommet, avec la pointe des lances, on les fait sauter dans le précipice ; çà et là roulent des têtes, des troncs inertes, et à côté de ceux qu’on décapite, des corps enflés traversés d’un pal attendent les corbeaux qui croassent. Tous ces maux, il faut les supporter pour confesser sa foi et établir la justice. Mais il y a là-haut un gardien, un vengeur, un juge tout-puissant qui aura son jour. Il va luire, ce jour, et les perçants rayons du dernier soleil jaillissent déjà, comme une poignée de dards, à travers les ténèbres du siècle. Au plus haut du ciel, l’ange est apparu dans sa robe étincelante, guidant les cavalcades effrénées, les épées tournoyantes, les flèches inévitables des vengeurs qui viennent fouler et punir la terre ; les hommes s’abattent sous leur galop, et la gueule du monstre infernal mâche déjà la tête des prélats iniques. C’est ici le poëme populaire de la conscience, et, depuis les jours des apôtres, les hommes ne l’ont point conçu plus sublime et plus complet326.

Car la conscience, comme le reste, a son poëme ; par un envahissement naturel, la toute-puissante idée de la justice déborde de l’âme, couvre le ciel, et y intronise un nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sert aux philosophes pour expliquer l’ordre des choses, ni à ce Dieu tolérant, sorte de roi constitutionnel que Voltaire atteint au bout d’un raisonnement, que Béranger chante en camarade et qu’il salue « sans lui demander rien. » C’est le juste Juge impeccable et rigide, qui exige de l’homme un compte exact de sa conduite visible et de tous ses sentiments invisibles, qui ne tolère pas un oubli, un abandon, une défaillance, devant qui tout commencement de faiblesse ou de faute est un attentat et une trahison. Qu’est-ce que notre justice devant cette justice stricte ? On vivait tranquille, aux temps d’ignorance ; tout au plus, quand on se sentait coupable, on allait chercher une absolution auprès du prêtre ; pour achever, on achetait une bonne indulgence ; le tarif était là, il y est encore ; Tetzel le dominicain déclare que tous les péchés sont lavés « sitôt que l’argent sonne dans la caisse. » Quel que soit le crime, on en a quittance ; quand même « un homme aurait violé la mère de Dieu », il retournerait chez lui net et certain du paradis. Par malheur, les marchands de pardons ne savent pas que tout est changé et que l’esprit est devenu adulte ; il ne récite plus les mots machinalement comme un catéchisme, il les sonde anxieusement comme une vérité. Dans l’universelle renaissance, et dans la puissante floraison de toutes les idées humaines, l’idée germanique du devoir végète comme les autres. À présent, quand on parle de justice, ce n’est plus une phrase morte qu’on récite, c’est une conception vivante qu’on produit ; l’homme aperçoit l’objet qu’elle représente, et ressent l’ébranlement qui la soulève ; il ne la reçoit plus, il la fait ; elle est son œuvre et sa maîtresse ; il la crée et la subit. « Ces mots justus et justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience. Je frémissais en les entendant ; je me disais : Si Dieu est juste, il me punira327. » Car sitôt que la conscience a retrouvé l’idée du modèle parfait328, les moindres manquements lui semblent des crimes, et l’homme condamné par ses propres scrupules tombe consterné d’horreur « et comme englouti. » « Moi qui menais la vie d’un moine irréprochable, dit encore Luther, je sentais pourtant en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je devais à Dieu… Alors je me disais : Suis-je donc le seul qui doive être triste en esprit ?… Oh ! que je voyais de spectres et de figures horribles ! » — Ainsi alarmée, la conscience croit que le jour terrible va venir. « La fin du monde est proche… Nos enfants la verront ; peut-être nous-mêmes. » — Une fois à ce propos, six mois durant, il a des songes épouvantables. Comme les chrétiens de l’Apocalypse, il fixe le moment : cela arrivera à Pâques ou pour la fête de la conversion de saint Paul. Tel théologien, son ami, songe à donner tous ses biens aux pauvres ; « mais les prendrait-on ? disait-il. Demain soir, nous serons assis dans le ciel. » Sous de telles angoisses, le corps fléchit. Pendant quatorze jours, Luther fut dans un tel état, qu’il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. « Jour et nuit », les yeux fixés sur le texte de saint Paul, il voyait le juge et ses mains inévitables. Voilà la tragédie qui s’est agitée dans toutes les âmes protestantes ; c’est la tragédie éternelle de la conscience, et le dénoûment est une nouvelle religion.

Car ce n’est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme. D’elle-même « elle est si corrompue qu’elle n’éprouve pas le désir des choses célestes… Il n’y a rien en elle devant Dieu que concupiscence… » La bonne intention ne peut venir d’elle. « Car, effrayé par la face de son péché, l’homme ne saurait se proposer de bien faire, inquiet comme il l’est et anxieux ; au contraire, abattu et écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu, comme il arriva à Caïn, à Saül, à Judas », en sorte qu’abandonné à lui-même, il ne peut trouver en lui-même que la rage et l’accablement d’un désespéré ou d’un démon. En vain il essayerait de se racheter par de bonnes œuvres ; nos bonnes actions ne sont pas pures ; même pures, elles n’effacent pas la souillure des péchés antérieurs, et d’ailleurs elles n’ôtent point la corruption originelle du cœur ; elles ne sont que des rameaux et des fleurs, c’est dans la séve que gît le venin héréditaire. Il faut que l’homme descende en son cœur, par-dessous l’obéissance littérale et la régularité juridique ; que du royaume de la loi il pénètre dans celui de la grâce ; que de la rectitude imposée, il passe à la générosité spontanée ; que par-dessous sa première nature, qui le portait vers l’égoïsme et les choses de la terre, une seconde nature se développe, qui le porte vers le sacrifice et les choses du ciel. Ni mes œuvres, ni ma justice, ni les œuvres et la justice d’aucune créature ou de toutes les créatures ne peuvent opérer en moi ce changement extraordinaire. Un seul le peut, le Dieu pur, le Juste immolé, le Sauveur, le Réparateur, Jésus, mon Christ, en m’imputant sa justice, en versant sur moi ses mérites, en noyant mon péché sous son sacrifice. Le monde est « une masse de perdition329» prédestinée à l’enfer. Seigneur Jésus, retirez-moi, choisissez-moi dans cette masse. Je n’y ai nul droit, il n’y a rien en moi qui ne soit abominable ; cette prière même, c’est vous qui me l’inspirez et qui la faites en moi. Mais je pleure et ma poitrine se soulève, et mon cœur se brise. Seigneur, que je me sente racheté, pardonné, votre élu, votre fidèle ; donnez-moi la grâce, et donnez-moi la foi ! —  « Alors, dit Luther, je me sentis comme rené, et il sembla que j’entrais à portes ouvertes dans le paradis. »

Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur ? Rien, toute la religion est là ; il faut réduire ou supprimer le reste ; elle est une affaire personnelle, un dialogue intime entre l’homme et Dieu, où il n’y a que deux choses agissantes, la propre parole de Dieu, telle qu’elle est transmise par l’Écriture, et les émotions du cœur de l’homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretient330. Écartons les pratiques sensibles par lesquelles on a voulu remplacer cet entretien de l’âme invisible et du juge invisible : je veux dire les mortifications, les jeûnes, les pénitences corporelles, les carêmes, les vœux de chasteté et de pauvreté, les chapelets, les indulgences ; les rites ne sont bons qu’à étouffer sous des œuvres machinales la piété vivante. Écartons les intermédiaires par lesquels on a voulu empêcher le commerce direct de Dieu et de l’homme, je veux dire les saints, la Vierge, le pape, le prêtre : quiconque les adore ou leur obéit est idolâtre. Ni les saints, ni la Vierge ne peuvent nous convertir et nous sauver ; c’est Dieu seul qui par son Christ nous convertit et nous sauve. Ni le pape, ni le prêtre ne peuvent nous fixer notre croyance ou nous remettre nos péchés ; c’est Dieu seul qui nous instruit par son Écriture, et nous absout par sa grâce. Plus de pèlerinages ni de reliques ; plus de traditions ni de confessions auriculaires. Une nouvelle Église paraît, et avec elle un nouveau culte ; les ministres de la religion changent de rôle, et l’adoration de Dieu change de forme ; l’autorité du clergé s’atténue, et la pompe du service se réduit ; elles se réduisent et s’atténuent d’autant plus, que l’idée primitive de la théologie nouvelle est plus absorbante, tellement, qu’il y a des sectes où elles disparaissent tout à fait. Le prêtre descend de cette haute place où le droit de remettre les péchés et de régler la foi l’avait élevé par-dessus les têtes des laïques ; il rentre dans la société civile, il se marie comme eux, il tend à redevenir leur égal, il n’est qu’un homme plus savant et plus pieux que les autres, leur élu et leur conseiller. Son église devient un temple, vide d’images, d’ornements et de cérémonies, parfois tout nu, simple lieu d’assemblée, où, entre des murs blanchis, du haut d’une chaire unie, un homme en robe noire parle sans gestes, lit un morceau de la Bible, entonne un hymne que continue la congrégation. Il y a un autre lieu de prière, aussi peu décoré et non moins vénéré, le foyer domestique, où chaque soir le père de famille, devant ses serviteurs et ses enfants, fait tout haut la prière et lit l’Écriture. Austère et libre religion, toute purgée de sensualité et d’obéissance, toute intérieure et personnelle, qui, instituée par l’éveil de la conscience, ne pouvait s’établir que chez des races où chacun trouve naturellement en soi-même la persuasion qu’il est seul responsable de ses œuvres et toujours astreint à des devoirs.

III

Sans doute c’est par une porte bâtarde que la réforme entre en Angleterre ; mais il suffit qu’une porte s’ouvre, telle quelle ; car ce ne sont pas les manéges de cour et les habiletés officielles qui amènent les révolutions profondes ; ce sont les situations sociales et les instincts populaires. Quand cinq millions d’hommes se convertissent, c’est que cinq millions d’hommes ont envie de se convertir. Laissons donc de côté les parades et les intrigues d’en haut, les scrupules et les passions de Henri VIII331, les complaisances et les adresses de Cranmer, les variations et les bassesses du Parlement, les oscillations et les lenteurs de la Réforme, commencée, puis arrêtée, puis poussée en avant, puis d’un coup violemment refoulée, enfin épandue sur toute la nation, et endiguée dans un établissement légal, établissement singulier, bâti de pièces disparates, mais solide pourtant et qui a duré. Tout grand changement a sa racine dans l’âme, et il n’y a qu’à regarder de près dans cette région profonde pour découvrir les inclinations nationales et les irritations séculaires dont le protestantisme est issu.

Cent cinquante ans auparavant, il avait été sur le point d’éclore ; Wicleff avait paru, les lollards s’étaient levés, la Bible avait été traduite ; la chambre des communes avait proposé la confiscation de tous les biens ecclésiastiques ; puis, sous le poids de l’Église, de la royauté et des lords réunis, la réforme naissante écrasée était rentrée sous terre, pour ne plus reparaître que de loin en loin par les supplices de ses martyrs. Les évêques avaient reçu le droit d’emprisonner sans jugement les laïques suspects d’hérésie ; ils avaient brûlé vivant lord Cobham ; les rois avaient pris parmi eux leurs ministres ; assis dans leur autorité et dans leur faste, ils avaient fait plier noblesse et peuple sous le glaive laïque qui leur avait été remis, et, dans leur main, le rigide réseau de lois qui depuis la conquête enserrait la nation de ses mailles, était devenu encore plus étroit et plus blessant. Les actions vénielles s’y étaient trouvées prises comme les actions criminelles, et la répression judiciaire, portée sur les péchés aussi bien que sur les attentats, avait changé la police en inquisition : « Offenses contre la chasteté332, hérésie ou choses sentant l’hérésie, sorcellerie, ivrognerie, médisance, diffamation, paroles impatientes, promesses rompues, mensonge, manque d’assistance à l’église, paroles irrévérentieuses à propos des saints, non-payement des offrandes, plaintes contre les tribunaux ecclésiastiques », tous ces délits imputés ou soupçonnés conduisaient les gens devant les tribunaux ecclésiastiques, avec des frais énormes, parmi de longs délais, à de grandes distances, sous une procédure captieuse, pour aboutir à de grosses amendes, à des emprisonnements rigides, à des abjurations humiliantes, à des pénitences publiques et à la menace souvent accomplie des supplices et du bûcher. Qu’on en juge par un seul fait : le comte de Surrey, un parent du roi, fut traduit devant un de ces tribunaux pour avoir manqué au maigre. Imaginez, si vous le pouvez, la minutieuse et incessante oppression d’un pareil code ; à quel point toute la vie humaine, actions visibles et pensées invisibles, y était enveloppée et enlacée ; comment, par les délations forcées, il pénétrait dans chaque foyer et dans chaque conscience ; avec quelle impudence il se transformait en machine d’extorsions ; quelle sourde colère il excitait dans ces bourgeois, dans ces paysans obligés parfois de faire et de refaire soixante milles pour laisser accroché à chacune des innombrables griffes de la procédure333 un morceau de leur épargne, parfois toute leur substance et toute la substance de leurs enfants ! On réfléchit quand on est ainsi foulé ; on se demande tout bas si c’est bien par une délégation de Dieu que les voleurs mitrés pratiquent ainsi la tyrannie et le pillage ; on regarde de plus près dans leur vie ; on veut savoir s’ils observent eux-mêmes la régularité qu’ils imposent à autrui ; et tout d’un coup l’on apprend d’étranges choses. Le cardinal Wolsey écrit au pape que « les prêtres séculiers et réguliers commettent habituellement des crimes atroces pour lesquels, s’ils n’étaient pas dans les ordres, ils seraient promptement exécutés334, et que les laïques sont scandalisés de les voir non-seulement échapper à la dégradation, mais jouir d’une impunité parfaite. » Un prêtre convaincu d’inceste avec la prieure de Kilbourne est condamné pour toute peine à porter une croix à la procession et à payer trois shillings et quatre pence ; à ce taux, je réponds qu’il recommencera. Dès le règne précédent, les gentilshommes et les fermiers du Carnavonshire déposaient une plainte pour accuser le clergé de débaucher, de parti pris, leurs femmes et leurs filles. Il y avait des maisons de prostitution à Londres pour l’usage particulier des prêtres. Quant aux abus du confessionnal, lisez dans les originaux335 les intimités auxquelles ils donnent lieu. Les évêques distribuent des bénéfices à leurs enfants encore tout jeunes ; « le saint père prieur de Maiden Bradley n’en avait que six, dont une fille déjà mariée sur les biens du monastère. » — … Dans les couvents « les moines boivent après la collation jusqu’à dix heures ou midi, et viennent à matines, ivres… Ils jouent aux cartes, aux dés… Quelques-uns n’arrivent à matines que quand le jour baisse, et encore seulement par crainte des peines corporelles. » Les visiteurs royaux trouvaient des concubines dans les appartements secrets des abbés. Au monastère de Sion, les moines confesseurs des nonnes les débauchent et les absolvent tout ensemble. Il y eut des couvents, dit Burnet, où toutes les religieuses furent trouvées grosses. Environ « les deux tiers » des moines d’Angleterre vivaient de telle sorte, que le Parlement entendant le rapport officiel s’écria d’une seule voix : « À bas les moines336 ! » Quel spectacle pour un peuple en qui le raisonnement et la conscience commencent à s’éveiller ! Bien avant le grand éclat, la colère publique grondait sourdement et s’amassait pour la révolte ; des prêtres étaient hués dans les rues ou jetés dans le ruisseau ; des femmes refusaient de recevoir l’hostie consacrée par une main qu’elles appelaient immonde337. Quand l’appariteur ecclésiastique venait citer les délinquants, on le chassait en l’injuriant. « Va-t’en, puant coquin ; vous êtes tous, chacun de vous, des canailles et des suborneurs. » Un mercier cassait la tête d’un appariteur avec son aune. Un garçon d’auberge disait que « la vue d’un prêtre le rendait malade, et qu’il ferait soixante milles pour en faire coffrer un. » L’évêque Fitz James écrivait que « les gens de Londres étaient si malicieusement disposés en faveur de la perversité hérétique, qu’assemblés en jury ils condamnaient n’importe quel clerc, fût-il aussi innocent qu’Abel338  » ; Wolsey lui-même parlait au pape « du dangereux esprit » qui se répandait parmi le peuple, et il méditait une réforme. Quand Henri VIII mit la cognée à l’arbre et que lentement, avec défiance, il frappa un coup, puis un autre coup, émondant les branches, il y eut mille et bientôt cent mille cœurs qui l’approuvèrent et qui auraient voulu frapper le tronc.

Considérez à ce moment, vers 1521, l’intérieur d’un diocèse, celui de Lincoln, par exemple339, et jugez par cet exemple de la manière dont la machine ecclésiastique travaille par toute l’Angleterre, multipliant les martyres, les haines et les conversions. L’évêque Longland fait appeler les parents des accusés, frères, femmes et enfants, et leur défère le serment ; comme ils ont déjà été poursuivis et qu’ils ont abjuré, il faut bien qu’ils avouent, sinon ils sont relaps, et les fagots sont prêts. Voilà donc qu’ils dénoncent leurs proches et eux-mêmes. L’un a enseigné à un autre en anglais l’épître de saint Jacques. Celui-ci, ayant oublié plusieurs mots du Pater et du Credo latins, ne sait plus les réciter qu’en anglais. Une femme a détourné son visage de la croix qu’on portait le matin de Pâques. Plusieurs, à l’église, surtout au moment de l’élévation, n’ont pas voulu dire de prières et sont restés assis, « muets comme des bêtes. » Trois hommes, dont un charpentier, ont passé ensemble une nuit lisant un livre de l’Écriture. Une femme grosse est allée communier sans être à jeun. Un chaudronnier a nié la présence réelle. Un briquetier a gardé en sa possession l’Apocalypse. Un batteur en grange a dit, en montrant son ouvrage, qu’il était en train de faire sortir Dieu de la paille. D’autres ont mal parlé des pèlerinages, ou du pape, ou des reliques, ou de la confession. Et là-dessus, cinquante d’entre eux sont condamnés dans la même année à abjurer, à promettre de dénoncer autrui, et à faire toute leur vie pénitence, sous peine d’être relaps et brûlés comme tels. On les enferme en différentes abbayes ; ils y seront nourris d’aumônes et travailleront pour mériter qu’on les nourrisse ; ils paraîtront avec un fagot sur l’épaule au marché et à la procession du dimanche, puis dans une procession générale, puis au supplice d’un hérétique ; ils jeûneront au pain et à l’eau tous les vendredis de leur vie, et porteront une marque visible sur leur joue. Outre cela six seront brûlés vifs, et les enfants de l’un d’eux, John Scrivener, sont obligés de mettre eux-mêmes le feu au bûcher de leur père. Croyez-vous que, l’homme brûlé ou enfermé, tout soit fini ? On se tait, je le veux bien, et on se cache ; mais les longs souvenirs et les ressentiments amers subsistent sous le silence forcé. Ils ont vu340 leur camarade, leur parent, leur frère lié par une chaîne de fer, les mains jointes, priant au milieu de la fumée pendant que la flamme noircissait sa peau et faisait fondre sa chair. De tels spectacles ne s’oublient pas ; les dernières paroles prononcées sur les fagots, les appels suprêmes à Dieu et au Christ demeurent dans leur cœur, tout-puissants et ineffaçables. Ils les emportent avec eux et les méditent tout bas dans les champs, à leur ouvrage, quand ils se croient seuls ; et là-dessus, obscurément, passionnément, les têtes travaillent. Car, par-delà cette sympathie universelle qui range tout homme du côté des opprimés, il y a le sentiment religieux qui fermente. La crise de la conscience a commencé, elle est naturelle à cette, race ; ils songent à leur salut, ils s’alarment de leur état, ils s’effrayent des jugements de Dieu, ils se demandent si, en demeurant sous l’obéissance et sous les rites qu’on leur impose, ils ne deviennent pas coupables et ne méritent pas d’être damnés. Est-ce avec des prisons et des supplices qu’on étouffera cette terreur ? Crainte contre crainte, il ne reste qu’à savoir laquelle des deux sera la plus forte. On le saura bientôt ; car le propre de ces anxiétés intérieures, c’est de s’accroître sous la contrainte et l’oppression ; comme une source vive qu’on essaye en vain d’écraser sous les pierres, elles bouillonnent, et s’entassent, et regorgent, jusqu’à ce que leur trop-plein déborde, disjoignant ou crevant la maçonnerie régulière sous laquelle on a voulu les enterrer. Dans la solitude des champs, aux longues veillées d’hiver, l’homme rêve ; bientôt il a peur et devient morne. Le dimanche à l’église, quand on l’oblige à se signer, à s’agenouiller devant la croix, à recevoir l’hostie, il frémit, se croit en péché mortel. Il cesse de parler à ses amis ; il demeure pendant des heures, la tête penchée, triste ; la nuit, sa femme l’entend soupirer, et il se lève ne pouvant dormir. Représentez-vous cette figure pâlie, angoisseuse, et qui porte sous sa roideur et sous son flegme une ardeur secrète ; on la retrouve encore en Angleterre dans ces pauvres sectaires râpés qui, une Bible à la main, se mettent tout d’un coup à prêcher au milieu d’un carrefour, dans ces longues faces qui, après le service, n’ayant point eu assez de prières, entonnent un psaume dans la rue. La sombre imagination a tressailli, comme une femme enceinte, et son fruit grossit chaque jour déchirant celui qui le porte. Le long hiver boueux, la plainte du vent qui se lamente dans les poutres mal jointes du toit, la mélancolie du ciel incessamment noyé de pluies ou cerné de nuages, assombrissent encore le lugubre rêve. Désormais il a pris son parti, il veut être sauvé coûte que coûte. Au péril de sa vie, il se procure quelqu’un de ces livres qui enseignent la voie du salut, le Guichet de Wicleff, l’Obéissance du chrétien, parfois la Révélation de l’Antéchrist par Luther, mais surtout quelques portions de la parole de Dieu, que Tyndal vient de traduire. Tel a caché ses livres dans le creux d’un arbre ; un autre apprend par cœur une épître ou un évangile, afin de pouvoir y penser tout bas, même en présence des dénonciateurs. Seul à seul, quand il est sûr de son voisin, il lui en parle, et quand un paysan parle de cette sorte à un paysan, un ouvrier à un ouvrier, vous savez quel est l’effet. « C’est par les fils des yeomen surtout, dit Latimer, que la foi du Christ s’est maintenue en Angleterre341 », et ce sera plus tard avec des fils de yeomen, que Cromwell gagnera ses victoires puritaines. Quand un chuchotement court ainsi dans le peuple, toutes les voix officielles crient inutilement ; la nation a rencontré son poëme, elle bouche ses oreilles aux importuns qui tâchent de l’en distraire, et bientôt elle le chantera de toute sa voix et de tout son cœur.

Cependant la contagion avait gagné même les gens officiels, et Henri VIII enfin permettait de publier la Bible anglaise342. L’Angleterre avait son livre. « Quiconque pouvait acheter le livre, dit Strype, ou le lisait assidûment, ou se le faisait lire par d’autres, et plusieurs personnes d’âge apprirent à lire pour cet objet. » Des pauvres, le dimanche, se rassemblaient au bas de l’église pour le lire. Un jeune homme, Maldon, contait plus tard qu’il avait mis ses économies avec celles d’un apprenti de son père pour acheter un Nouveau Testament, et que, par crainte de son père, ils l’avaient caché dans leur paillasse. En vain le roi, dans sa proclamation, avait ordonné aux gens « de ne pas trop accorder à leur propre sens, à leurs imaginations, à leurs opinions ; de ne pas raisonner publiquement là-dessus dans leurs tavernes publiques et dans leurs débits de bière, mais d’avoir recours aux gens doctes et autorisés » ; la semence germait, et on aimait mieux en croire Dieu que les hommes. Maldon déclarait à sa mère qu’il ne s’agenouillerait plus devant le crucifix, et son père furieux le rouait de coups et voulait le pendre. La préface elle-même appelait les gens à l’étude indépendante, disant que « l’évêque de Rome a tâché longtemps de priver le peuple de la Bible…, pour l’empêcher de découvrir ses tours et ses mensonges…, sachant bien que si le clair soleil de la parole de Dieu apparaissait dans la chaleur du jour, il dissiperait le brouillard pestilentiel de ses diaboliques doctrines. » Même de l’avis des gens officiels, c’est donc la vérité pure et tout entière qui est là, non pas la simple vérité spéculative, mais la vérité morale sans laquelle nous ne pouvons bien vivre ni être sauvés. « Cherche dans l’Écriture, dit le traducteur, principalement et avant tout les traités et les contrats343 faits entre Dieu et nous, c’est-à-dire la loi et les commandements que Dieu nous fait, et ensuite, la grâce et le pardon qu’il promet à tous ceux qui se soumettent à sa loi. Car toutes les promesses, partout, dans toute l’Écriture, enferment un traité ; c’est-à-dire que Dieu s’engage à t’accorder cette grâce à cette condition seulement que tu t’efforceras toi-même de garder ses lois. » Quel mot ! et avec quelle ardeur, des hommes tourmentés par les reproches incessants d’une conscience scrupuleuse et par le pressentiment de l’éternité obscure, vont-ils appliquer sur ces pages toute l’attention de leurs yeux et de leur cœur !

J’ai devant moi un de ces vieux in-folios carrés344, en lettres gothiques, où des pages usées par les doigts calleux ont été raccommodées, où une vieille estampe rend sensible aux pauvres gens les exploits et les menaces du Dieu tonnant, où la préface et la table indiquent aux simples la morale qu’il faut tirer de chaque histoire tragique, et l’application qu’il faut faire de chaque précepte ancien. Une partie de la langue et la moitié des mœurs anglaises sortent de là : encore aujourd’hui le pays est biblique 345 ; ce sont ces gros livres qui ont transformé l’Angleterre de Shakspeare. Tâchez, pour comprendre ce grand changement, de vous représenter ces yeomen, ces boutiquiers qui, le soir, étalent cette Bible sur leur table, et la tête nue, avec vénération, écoutent ou lisent un de ses chapitres. Songez qu’ils n’ont point d’autres livres, que leur esprit est vierge, que toute impression y fera un sillon, que la monotonie de la vie machinale les livre tout entiers aux émotions neuves, qu’ils ouvrent ce livre non pour se distraire, mais pour y chercher leur sentence de vie et de mort ; enfin que l’imagination sombre et passionnée de la race les exhausse au niveau des grandeurs et des terreurs qui vont passer sous leurs yeux. Tyndal, le traducteur, a écrit parmi des sentiments pareils, condamné, poursuivi, se cachant, l’esprit plein de l’idée de sa mort prochaine et du grand Dieu pour lequel à la fin il est monté sur le bûcher ; et les spectateurs qui ont vu les remords de Macbeth et les meurtres de Shakspeare peuvent entendre les désespoirs de David et les massacres accumulés sous les Juges et sous les Rois. Le court verset hébraïque a prise ici par son âpreté fruste. Ils n’ont pas besoin, comme les Français, qu’on leur développe les idées, qu’on les explique en beau langage clair, qu’on les modère et qu’on les lie346. La grave et vibrante parole les ébranle du premier coup ; ils l’entendent par l’imagination et par le cœur ; ils ne sont pas, comme nous, asservis à la régularité de la logique, et le vieux texte, si heurté, si fier et si terrible, peut garder dans leur langue sa sauvagerie et sa majesté. Plus qu’aucun peuple de l’Europe, à force de concentration et de rigidité intérieures, ils retrouvent la conception sémitique du Dieu solitaire et tout-puissant : étrange conception qu’avec tous nos procédés critiques nous parvenons à peine aujourd’hui à reformer en nous-mêmes. Pour l’Hébreu, pour les puissants esprits qui ont rédigé le Pentateuque347, pour les prophètes et les auteurs des Psaumes, la vie, telle que nous la concevons, s’est retirée des êtres, plantes, animaux, firmament, objets sensibles, pour se reporter et se concentrer tout entière dans l’Être unique dont ils sont les œuvres et les jouets. La terre est le marche-pied de ce grand Dieu, le ciel est son vêtement. Il est dans ce monde, parmi ses créatures, comme un roi d’Orient dans sa tente, parmi ses armes et ses tapis. Si vous entrez dans cette tente, tout disparaît devant l’idée absorbante du maître ; vous ne voyez que lui ; nulle chose n’a d’être propre et indépendant ; ces armes ne sont faites que pour sa main, ces tapis ne sont faits que pour son pied ; vous ne les imaginez que pliés pour lui et foulés par lui. Toujours le redoutable visage et la voix grondante du dominateur irrésistible apparaissent derrière ses instruments. Pareillement pour l’Hébreu, la nature et les hommes ne sont rien par eux-mêmes ; ils servent à Dieu ; ils n’ont point d’autre raison d’exister ni d’autre usage ; ils s’effacent à côté de l’Être solitaire et énorme qui, étalé et dressé comme une montagne devant la pensée humaine, occupe et couvre à lui seul tout l’horizon. En vain nous essayons, nous autres descendants des races ariennes, de nous figurer ce Dieu dévorateur ; nous laissons toujours quelque beauté, quelque intérêt, quelque portion de vie libre à la nature ; nous n’atteignons le Créateur qu’à demi, avec peine, au bout d’un raisonnement, comme Voltaire et Kant ; nous faisons de lui plus volontiers un architecte ; nous croyons naturellement aux lois naturelles ; nous savons que l’ordre du monde est fixe ; nous n’écrasons pas les choses et leurs attaches sous le poids d’une souveraineté arbitraire ; nous ne nous figurons pas le sentiment sublime de Job qui voit le monde frissonner et s’abîmer sous l’attouchement de la main foudroyante ; nous ne nous sentons plus capables de soutenir l’émotion intense et de répéter l’accent extraordinaire des Psaumes, où, dans le silence des êtres pulvérisés, rien ne subsiste que le dialogue du cœur de l’homme et du Dominateur éternel. Ceux-ci, dans l’angoisse de la conscience troublée et dans l’oubli de la nature sensible, le recommencent en partie. Si la forte et âpre acclamation de l’Arabe qui éclate comme une trompette à l’aspect du soleil levant et de la nudité des solitudes348, si les secousses intérieures, les courtes visions du paysage lumineux et grandiose, si le coloris sémitique manque, du moins le sérieux et la simplicité ont subsisté, et le Dieu hébraïque transporté dans la conscience moderne n’est pas moins souverain dans cette étroite enceinte que dans les sables et dans les montagnes d’où il est sorti. Son image est réduite, mais son autorité est entière ; s’il est moins poétique, il est plus moral. Ils lisent avec étonnement et tremblement l’histoire de ses œuvres, les tables de ses ordonnances, les archives de ses vengeances, la proclamation de ses promesses et de ses menaces ; ils s’en remplissent. On n’a jamais vu de peuple qui se soit imbu si profondément d’un livre étranger, qui l’ait fait ainsi pénétrer dans ses mœurs et dans ses écrits, dans son imagination et dans son langage. Désormais ils ont trouvé leur roi, ils vont le suivre ; nulle parole laïque ou ecclésiastique ne prévaudra contre sa parole ; ils lui ont soumis leur conduite, ils exposeront pour lui leurs corps et leurs vies, et s’il le faut, pour lui rester fidèles, un jour viendra où ils renverseront l’État.

Ce n’est pas assez d’entendre ce roi, il faut encore lui répondre, et la religion n’est complète que lorsque la prière du peuple vient s’ajouter à la révélation de Dieu. En 1549, enfin, l’Angleterre reçoit son Prayer-Book349 des mains de Cranmer, Pierre Martyr, Bernard Ochin, Mélanchthon ; les principaux et les plus fervents des réformateurs de l’Europe ont été appelés pour « composer un corps de doctrines conformes à l’Écriture », et pour exprimer un corps de sentiments conformes à la véritable foi des chrétiens. Admirable livre où respire tout l’esprit de la réforme, où, à côté des touchantes tendresses de l’Évangile et des accents virils de la Bible, palpitent la profonde émotion, la grave éloquence, la générosité, l’enthousiasme contenu des âmes héroïques et poétiques qui retrouvaient le christianisme et qui avaient connu les approches du bûcher. « Père tout-puissant et miséricordieux, nous avons erré et nous nous sommes égarés hors de tes voies, comme des brebis perdues. Nous avons trop suivi les imaginations et les désirs de nos propres cœurs. Nous avons péché contre tes lois saintes. Nous n’avons point fait les choses que nous devions faire, et nous avons fait les choses que nous devions ne point faire. Et il n’y a point de santé en nous. Mais toi, Seigneur, aie pitié de nous, misérables pécheurs. Épargne, ô Dieu, ceux qui confessent leurs fautes. Relève ceux qui sont pénitents, selon tes promesses déclarées au genre humain par le Christ, Jésus, Notre-Seigneur, et accorde-nous, ô miséricordieux Père, pour l’amour de lui, que nous puissions à l’avenir avoir une vie pieuse, droite et sage350… Dieu tout-puissant et éternel, qui ne hais rien de ce que tu as fait, et qui pardonnes les fautes de tous ceux qui se repentent, crée et fais en nous un cœur nouveau et contrit, afin que nous déplorions, comme il convient, nos péchés, et que, reconnaissant notre misère, nous puissions obtenir de toi pardon et rémission entière351… » Toujours revient la même idée, l’idée du péché, du repentir et de la rénovation morale ; toujours la pensée maîtresse est celle du cœur humilié devant la justice invisible et n’implorant sa grâce que pour obtenir son redressement. Un pareil état d’esprit ennoblit l’homme et met une sorte de gravité passionnée dans toutes les importantes actions de sa vie. Il faut écouter la liturgie au lit des mourants, au baptême des enfants, à la célébration des mariages. « Veux-tu prendre cette femme pour ta légitime épouse, afin de vivre ensemble selon le commandement de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu l’aimer, la soutenir, l’honorer, la garder dans la maladie et dans la santé… dans la bonne et la mauvaise fortune, dans la richesse et dans la pauvreté… et renonçant à toute autre, te garder à elle seule aussi longtemps que vous vivrez tous les deux352 ? » Ce sont là les vraies paroles de la loyauté et de la conscience. Nulle langueur mystique ici ni ailleurs. Cette religion n’est point faite pour des femmes qui rêvent, attendent et soupirent, mais pour des hommes qui s’examinent, agissent et ont confiance, confiance en quelqu’un de plus juste qu’eux. Quand l’homme est malade et que sa chair défaille, le prêtre s’avance et lui dit : « Notre cher bien-aimé, sachez ceci : que le Dieu tout-puissant est le Seigneur de la vie et de la mort et de toutes les choses qui s’y rapportent, comme la jeunesse, la force, la santé, la vieillesse, la débilité, la maladie ; c’est pourquoi, quel que soit votre mal, sachez avec certitude qu’il est une visitation de Dieu ; et quelle que soit la cause pour laquelle cette maladie vous est envoyée, que ce soit pour éprouver votre patience ou servir d’exemple à autrui…, ou pour corriger et amender en vous quelque chose qui offense les yeux de votre Père céleste ; sachez avec certitude que si vous vous repentez véritablement de vos péchés et si vous portez patiemment votre maladie, vous confiant à la miséricorde de Dieu et vous soumettant entièrement à sa volonté…, elle tournera à votre profit et vous aidera dans la droite voie qui conduit à la vie éternelle353. » Un grand sentiment mystérieux, une sorte d’épopée sublime et sans images apparaît obscurément parmi ces examens de la conscience, je veux dire la divination du gouvernement divin et du monde invisible, seuls subsistants, seuls véritables en dépit des apparences corporelles et du hasard brutal qui semble entre-choquer les choses. De loin en loin l’homme entrevoit cet au-delà et se relève du fond de son cloaque, comme s’il avait respiré soudainement un air fortifiant et pur. Voilà les effets de la prière publique rendue au peuple ; car celle-ci a été retirée du latin, reportée dans la langue vulgaire, et dans ce seul mot il y a une révolution. Sans doute la routine, ici comme pour l’ancien missel, fera insensiblement son triste office ; à force de répéter les mêmes mots, l’homme ne répétera souvent que des mots ; ses lèvres remueront et son cœur restera inerte. Mais dans les grandes angoisses, dans les sourdes agitations de l’esprit inquiet et vide, aux funérailles de ses proches, les fortes paroles du livre le retrouveront sensible ; car elles sont vivantes354 et ne s’arrêtent pas dans les oreilles comme le langage mort : elles entrent jusqu’à l’âme, et sitôt que l’âme est remuée et labourée, elles y prennent racine. Si vous allez les entendre dans le pays et si vous écoutez l’accent vibrant et profond avec lequel on les prononce, vous verrez qu’elles y forment un poëme national, toujours compris et toujours efficace. Le dimanche, dans le silence de toutes les affaires et de tous les plaisirs, entre les murs nus des églises de village, où nulle image, nul ex-voto, nul culte accessoire ne vient distraire les yeux, les bancs sont pleins ; les puissants versets hébraïques heurtent comme des coups de bélier à la porte de chaque âme, puis la liturgie développe ses supplications imposantes, et par intervalles le chant de la congrégation vient avec l’orgue soutenir le recueillement public. Rien de plus grave et de plus simple que ce chant populaire ; nulle fioriture, nulle cantilène ; il n’est point fait pour l’agrément de l’oreille, et néanmoins il est exempt des tristesses maladives, de la lugubre monotonie que le moyen âge a laissée dans notre plain-chant ; ni monacal, ni païen, il roule comme une mélopée virile et pourtant douce, sans contredire ni faire oublier les paroles qu’il accompagne ; ces paroles sont les psaumes355 traduits en vers et encore augustes, atténués mais non enjolivés. Tout est d’accord, le lieu, le chant, le texte, la cérémonie, pour mettre chaque homme, en personne et sans intermédiaire, en présence du Dieu juste, et pour former une poésie morale qui soutienne et développe le sens moral356.

Un point manque encore pour achever cette religion virile, le raisonnement humain. Le ministre monte en chaire et parle ; il parle froidement, je le veux bien, avec des commentaires littéraux et des démonstrations trop longues, mais solidement, sérieusement, en homme qui veut bien convaincre, et par de bons moyens, qui ne s’adresse qu’à la raison, et ne discourt que de la justice. Avec Latimer et ses contemporains, la prédication comme la religion change d’objet et de caractère ; comme la religion, elle devient populaire et morale, et s’approprie à ceux qui l’écoutent pour les rappeler à leurs devoirs. Peu d’hommes, par leur vie et leur parole, ont mieux que celui-ci mérité des hommes. C’était un véritable Anglais, consciencieux, courageux, homme de bon sens et de pratique, issu de la classe laborieuse et indépendante où étaient le cœur et les muscles de la nation. Son père, un brave yeoman, avait une ferme de quatre livres par an, où il employait une demi-douzaine d’hommes, avec trente vaches que trayait sa femme, lui-même bon soldat du roi, s’entretenant d’une armure pour lui et son cheval afin de paraître à l’armée selon les occurrences, enseignant à son fils à tirer de l’arc, lui donnant à boucler sa cuirasse, et trouvant au fond de sa bourse quelques vieux nobles pour l’envoyer à l’école et de là à l’Université. Le petit Latimer étudia âprement, prit ses grades, et resta longtemps bon catholique, ou, comme il disait, « dans les ténèbres et l’ombre de la mort. » Vers trente ans, ayant fréquenté Bilney le martyr, et surtout ayant connu le monde et pensé par lui-même, il commença « à flairer la parole de Dieu et à abandonner les docteurs d’école et les sottises de ce genre », bientôt à prêcher, et tout de suite à passer « pour un séditieux grandement incommode aux gens en place qui étaient injustes. » Car ce fut là d’abord le trait saillant de son éloquence ; il parlait aux gens de leurs devoirs, et en termes précis. Un jour qu’il prêchait devant l’Université, l’évêque d’Ely entra curieux de l’entendre. Sur-le-champ il changea de sujet, et fit le portrait du prélat parfait, portrait qui ne cadrait pas bien avec la personne de l’évêque, et il fut dénoncé pour ce fait. Devenu chapelain de Henri VIII, si terrible que fût le roi, si petit qu’il fût lui-même, il osa lui écrire librement pour arrêter la persécution qui commençait et empêcher l’interdiction de la Bible ; certainement il jouait sa vie. Il l’avait déjà fait, il le fit encore ; comme Tyndal, comme Knox, comme tous les chefs de la Réforme, il vécut presque incessamment dans l’attente de la mort, et dans la pensée du bûcher. Avec une santé mauvaise, attaqué par de grands maux de tête, par des douleurs d’entrailles, par la pleurésie, par la pierre, il faisait un travail énorme, voyageant, écrivant, prêchant, prononçant à soixante-sept ans deux sermons chaque dimanche, et le plus souvent se levant à deux heures du matin, été comme hiver, pour étudier. Rien de plus simple et de plus efficace que son éloquence ; et la raison en est qu’il ne parle jamais pour parler, mais pour faire une œuvre. Ses instructions, entre autres celles qu’il prêche devant le jeune roi Édouard, ne sont pas, comme celles de Massillon devant le petit Louis XV, suspendues en l’air, dans la tranquille région des amplifications philosophiques : ce sont les vices présents qu’il veut corriger et qu’il attaque, les vices qu’il a vus, que chacun désigne du doigt ; lui aussi il les désigne, nommant les choses par leur nom, et aussi les gens, disant les faits et les détails, en brave cœur, qui n’épargne personne, et s’expose sans arrière-pensée pour dénoncer et redresser l’iniquité. Si universelle que soit sa morale, si ancien que soit son texte, il l’applique aux contemporains, à ses auditeurs, tantôt aux juges qui sont là, « à messieurs les habits de velours » qui ne veulent pas écouter les pauvres, qui en douze mois ne donnent qu’un jour d’audience à telle femme, et qui laissent telle autre pauvre femme à la prison de la Flotte, sans vouloir accepter caution ; tantôt aux payeurs, aux entrepreneurs du roi, dont il compte les voleries, qu’il place « entre l’enfer et la restitution », et de qui, livre par livre, il obtient et extorque l’argent volé. Toujours, de l’iniquité abstraite, il va à l’abus spécial ; car c’est l’abus qui crie et demande non un discoureur, mais un champion ; la théologie ne vient pour lui qu’en second lieu ; avant tout, la pratique ; la véritable offense contre Dieu, à ses yeux, c’est un mauvais acte ; le véritable service de Dieu, c’est la suppression des mauvais actes. Et regardez par quelles voies il y va. Nul grand mot, nul étalage de style, nul déroulement de dialectique. Il conte sa vie, la vie des autres, et donne les dates, les chiffres, les lieux ; il abonde en anecdotes, en petites circonstances sensibles, capables d’entrer dans l’imagination et de réveiller les souvenirs de chaque auditeur. Il est familier, parfois plaisant, et toujours si précis, si imbu des événements réels et des particularités de la vie anglaise, qu’on peut tirer de ses sermons une description presque complète des mœurs de son temps et de son pays. Pour réprimander les grands qui s’approprient les communaux par des enclos, il leur fait le détail des nécessités du paysan, sans le moindre souci des convenances ; c’est qu’il ne s’agit point ici de garder des convenances, mais de produire des convictions. « Une terre à labour a besoin de moutons, car il leur faut des moutons pour fumer leur terre, s’ils veulent qu’elle porte du grain ; en effet, s’ils n’ont point de moutons pour les aider à engraisser leur terre, ils n’auront que du pauvre blé et maigre. Ils ont aussi besoin de porcs pour leur nourriture, afin d’avoir du lard ; le lard est leur venaison ; vous savez bien que le justice est là avec son latin et sa potence, s’ils veulent en avoir une autre ; en sorte que le lard est leur nourriture nécessaire, de laquelle ils ne peuvent se passer. Il leur faut aussi d’autres bêtes, comme chevaux pour tirer leur charrue et porter leurs récoltes au marché, vaches pour leur lait et leur fromage dont ils vivent, et sur lesquels ils payent leur fermage. Toutes ces bêtes ont besoin de pâturage ; lequel manquant, il faut que tout le reste manque aussi ; et elles ne peuvent pas avoir de pâturage, si on prend la terre et si on l’enclôt de façon à ce qu’elles n’y entrent pas357. » Une autre fois, pour mettre ses auditeurs en garde contre les jugements précipités, il leur conte qu’étant entré dans la tour de Cambridge pour exhorter les détenus, il trouva une femme accusée d’avoir tué son enfant et qui ne voulait rien confesser. « Son enfant avait été malade pendant l’espace d’un an, et s’en allait, à ce qu’il paraît, de consomption. À la fin, il mourut dans le temps de la moisson. Elle s’en alla chez les voisins et autres amis pour requérir leur aide, afin de préparer l’enfant pour la sépulture ; mais personne n’était au logis, chacun était aux champs. La femme, avec un grand abattement et une grande angoisse de cœur, s’en revint, et étant toute seule prépara l’enfant pour la sépulture. Son mari, au retour, n’ayant pas grand amour pour elle, l’accusa du meurtre ; et voilà comme elle fut prise et amenée à Cambridge. Pour moi, avec tout ce que je pus apprendre par une recherche exacte, je crus en conscience que la femme n’était pas coupable, toutes les circonstances bien considérées. Aussitôt après cela, je fus appelé à prêcher devant le roi, ce qui était le premier sermon que j’eusse à faire devant Sa Majesté, et je le fis à Windsor, où Sa Majesté, après le sermon fini, me parla très-familièrement dans une galerie. Alors, quand je vis le bon moment, je m’agenouillai devant Sa Majesté, lui découvrant toute l’affaire, et ensuite je suppliai très-humblement Sa Majesté de pardonner à cette femme ; car je croyais, en ma conscience, qu’elle n’était pas coupable, et autrement, pour tout au monde, je n’aurais pas voulu intercéder pour un assassin. Le roi écouta avec beaucoup de clémence mon humble requête, tellement que j’eus pour elle un pardon tout préparé, quand je m’en retournai au logis. Cependant cette femme était accouchée d’un enfant dans la tour de Cambridge, dont je fus le parrain et mistress Cheak la marraine. Mais pendant tout ce temps je cachai mon pardon, et ne lui en dis rien, l’exhortant seulement à avouer la vérité. À la fin, le jour vint où elle crut qu’on l’exécuterait ; je vins, comme c’était ma coutume, pour l’instruire, et elle me fit une grande lamentation ; car elle croyait qu’elle serait damnée, si on l’exécutait avant qu’elle eût pu faire ses relevailles… Nous manœuvrâmes ainsi avec cette femme jusqu’à ce que nous l’eussions amenée à de bonnes dispositions. À la fin, nous lui montrâmes le pardon du roi et la laissâmes aller. Je vous ai conté cette histoire pour vous montrer que nous ne devons point être trop précipités à croire un rapport, mais que nous devons plutôt suspendre nos jugements jusqu’à ce que nous sachions la vérité358. » Quand un homme prêche ainsi, on le croit ; on est sûr qu’il ne récite pas une leçon, on sent qu’il a vu, qu’il tire sa morale, non des livres, mais des faits, que ses conseils sortent du solide fonds d’où tout doit sortir, je veux dire de l’expérience multipliée et personnelle. Maintes fois j’ai écouté les orateurs populaires, ceux qui s’adressent aux bourses, et prouvent leur talent par leurs recettes ; c’est de cette façon qu’ils haranguent, avec des exemples circonstanciés, récents, voisins, avec les tournures de la conversation, laissant là les grands raisonnements et le beau langage. Figurez-vous l’ascendant des Écritures commentées par une telle parole, jusqu’à quelles couches du peuple elle peut descendre, quelle prise elle a sur des matelots, des ouvriers, des domestiques ; considérez encore que l’autorité de cette parole est doublée par le courage, l’indépendance, l’intégrité, la vertu inattaquable et reconnue de celui qui la porte ; il a dit la vérité au roi, il a démasqué les voleurs, il a encouru toutes sortes de haines, il a quitté son évêché pour ne rien signer contre sa conscience, et voici qu’à quatre-vingts ans, sous Marie, ayant refusé de se rétracter, après deux ans de prison et d’attente, et quelle attente ! il est conduit au bûcher. Son compagnon Ridley « dormit, la nuit qui précéda, aussi tranquillement que jamais en sa vie », et attaché au poteau, dit tout haut : « Père céleste, je te remercie humblement de m’avoir choisi pour être confesseur de la vérité même par ma mort. » À son tour, comme on allumait les fagots, Latimer s’écria : « Bon courage, maître Ridley, soyez homme, nous allons aujourd’hui, par la grâce de Dieu, allumer une chandelle en Angleterre, de telle sorte que, j’espère, on ne l’éteindra jamais. » Il baigna d’abord ses mains dans les flammes, et, recommandant son âme à Dieu, il mourut.

Il avait bien jugé ; c’est par cette suprême épreuve qu’une croyance prouve sa force et conquiert ses partisans ; les supplices sont une propagande en même temps qu’un témoignage, et font des convertis en faisant des martyrs. Tous les écrits du temps et tous les commentaires qu’on en peut faire languissent auprès des actions qui, coup sur coup, éclatèrent alors chez les docteurs et dans le peuple, jusque parmi les plus simples et les plus ignorants. En trois ans, sous Marie, près de trois cents personnes, hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, quelques-uns presque enfants, plutôt que d’abjurer, se laissèrent brûler vivants. La toute-puissante idée de Dieu et de la fidélité qu’on lui doit les roidissait contre toutes les réclamations de la nature et contre tous les frémissements de la chair. « Nul ne sera couronné, écrivait l’un d’eux, hors ceux qui combattront en hommes, et celui qui souffrira jusqu’au bout sera sauvé. » Le docteur Rogers souffrit, le premier, en présence de sa femme et de ses dix enfants, dont l’un était encore à la mamelle. On ne l’avait point averti, et il dormait profondément. Soudain la femme du geôlier l’éveilla, et lui apprit que c’était pour cette matinée. « Alors, dit-il, je n’ai pas besoin d’attacher mes aiguillettes. » Au milieu de la flamme, il n’avait pas l’air de souffrir. « Ses enfants étaient debout à côté de lui, le consolant ; en sorte qu’on aurait dit qu’ils le conduisaient à quelque joyeux mariage359. » — Un jeune homme de dix-neuf ans, William Hunter, apprenti chez un tisseur de soie, fut exhorté par sa mère à persévérer jusqu’au bout. « Elle lui dit qu’elle était contente d’avoir eu le bonheur de porter un enfant comme lui, qui trouvait en son cœur le courage de perdre sa vie pour l’amour du nom du Christ. Alors William dit à sa mère : Pour la petite douleur que j’aurai à souffrir, et qui n’est qu’un court passage, le Christ m’a promis, ma mère, une couronne de joie. Ne devez-vous pas en être contente, ma mère ? —  Là-dessus, sa mère s’agenouilla, en disant : Je prie Dieu de te fortifier, mon fils, jusqu’à la fin ; oui, et je pense ta part aussi bonne que celle d’aucun des enfants que j’ai portés… Aussitôt le feu fut fait. Alors William jeta tout droit son psautier dans la main de son frère, qui dit : William, pense à la sainte Passion du Christ, et n’aie pas peur de la mort. —  Et William répondit : Je n’ai pas peur. —  Puis il leva ses mains vers le ciel, et dit : Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! recevez mon esprit. Et rejetant sa tête dans la fumée étouffante, il rendit sa vie pour la vérité360. »

Quand une passion est capable de dompter ainsi les affections naturelles, elle est capable de dompter aussi la douleur corporelle ; toute la férocité du temps échouait contre les convictions. « Un tisserand de Shoreditch, appelé Tomkins, interrogé par l’évêque de Londres s’il souffrirait bien le feu, répondit qu’il en fît l’expérience ; et ayant fait apporter une chandelle allumée, il mit la main dessus sans la retirer ni se mouvoir » ; tellement, dit Fox, « que les muscles et les veines se racornirent et éclatèrent, et que le sang jaillit dans la figure de Harpsfield, qui se tenait à côté. » — Dans l’île de Guernesey, une femme grosse étant condamnée au feu accoucha dans les flammes, et l’enfant étant ramassé fut, par l’ordre des magistrats, rejeté dans le feu361. L’évêque Hooper fut brûlé jusqu’à trois fois dans un petit feu de bois vert. Il y avait trop peu de bois, et le vent détournait la fumée. Il criait lui-même : « Du bois, bonnes gens, du bois, augmentez le feu. » Ses jambes et ses cuisses furent grillées ; l’une de ses mains tomba avant qu’il expirât ; il dura ainsi trois quarts d’heure ; devant lui, dans une boîte, était son pardon, en cas qu’il voulût se rétracter. Contre les longues angoisses des prisons infectes, contre tout ce qui peut énerver ou séduire, ils étaient invincibles : cinq moururent de faim à Cantorbéry : ils étaient aux fers nuit et jour, sans autre couverture que leurs habits, sur de la paille pourrie ; cependant des traités couraient parmi eux, disant « que la croix de la persécution » était un bienfait de Dieu, « un joyau inestimable, un contre-poison souverain, éprouvé, pour remédier à l’amour de soi et à la sensualité mondaine. » Devant de tels exemples, le peuple s’ébranlait. « Il n’y a pas d’enfant, écrivait une dame à l’évêque Bonner, qui ne vous appelle Bonner la bourreau, et ne sache sur ses doigts, comme son Pater, le nombre exact de ceux que vous avez brûlés au bûcher ou fait mourir de faim en prison pendant ces neuf mois… Vous avez perdu les cœurs de vingt mille personnes qui étaient des papistes invétérés il y a un an. » Les assistants encourageaient les martyrs, et leur criaient que leur cause était juste. « On dit même, écrivait l’envoyé catholique, que plusieurs se sont voulu volontairement mettre sur le bûcher à côté de ceux que l’on brûlait362. » En vain la reine avait défendu, sous peine de mort, toutes les marques d’approbation. « Nous savons qu’ils sont les hommes de Dieu, criait l’un des assistants, c’est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de dire : Que Dieu les fortifie. » Et tout le peuple répondait : « Amen, amen. » Rien d’étonnant si, à l’avénement d’Élisabeth, l’Angleterre entra à pleines voiles dans le protestantisme ; les menaces de l’Armada l’y poussèrent plus avant encore, et la Réforme devint nationale sous la pression de l’hostilité étrangère, comme elle était devenue populaire par l’ascendant de ses martyrs.

IV

Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l’une en haut, l’autre en bas : l’une respectée, florissante, étalée dans l’air libre ; l’autre méprisée, à demi enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l’écraser ; toutes deux vivantes, l’anglicane comme la puritaine, l’une malgré l’effort qu’on fait pour la détruire, l’autre malgré les soins qu’on prend pour la développer.

La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne ; parmi les poésies païennes qui jusqu’à la Révolution occupent toujours la scène du monde, insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses racines jusqu’au fond de l’esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley, Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou moraux, de nobles stances sur la mort et l’immortalité de l’âme, sur la fragilité des choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l’homme trouve le soutien de sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon, Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation de l’obscur au-delà, bref la foi et la prière. Plusieurs des prières qu’écrivit Bacon sont entre les plus belles que l’on sache, et le courtisan Raleigh, contant la chute des empires, et comment « une populace de nations barbares avait abattu enfin ce grand et magnifique arbre de la domination romaine », achevait son livre avec les idées et l’accent d’un Bossuet363. Qu’on se représente l’église de Saint-Paul à Londres, et le beau monde qui s’y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le parvis leurs éperons à molettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui, entre les arceaux et les chapelles, étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes, leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et leurs gestes d’acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé même, bien éloigné de la décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l’homme aux grands moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l’âge vient, quand il arrive à juger la vie ; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans l’église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant la prière que son chapelain récite, et n’ayant d’autres livres que quelque gros in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer Book et sa Bible ; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point par un rigorisme étroit ; elle n’entrave point l’essor de leur esprit ; elle n’essaye point d’éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie ; elle ne proscrit pas le beau ; elle conserve plus qu’aucune église réformée les nobles pompes de l’ancien culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les majestueuses harmonies d’un chant grave que l’orgue soutient. C’est son caractère propre de n’être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur, elle en est embrassée et l’embrasse ; car elle a pour chef la reine, elle est un membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre haute ; elle marie ses prêtres ; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses principaux membres sont les cadets des grandes familles : par tous ces canaux, elle reçoit l’esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire, chez les nobles d’Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts de l’artiste, les curiosités du philosophe, les façons mondaines et le sentiment du beau. L’alliance est si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l’Église. Des deux parts, les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs poëtes sont pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes ; l’évêque Hall, l’évêque Corbet, le recteur Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s’élèvent aux contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Hales, Taylor, Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison. On voit alors se former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de l’intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition l’indépendance de l’examen, également opposée à la servilité de l’interprétation littérale et à la servilité de l’interprétation imposée. En face des premiers paraît le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes, un des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui en toute question remonte aux principes364, fait entrer dans la controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine365 ; outre cela, écrivain méthodique, correct et toujours ample, digne d’être regardé non-seulement comme un des pères de l’Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l’Écriture, d’institution divine, que toutes également sont dignes de respect et d’obéissance, qu’il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre intelligence, à la parole extérieure, par laquelle Dieu touche nos sens ; qu’ainsi la constitution civile de l’Église et l’ordonnance visible des cérémonies peuvent être conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu’elles ne sont point justifiées par un texte palpable de la Bible, et que l’autorité des magistrats, comme le raisonnement des hommes, ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et certaines disciplines sur lesquelles l’Écriture s’est tue pour laisser décider la raison. « Car si la force naturelle de l’esprit de l’homme peut par l’expérience et l’étude atteindre à une telle maturité, que dans les choses humaines les hommes puissent faire quelque fond sur leur jugement, n’avons-nous pas raison de penser que, même dans les choses divines, le même esprit muni des aides nécessaires, exercé dans l’Écriture avec une diligence égale, et assisté par la grâce du Dieu tout-puissant, pourra acquérir une telle perfection de savoir que les hommes auront une juste cause, toutes les fois qu’une chose appartenant à la foi et à la religion sera mise en doute, pour incliner volontiers leur esprit vers l’opinion que des hommes si graves, si sages, si instruits en ces matières, déclareront la plus solide366 ? » Qu’on ne dédaigne donc pas « cette lumière naturelle », mais plutôt servons-nous-en pour accroître l’autre367, comme on apporte un flambeau à côté d’un flambeau ; surtout servons-nous-en pour vivre en harmonie les uns avec les autres. « Car, dit-il, ce serait un bien plus grand contentement pour nous (si petit est le plaisir que nous prenons à ces querelles), de travailler sous le même joug en hommes qui aspirent à la même récompense éternelle de leur labeur, d’être unis à vous par les liens d’un amour et d’une amitié indissolubles, de vivre comme si nos personnes étant plusieurs, nos âmes n’en faisaient qu’une, que de demeurer démembrés comme nous le sommes, et de dépenser nos courts et misérables jours dans la poursuite insipide de ces fatigantes contentions368. » — En effet, c’est à l’accord que les plus grands théologiens concluent ; par-dessus la pratique oppressive ils saisissent l’esprit libéral. Si par sa structure politique l’Église anglicane est persécutrice, par sa structure doctrinale elle est tolérante ; elle a trop besoin de la raison laïque pour tout refuser à la raison laïque ; elle vit dans un monde trop cultivé et trop pensant pour proscrire la pensée et la culture. Son plus éminent docteur, John Hales369, « déclare plusieurs fois qu’il renoncerait demain à la religion de l’Église d’Angleterre, si elle l’obligeait à penser que d’autres chrétiens seront damnés, et qu’on ne croit les autres damnés que lorsqu’on désire qu’ils le soient370. » C’est encore lui, un théologien, un prébendiste, qui conseille aux hommes de ne se fier qu’à eux-mêmes en matière religieuse, de ne s’en remettre ni à l’autorité, ni à l’antiquité, ni à la majorité, de se servir de leur propre raison pour croire « comme de leurs propres jambes pour marcher », d’agir et d’être hommes par l’esprit comme par le reste, et de considérer comme lâches et impies l’emprunt des doctrines et la paresse de penser. À côté de lui, Chillingworth, esprit militant et loyal par excellence, le plus exact, le plus pénétrant, le plus convaincant des controversistes, protestant d’abord, puis catholique, puis de nouveau et pour toujours protestant, ose bien déclarer que ces grands changements opérés en lui-même et par lui-même à force d’études et de recherches « sont de toutes ses actions celles qui le satisfont le plus. » Il soutient que la raison appliquée à l’Écriture doit seule persuader les hommes ; que l’autorité n’y peut rien prétendre ; « que rien n’est plus contre la religion que de violenter la religion371  » ; que le grand principe de la réforme est la liberté de conscience, et que si les doctrines des diverses sectes protestantes « ne sont point absolument vraies, du moins elles sont libres de toute impiété et de toute erreur damnable en soi ou destructive du salut. » Ainsi se développe une polémique, une théologie, une apologétique solide et sensée, rigoureuse dans ses raisonnements, capable de progrès, munie de science, et qui, autorisant l’indépendance du jugement personnel en même temps que l’intervention de la raison naturelle, laisse la religion à portée du monde, et les établissements du passé sous les prises de l’avenir.

Au milieu d’eux s’élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d’imagination comme Spenser et comme Shakspeare, Jeremy Taylor, qui, par la pente de son esprit comme par les événements de sa vie, était destiné à présenter aux yeux l’alliance de la Renaissance et de la Réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde « pour sa beauté juvénile et florissante, pour son air gracieux », pour sa diction splendide, protégé et placé par l’archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l’épiscopat, devint chapelain de l’armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis, après la Restauration, fut comblé d’honneurs, devint évêque, membre du conseil privé, et chancelier de l’Université d’Irlande : par toutes les parties de sa vie, heureuse et malheureuse, privée et publique, on voit qu’il est anglican, royaliste, imbu de l’esprit des cavaliers et des courtisans ; non qu’il ait leurs vices ; au contraire, il n’y eut point d’homme meilleur ni plus honnête, plus zélé dans ses devoirs, plus tolérant par ses principes, en sorte que, gardant la gravité et la pureté chrétiennes, il n’a pris à la Renaissance que sa riche imagination, son érudition classique et son libre esprit. Mais pour ce qui est de ces dons, il les a tout entiers, tels qu’ils sont chez les plus brillants et les plus inventifs entre les gentilshommes du monde, chez sir Philip Sidney, chez lord Bacon, chez sir Thomas Brown, avec les grâces, les magnificences, les délicatesses qui sont le propre de ces génies si sensitifs et si créateurs, et en même temps avec les redondances, les singularités, les disparates inévitables dans un âge où l’excès de la verve empêchait la sûreté du goût. Comme tous ces écrivains, comme Montaigne, il est imbu de l’antiquité classique ; il cite en chaire des anecdotes grecques et latines, des passages de Sénèque, des vers de Lucrèce et d’Euripide, et cela à côté des textes de la Bible, de l’Évangile et des Pères. Le cant n’était point encore établi ; les deux grandes sources d’enseignement, la païenne et la chrétienne, coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la révélation. Figurez-vous donc ces étranges sermons, où les deux éruditions, l’hellénique et l’évangélique, affluent ensemble avec les textes, et chaque texte cité dans sa langue ; où, pour prouver que les pères sont souvent malheureux dans leurs enfants, l’auteur allègue coup sur coup Chabrias, Germanicus, Marc-Aurèle, Hortensius, Quintus Fabius Maximus, Scipion l’Africain, Moïse et Samuel ; où s’entassent en guise de comparaisons et d’illustrations le fouillis des historiettes et des documents botaniques, astronomiques, zoologiques, que les encyclopédies et les rêveries scientifiques déversent en ce moment dans les esprits. Taylor vous contera l’histoire des ours de Pannonie, qui, blessés, s’enferrent plus avant ; celle des pommes de Sodome qui sont belles d’apparence, mais au dedans pleines de pourriture et de vers, et bien d’autres anecdotes encore. Car c’est le trait marquant des hommes de cet âge et de cette école, de n’avoir point l’esprit nettoyé, aplani, cadastré, muni d’allées rectilignes, comme les écrivains de notre dix-septième siècle et comme les jardins de Versailles, mais plein et comblé de faits circonstanciés, de scènes complètes et dramatiques, de petits tableaux colorés, tous pêle-mêle et mal époussetés, en sorte que, perdu dans l’encombrement et la poussière, le spectateur moderne crie à la pédanterie et à la grossièreté. Les métaphores pullulent les unes par-dessus les autres, s’embarrassent l’une dans l’autre, et se bouchent l’issue les unes aux autres, comme dans Shakspeare. On croyait en suivre une, en voilà une seconde qui commence, puis une troisième qui coupe la seconde, et ainsi de suite, fleur sur fleur, girandole sur girandole, si bien que sous les scintillements la clarté se brouille, et que la vue finit par l’éblouissement. En revanche, et justement en vertu de cette même structure d’esprit, Taylor imagine les objets, non pas vaguement et faiblement par quelque indistincte conception générale, mais précisément, tout entiers, tels qu’ils sont, avec leur couleur sensible, avec leur forme propre, avec la multitude de détails vrais et particuliers qui les distinguent dans leur espèce. Il ne les connaît point par ouï-dire ; il les a vus. Bien mieux, il les voit en ce moment, et les fait voir. Lisez ce morceau, et dites s’il n’a pas l’air copié dans un hôpital ou sur un champ de bataille : « Comment pouvons-nous nous plaindre de la débilité de notre force ou de la pesanteur des maladies, quand nous voyons un pauvre soldat debout sur une brèche, presque exténué de froid et de faim, sans pouvoir être soulagé de son froid que par une chaleur de colère, par une fièvre ou par un coup de mousquet, ni allégé de sa faim que par une souffrance plus grande ou par quelque crainte énorme ? Cet homme se tiendra debout, sous les armes et sous les blessures, sous la chaleur et le soleil, pâle et épuisé, accablé, et néanmoins vigilant. La nuit, on lui extraira une balle de la chair, ou des éclats enfoncés dans ses os ; il tendra sa bouche violemment fendue pour qu’on la lui recouse : tout cela pour un homme qu’il n’a jamais vu, ou par qui, s’il l’a vu, il n’a pas été remarqué, un homme qui l’enverra à la potence s’il essaye de fuir toutes ces misères372. » Voilà l’avantage de l’imagination complète sur la raison ordinaire. Elle produit d’un bloc vingt ou trente idées et autant d’images, épuisant l’objet que l’autre ne fait que désigner et effleurer. Il y a un millier de circonstances et de nuances dans chaque événement ; et elles sont toutes enfermées dans des mots vivants comme ceux que voici : « J’ai vu les gouttelettes d’une source suinter à travers le fond d’une digue, et amollir la lourde maçonnerie, jusqu’à la rendre assez ployante pour garder l’empreinte d’un pied d’enfant ; on dédaignait cette petite source, on ne s’en inquiétait pas plus que des perles déposées par une matinée brumeuse, jusqu’au moment où elle eut frayé sa route et fait un courant assez fort pour entraîner les ruines de sa rive minée, et envahir les jardins voisins ; mais alors les gouttes dédaignées s’étaient enflées jusqu’à devenir une rivière factice et une calamité intolérable. Telles sont les premières entrées du péché ; elles peuvent trouver leur barrière dans une sincère prière du cœur, et leur frein dans le regard d’un homme respectable ou dans les avis d’un seul sermon ; mais quand de tels commencements sont négligés…, ils se changent en ulcères et en maladies pestilentielles ; ils détruisent l’âme par leur séjour, tandis qu’à leur première entrée ils auraient pu être tués par la pression du petit doigt373. » Tous les extrêmes se rencontrent dans cette imagination-là. Les cavaliers qui l’écoutent y trouvent, comme chez Ford, Beaumont et Fletcher, la copie crue de la vérité la plus brutale et la plus immonde, et la musique légère des songes les plus gracieux et les plus aériens, les puanteurs et les horreurs médicales374, et tout d’un coup les fraîcheurs et les allégresses du plus riant matin ; l’exécrable détail de la lèpre, de ses boutons blancs, de sa pourriture intérieure, et cette aimable peinture de l’alouette, éveillée parmi les premières senteurs des champs. « Je l’ai vue s’élevant de son lit de gazon, et, prenant son essor, monter en chantant, tâcher de gagner le ciel et gravir jusqu’au-dessus des nuages ; mais le pauvre oiseau était repoussé par le bruyant souffle d’un vent d’est, et son vol devenait irrégulier et inconstant, rabattu comme il l’était par chaque nouveau coup de la tempête, sans qu’il pût regagner le chemin perdu avec tous les balancements et tous les battements de ses ailes, tant qu’enfin la petite créature fut contrainte de se poser, haletante, et d’attendre que l’orage fût passé ; alors elle prit un essor heureux, et se mit à monter, à chanter, comme si elle eût appris sa musique et son essor d’un de ces anges qui traversent quelquefois l’air pour venir exercer leur ministère ici-bas. Telle est la prière d’un homme de bien375. » Et il continue, avec la grâce, quelquefois avec les propres mots de Shakspeare. Chez le prédicateur comme chez le poëte, comme chez tous les cavaliers et tous les artistes de l’époque, l’imagination est si complète qu’elle atteint le réel jusque dans sa fange, et l’idéal jusque dans son ciel.

Comment le vrai sentiment religieux a-t-il pu s’accommoder d’allures si mondaines et si franches ? Il s’en est accommodé pourtant ; bien mieux, elles l’ont fait naître : chez Taylor, comme chez les autres, la poésie libre conduit à la foi profonde. Si cette alliance aujourd’hui nous étonne, c’est qu’à cet endroit nous sommes devenus pédants. Nous prenons un homme compassé pour un homme religieux. Nous sommes contents de le voir roide dans un habit noir, serré dans une cravate blanche et un formulaire à la main. Nous mettons la piété dans la décence, dans la correction, dans la régularité permanente et parfaite. Nous interdisons à la foi tout langage franc, tout geste hardi, toute fougue et tout élan d’action ou de parole ; nous sommes scandalisés des gros mots de Luther, des éclats de rire qui secouent sa puissante bedaine, de ses colères d’ouvrier, de ses nudités et de ses ordures, de la familiarité audacieuse avec laquelle il manie son Christ et son Dieu376. Nous ne voyons pas que ces libertés et ces abandons sont justement les signes de la croyance entière, que la conviction chaleureuse et immodérée est trop sûre d’elle-même pour s’astreindre à un style irréprochable, que la religion prime-sautière consiste non en bienséances, mais en émotions. Elle est un poëme, le plus grand de tous, un poëme auquel on croit ; voilà pourquoi ces gens la trouvent au bout de leur poésie ; la façon dont Shakspeare et tous les tragiques considèrent le monde y conduit ; encore un pas, et Jacques, Hamlet y vont entrer. Cette énorme obscurité, cette noire mer inexplorée377 qu’ils aperçoivent au terme de notre triste vie, qui sait si elle n’est pas bordée par un autre rivage ? L’anxieuse idée du ténébreux au-delà est nationale, et c’est pour cela qu’ici la renaissance nationale en ce moment devient chrétienne. Quand Taylor parle de la mort, il ne fait que reprendre et achever une pensée que Shakspeare ébauchait déjà378. « Toutes les successions de la durée, tous les changements de la nature, les milliers de milliers d’accidents de ce monde, et tous les événements qui arrivent à chaque homme et à chaque créature nous prêchent notre sermon funèbre, et nous avertissent de regarder et de voir comment le Temps, ce vieux fossoyeur, jette les pelletées de terre et nous creuse la fosse où nous irons enfouir nos joies et nos peines, et déposer nos corps comme une semence qui lèvera au jour magnifique ou intolérable de l’éternité. » Car, outre cette mort finale qui nous engloutit tout entiers, il y a les morts partielles qui nous dévorent pièce à pièce. « Nous sommes morts à tous les mois que nous avons déjà vécus, et nous ne les revivrons jamais une seconde fois. » Et voilà comme nous laissons derrière nous, lambeau par lambeau, toute notre vie, d’abord notre première vie engourdie et obscure « quand nous sortons du ventre de notre mère pour sentir la chaleur du soleil. Après cela nous dormons et nous entrons dans une sorte de mort, où nous gisons insouciants de tous les changements de l’univers…, aussi indifférents que si nos yeux étaient clos avec l’argile humide qui pleure dans les entrailles de la terre. Au bout de sept ans, nos dents tombent et meurent avant nous : c’est le prologue de la tragédie ; et à chaque fois sept ans, on peut bien parier que nous jouerons notre dernière scène. Peu à peu la nature, le hasard ou le vice viennent nous prendre notre corps par morceaux, affaiblissant une portion, en relâchant une autre, en sorte que nous goûtons d’avance le tombeau et les solennités de nos propres funérailles, d’abord, dans les organes qui ont été les ministres du vice, puis dans ceux qui nous servaient pour l’ornement ; et au bout d’un peu de temps, même ceux qui ne servaient qu’à nos nécessités se trouvent hors d’usage et s’embarrassent comme les roues d’une horloge détraquée. Nos cheveux tombent ; toilette funèbre qui annonce un homme entré bien avant dans la région et les domaines de la mort. Puis bien d’autres signes : les cheveux gris, les dents gâtées, les yeux troubles, les articulations tremblantes, l’haleine courte, les membres roides, la peau ridée, la mémoire défaillante, l’appétit moindre ; même la faim et la soif de chaque journée crient pour que nous remplacions cette portion de notre substance que la mort a dévorée pendant la longue nuit, lorsque nous gisions dans son giron et que nous dormions dans son vestibule. Ainsi chaque repas nous sauve d’une mort et prépare à une autre mort la pâture. Bien plus, pendant que nous pensons une pensée, nous mourons, et nous avons moins à vivre à chaque mot qui sort de notre bouche. » Par-dessus toutes ces destructions, d’autres destructions travaillent ; le hasard nous fauche aussi bien que la nature, et nous sommes la proie de l’accident comme de la nécessité. « La nature ne nous a donné qu’une moisson chaque année, mais la mort en a deux ; l’automne et le printemps envoient aux charniers des troupes d’hommes et de femmes… Combien de mères enceintes se sont réjouies de la fécondité de leurs entrailles et se sont complu dans la pensée qu’elles allaient devenir un canal de bénédictions pour une famille ! Et voilà que la sage-femme, promptement, a cousu dans le suaire leurs têtes et leurs pieds, et les a emportées dehors pour la sépulture. La mort règne dans toutes les parties de notre année, et vous ne pouvez aller nulle part sans fouler les os d’un mort379. »

Ainsi roulent ces puissantes paroles, sublimes comme le motet d’un orgue ; cet universel écrasement des vanités humaines a la grandeur funéraire d’une tragédie ; la piété ici sort de l’éloquence, et le génie conduit à la foi. Toutes les forces et aussi toutes les tendresses de l’âme sont remuées. Ce n’est pas un froid rigoriste qui parle, c’est un homme, un homme ému qui a des sens, un cœur, qui est devenu chrétien non par la mortification, mais par le développement de tout son être. « Considérez la vivacité de la jeunesse, les belles joues et les yeux pleins de l’enfance, la force et la vigoureuse flexibilité des membres de vingt-cinq ans, puis en regard le visage creux, la pâleur de mort, le dégoût et l’horreur d’une sépulture de trois jours. J’ai vu de la même façon une rose sortir des fentes de son chaperon de feuilles ; d’abord elle était belle comme le matin et pleine de la rosée du ciel ; mais quand un souffle rude eut brutalement livré au jour sa modestie virginale et démantelé sa trop fraîche et trop frêle retraite, elle commença à se ternir, puis à décliner vers l’abattement et la vieillesse maladive ; elle pencha la tête, sa tige se rompit, et le soir, ayant perdu quelques-unes de ses feuilles et toute sa beauté, elle tomba dans le sort des mauvaises herbes et des visages flétris. Tel est le sort de tout homme et de toute femme : devenir l’héritage des vers et des serpents dans la froide terre immonde, avec notre beauté si changée que bientôt nos amis ne nous reconnaîtraient plus ; et ce changement mêlé de tant d’horreur… que ceux qui six heures auparavant nous comblaient de leurs charitables ou ambitieux services, ne peuvent sans quelque regret rester seuls dans la chambre où gît le corps dépouillé de la vie et de ses honneurs380. »

Amené là, comme Hamlet au cimetière, parmi les crânes qu’il reconnaît et sous l’oppression de la mort qu’il touche, l’homme n’a plus qu’un effort à faire pour voir se lever dans son cœur un nouveau monde. Il cherche le remède de ses tristesses dans l’idée de la justice éternelle, et l’implore avec une ampleur de paroles qui fait de la prière un hymne en prose aussi beau qu’une œuvre d’art.

« Éternel Dieu381, tout-puissant père des hommes et des anges, par le soin et la providence de qui je suis conservé et gardé, soutenu et assisté, je te demande humblement de pardonner les péchés et les folies de cette journée, la faiblesse de mon service et la force de mes passions, la témérité de mes paroles, la vanité et le mal de mes actions. Ô juste et bien-aimé Dieu, combien de temps encore viendrai-je ainsi encore confesser mes péchés, prier contre leur séduction, et pourtant retomber sous leur prise ! Oh ! qu’il n’en soit plus ainsi, et que je ne retourne jamais aux folies dont je suis humilié, qui amènent le chagrin, et la mort, et ton déplaisir pire que la mort ! Donne-moi l’empire sur mes penchants, et une parfaite haine du péché, et un amour de toi au-dessus de tous les désirs de ce monde. Qu’il te plaise de me préserver et de me défendre cette nuit de tout péché, de toute violence du hasard, de la malice des esprits des ténèbres. Garde-moi dans mon sommeil, et, endormi ou éveillé, que je sois ton serviteur. Sois le premier et le dernier de mes pensées, et le guide et l’assistance continuelle de toutes mes actions. Préserve mon corps, pardonne le péché de mon âme et sanctifie mon cœur. Que je vive toujours saintement, justement, sagement ; et quand je mourrai, reçois mon âme382… »

V

Ce n’était là pourtant qu’une demi-réforme, et la religion officielle était trop liée au monde pour entreprendre de le nettoyer jusqu’au fond ; si elle réprimait les débordements du vice, elle n’en attaquait pas la source, et le paganisme de la Renaissance, suivant sa pente, aboutissait déjà, sous Jacques Ier, à la corruption, à l’orgie, aux mœurs de mignons et d’ivrognes, à la sensualité provocante et grossière383 qui, plus tard, sous la Restauration, étala son égout au soleil. Mais sous le protestantisme établi s’étendait le protestantisme interdit ; les yeomen se faisaient leur foi comme les gentilshommes, et déjà les puritains perçaient sous les anglicans.

Nulle culture ici, nulle philosophie, nul sentiment de la beauté harmonieuse et païenne. La conscience parlait seule, et son inquiétude était devenue une terreur. Le fils du boutiquier, du fermier, qui lisait la Bible dans la grange ou dans le comptoir, parmi les tonnes ou les sacs de laine, ne prenait pas les choses avec le même tour que le beau cavalier nourri dans la mythologie antique et raffiné par l’élégante éducation italienne. Il les prenait tragiquement, il s’examinait à la rigueur, il s’enfonçait dans le cœur toutes les pointes du scrupule, il s’emplissait l’imagination des vengeances de Dieu et des terreurs bibliques. Une sombre épopée, terrible et grande comme l’Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. Ils se pénétraient des textes de saint Paul, des menaces tonnantes des prophètes ; ils s’appesantissaient en esprit sur les impitoyables doctrines de Calvin ; ils reconnaissaient que la masse des hommes est prédestinée à la damnation éternelle384 ; plusieurs croyaient que cette multitude est criminelle avant de naître, que Dieu a voulu, prévu, ménagé leur perte, que de toute éternité il a médité leur supplice, et qu’il ne les a créés que pour les y livrer385. Rien ne peut sauver la misérable créature que la grâce, la grâce gratuite, pure faveur de Dieu, que Dieu n’accorde qu’à un petit nombre et qu’il distribue non d’après les efforts et les œuvres des hommes, mais d’après le choix arbitraire de son absolue et seule volonté. Nous sommes « les fils de la colère », pestiférés et condamnés de naissance, et quelque part que nous regardions dans le ciel immense, nous n’y trouvons que des foudres qui grondent pour nous écraser. Qu’on se figure, si on peut, les ravages d’une pareille idée en des esprits solitaires et moroses, tels que cette race et ce climat en produisent. Plusieurs se croyaient damnés et allaient gémissant dans les rues ; d’autres ne dormaient plus. Ils étaient hors d’eux-mêmes, croyant toujours sentir sur eux la main de Dieu ou la griffe du diable. Une puissance extraordinaire, un gigantesque ressort d’action s’était tout d’un coup tendu dans l’âme, et il n’y avait aucune barrière dans la vie morale, ni aucun établissement dans la société civile que son effort ne pût renverser.

Dès l’abord, la vie privée est transformée. Comment les sentiments ordinaires, les jugements journaliers et naturels sur le bonheur et le plaisir subsisteraient-ils devant une conception pareille ? Supposez des hommes condamnés à mort, non pas à la mort simple, mais à la roue, aux tortures, à un supplice infini en horreur, infini en durée, qui attendent la sentence et savent pourtant que sur mille, cent mille chances, ils en ont une de pardon ; est-ce qu’ils peuvent encore s’amuser, prendre intérêt aux affaires ou aux plaisirs du siècle ? L’azur du ciel ne luit plus pour eux, le soleil ne les réchauffe pas, la beauté et la suavité des choses les laissent insensibles ; ils ont désappris le rire, ils s’acharnent intérieurement, tout pâles et silencieux, sur leur angoisse et sur leur attente ; ils n’ont plus qu’une pensée : « Le juge va-t-il me faire grâce ? » Ils sondent anxieusement les mouvements involontaires de leur cœur qui seul peut répondre et la révélation intérieure qui seule les rend certains de leur pardon ou de leur perte. Ils jugent que tout autre état d’esprit est impie, que l’insouciance et la joie sont monstrueuses, que chaque distraction ou préoccupation mondaine est un acte de paganisme, et que la véritable marque du chrétien est le tremblement dans l’idée du salut. Dès lors la rigidité et le rigorisme entrent dans les mœurs. Le puritain condamne le théâtre, les assemblées et les pompes du monde, la galanterie et l’élégance de la cour, les fêtes poétiques et symboliques des campagnes, les mai, les joyeuses bombances, les sonneries de cloches, toutes les issues par lesquelles la nature sensuelle ou instinctive avait cherché à s’échapper. Il s’en retire, il abandonne les divertissements, les ornements, il coupe de près ses cheveux, ne porte plus qu’un habit sombre et uni, parle en nasillant, marche roide, les yeux en l’air, absorbé, indifférent aux choses visibles. Tout l’homme extérieur et naturel est aboli ; seul l’homme intérieur et spirituel subsiste ; de toute l’âme il ne reste que l’idée de Dieu et la conscience, la conscience alarmée et malade, mais stricte sur chaque devoir, attentive aux moindres manquements, rebelle aux ménagements de la morale mondaine, inépuisable en patience, en courage, en sacrifices, installant la chasteté au foyer conjugal, la véracité devant les tribunaux, la probité au comptoir, le travail à l’atelier, partout la volonté fixe de tout supporter et de tout faire plutôt que de manquer à la plus petite prescription de la justice morale et de la loi biblique. L’énergie stoïque, l’honnêteté foncière de la race se sont éveillées sous l’appel de l’imagination enthousiaste ; et ces caractères tout d’une pièce se lancent sans réserve du côté du renoncement et de la vertu.

Encore un pas, et ce grand mouvement va passer du dedans au dehors, des mœurs privées aux institutions publiques. Considérez-les à leur lecture ; ils prennent pour eux les prescriptions imposées aux Juifs, et les préfaces les y invitent. En tête de la Bible, le traducteur386 a mis une table des principaux termes de l’Écriture, chacun avec sa définition et les textes à l’appui. Ils lisent et pèsent chacune de ces paroles. —  « Abomination. L’abomination devant Dieu, ce sont les idoles et les images devant qui le peuple s’incline. » Le précepte est-il observé ? Sans doute, on a ôté les images, mais la reine garde encore un crucifix dans sa chapelle, et n’est-ce pas un reste d’idolâtrie que de s’agenouiller devant le sacrement ? —  « Abrogation. Abroger, c’est abolir ou réduire à néant ; et ainsi la loi des commandements qui consistaient dans les décrets et les cérémonies est abolie ; les sacrifices, repas, fêtes et toutes les cérémonies extérieures sont abrogés ; tout ordre de clergé est abrogé. » L’est-il, et comment se fait-il que les évêques s’arrogent encore le droit de prescrire la foi, le culte, et de tyranniser les consciences chrétiennes ? Et n’a-t-on pas conservé dans le chant des orgues, dans le surplis des prêtres, dans le signe de la croix, dans cent autres pratiques, tous ces rites sensibles que Dieu a déclarés profanes ? —  « Abus. Les abus qui sont dans l’Église doivent être corrigés par le prince ; les ministres doivent prêcher contre les abus, et beaucoup de traditions humaines sont de purs abus. » Que fait donc le prince, et pourquoi laisse-t-il des abus dans l’Église ? Il faut que le chrétien se lève et proteste ; nous devons purger l’Église de la croûte païenne dont la tradition l’a recouverte387. Voilà les idées qui se lèvent dans ces esprits incultes. Représentons-nous ces hommes simples et d’autant plus capables de croyances fortes, ces francs-tenanciers, ces gros marchands qui ont siégé au jury, voté aux élections, délibéré, discuté en commun sur les affaires privées et publiques, qui sont habitués à l’examen de la loi, à la confrontation des précédents, à toute la minutie de la procédure juridique et légale ; qui portent ces habitudes de légistes et de plaideurs dans l’interprétation de l’Écriture, et qui, une fois leur conviction faite, mettent à son service la passion froide, l’obstination intraitable, la roideur héroïque du caractère anglais. L’esprit exact et militant va se mettre à l’œuvre. Chacun se croit « tenu d’être prêt, fort et bien muni pour répondre à tous ceux qui lui demanderont raison de sa foi388. » Chacun a ses troubles et ses remords de conscience389 à propos de quelque portion de la liturgie ou de la hiérarchie officielle ; à propos des dignités de chanoine ou d’archidiacre, ou de certains passages à l’office des morts ; à propos du pain de la communion ou de la lecture des livres apocryphes dans l’Église ; à propos de la pluralité des bénéfices ou du bonnet carré des ecclésiastiques. Ils se butent chacun contre quelque article, tous en masse contre l’établissement épiscopal et la conservation des cérémonies romaines390. Et là-dessus on les emprisonne, on les taxe, on les met au pilori, on leur coupe les oreilles, leurs ministres sont destitués, chassés, poursuivis391. La loi déclare que « toute personne au-dessus de seize ans qui, pendant un mois, refusera d’assister à l’office établi, sera enfermée jusqu’à ce qu’elle se soumette ; que si elle ne se soumet pas au bout de trois mois, elle sera bannie du royaume, et si elle revient, mise à mort. » Ils se laissent faire et montrent autant de fermeté pour souffrir que de scrupule pour croire ; sur un iota, pour recevoir la communion assis plutôt qu’à genoux, ou debout plutôt qu’assis, ils abandonnent leurs places, leur bien, leur liberté, leur patrie. Un docteur, Leighton, est emprisonné quinze semaines dans une niche à chien, sans feu, sans toit, sans lit, aux fers ; ses cheveux et sa peau tombent, il est attaché au pilori parmi les frimas de novembre, puis fouetté, marqué au front, les oreilles coupées, le nez fendu, enfermé huit ans à la Flotte, et de là jeté dans la prison commune. Plusieurs se font brûler, et avec joie. La religion pour eux est un covenant, c’est-à-dire un traité fait avec Dieu qu’il faut observer en dépit de tout, comme un engagement écrit, à la lettre et jusqu’à la dernière syllabe. Admirable et déplorable rigidité de la conscience méticuleuse, qui fait des ergoteurs en même temps que des fidèles, et qui fera des tyrans après avoir fait des martyrs.

Entre les deux, elle fait des combattants. Ils se sont enrichis et accrus extraordinairement en quatre-vingts ans, comme il arrive toujours aux gens qui travaillent, vivent honnêtement et se tiennent debout à travers la vie, soutenus par un grand ressort intérieur. Ils peuvent résister dorénavant, et, poussés à bout, ils résistent ; ils aiment mieux prendre les armes que de se laisser acculer à l’idolâtrie et au péché. Le Long Parlement s’assemble, défait le roi, épure la religion ; l’écluse est lâchée, les indépendants par-dessus les presbytériens, les exaltés par-dessus les fervents, tous se précipitent ; la foi irrésistible et envahissante, l’enthousiasme font un torrent, noient, ou troublent les cerveaux les plus sains, les politiques, les juristes, les capitaines. La Chambre emploie un jour entier par semaine à délibérer sur l’avancement de la religion. Sitôt qu’on touche à ses dogmes, elle entre en fureur. Un pauvre homme, Paul Best, étant accusé de nier la Trinité, elle veut qu’on dresse une ordonnance pour le punir de mort ; James Naylor ayant cru qu’il était Dieu, elle s’acharne onze jours durant à son procès avec une animosité et une férocité hébraïques : « Je pense qu’il n’y a personne plus possédé du diable que cet homme. —  C’est notre Dieu qui est ici supplanté. —  Mes oreilles ont tressailli, mon cœur a frémi en entendant ce rapport. —  Je ne parlerai pas davantage. Bouchons nos oreilles et lapidons-le392. » Devant la Chambre, publiquement, des hommes officiels avaient des extases. Après l’expulsion des presbytériens, le prédicateur Hugh Peters s’écriait au milieu d’un sermon : « Voici, voici maintenant la révélation ; je vais vous en faire part. Cette armée extirpera la monarchie, non-seulement ici, mais en France et dans les autres royaumes qui nous entourent. On dit que nous entrons dans une route jusqu’ici sans exemple ; que pensez-vous de la vierge Marie ? Y avait-il auparavant quelque exemple qu’une femme pût concevoir sans la société d’un homme ? Ceci est un temps qui servira d’exemple aux temps à venir393. » Cromwell trouve dans la Bible des prédictions, des conseils pour le temps présent, des justifications positives de sa politique. « Je crois vraiment que le Seigneur a dessein de délivrer son peuple de tout fardeau, et qu’il est près d’accomplir tout ce qui a été prédit au psaume 113. C’est ce psaume qui m’encourage. » Et il récite et commente pendant une heure le psaume 113. Il a beau être calculateur, ambitieux par excellence, il est néanmoins vraiment fanatique et sincère. Son médecin contait qu’il avait été fort mélancolique pendant des années entières, avec des imaginations bizarres, et la persuasion fréquente qu’il allait mourir. Deux ans avant la révolution, il écrivait à son cousin : « Véritablement, aucune pauvre créature n’a plus de causes que moi de se mettre en avant pour la cause de son Dieu. Que le Seigneur m’accepte dans son Fils et me donne de marcher dans la lumière, et nous donne de marcher dans la lumière, comme il est la lumière. Béni soit son nom pour avoir brillé sur un cœur aussi obscur que le mien ! » Certainement il songeait à devenir saint autant qu’à devenir roi, et aspirait au salut comme au trône. Au moment d’entrer en Irlande et d’y massacrer les catholiques, il écrivait à sa belle-fille une lettre de direction que Baxter ou Taylor eussent volontiers signée. Du milieu des affaires, en 1651, il exhortait ainsi sa femme : « Ma très-chère, je ne puis me décider à manquer cette poste, quoique j’aie beaucoup à écrire. Je me réjouis d’apprendre que ton âme prospère. Que le Seigneur augmente encore et encore ses faveurs envers toi. Le plus grand bien que ton âme puisse désirer est que le Seigneur tourne vers toi la lumière de son visage, qui est meilleure que la vie. Que le Seigneur bénisse tous les bons conseils et exemples que tu donnes à ceux qui sont autour de toi, et entende toutes tes prières, et t’accepte toujours. » Il demanda en mourant si la grâce, une fois reçue, pouvait se perdre, et fut rassuré quand il apprit que non, étant certain, dit-il, d’avoir été une fois en état de grâce. Il expira sur cette prière : « Seigneur, quoique je sois une pauvre et misérable créature, je suis en alliance avec toi par la grâce, et je puis, je dois venir à toi pour ton peuple. Tu as fait de moi, quoique très-indigne, un humble instrument pour ton service… Seigneur, de quelque façon que tu disposes de moi, continue et achève de leur faire du bien. Et achève l’œuvre de réforme, et rends le nom du Christ glorieux dans le monde394. » Sous cet esprit pratique, prudent, propre au monde, il y avait un fonds anglais d’imagination trouble et puissante395, capable d’engendrer le calvinisme passionné et les craintes mystiques. Les mêmes contrastes se heurtaient et se conciliaient chez les autres indépendants. En 1648, après de fausses manœuvres, ils se trouvèrent en danger, placés entre le roi et le Parlement ; là-dessus ils s’assemblèrent plusieurs jours de suite à Windsor pour se confesser devant Dieu et lui demander son aide, et découvrirent que tout le mal venait des conférences qu’ils avaient eu la faiblesse de proposer au roi. « Et dans ce sentier, dit l’adjudant général Allen, le Seigneur nous mena pour nous montrer non-seulement notre péché, mais notre devoir. Et cela s’appesantit si unanimement sur chaque cœur, qu’il y eut à peine un de nous qui fût capable de dire un mot aux autres, à cause des larmes amères qu’il versait, en partie par le sentiment et la honte de nos iniquités, de notre peu de foi, de notre lâche crainte des hommes, des conseils charnels que nous avions tenus avec notre sagesse, et non avec la parole du Seigneur396. » Là-dessus, ils résolurent de mettre le roi en jugement et à mort, et firent comme ils avaient résolu.

Autour d’eux, l’exaltation, la folie gagnent : indépendants, millénariens, antinomiens, anabaptistes, libertins, familistes, quakers, enthousiastes, chercheurs, perfectistes, sociniens, ariens, antitrinitairiens, antiscripturistes, sceptiques, la liste des sectes ne finit pas. Des femmes, des troupiers montaient subitement en chaire et prêchaient. Les cérémonies les plus étranges s’étalaient en public. En 1644, dit le docteur Featly, « les anabaptistes rebaptisèrent cent hommes et femmes ensemble au crépuscule, dans des ruisseaux, dans des bras de la Tamise et ailleurs, les plongeant dans l’eau par-dessus la tête et les oreilles. » Un certain Oates, dans le comté d’Essex, « fut traduit devant le jury pour le meurtre d’Anne Martin, qui était morte, quelques jours après son baptême, d’un froid qui l’avait saisie. » Fox conversait avec le Seigneur, et témoignait à haute voix, dans les rues et dans les marchés, contre les péchés du siècle. « William Simpson397 (un de ses disciples) reçut l’ordre du Seigneur d’aller à plusieurs reprises, pendant trois ans, nu et sans chaussures devant eux, comme un signe pour eux, dans les marchés, dans les cours, dans les villes, dans les cités, dans les maisons des prêtres, dans les maisons des hommes puissants, leur disant : Vous serez tous dépouillés et mis à nu, comme je suis dépouillé et mis à nu. —  Et d’autres fois il reçut l’ordre de mettre un sac sur sa tête, et de barbouiller sa figure, et de leur dire : Le Seigneur barbouillera votre religion, tout comme je suis barbouillé moi-même. » Une femme entra dans la chapelle de White-Hall complétement nue, au milieu du service, le lord Protecteur étant présent. Un quaker vint à la porte du Parlement avec une épée tirée, et blessa plusieurs personnes présentes, disant que le Saint-Esprit lui avait inspiré de tuer tous ceux qui siégeaient à la Chambre. Les hommes de la cinquième monarchie croyaient que le Christ allait descendre pour régner en personne sur la terre, pendant mille ans, avec les saints pour ministres. Les ranters reconnaissaient comme signe principal de la foi les vociférations furieuses et les contorsions. Les chercheurs pensaient que la vérité religieuse ne doit être saisie que dans une sorte de brouillard mystique, avec doute et appréhension. Les muggletoniens décidaient que « John Reeve et Ludovick Muggleton étaient les deux derniers prophètes et messagers de Dieu » ; ils déclaraient les quakers possédés du diable, exorcisaient le diable et prophétisaient que William Penn serait damné. J’ai cité tout à l’heure James Naylor, ancien quartier-maître du général Lambert, adoré comme un Dieu par ses sectateurs. Plusieurs femmes conduisaient son cheval, d’autres jetaient devant lui des mouchoirs et des écharpes, chantant : Saint, Saint, Seigneur Dieu. Elles l’appelaient le plus beau des dix mille, le Fils unique de Dieu, le prophète du Dieu très-haut, le Roi d’Israël, le Fils éternel de la justice, le Prince de la paix, Jésus, celui en qui l’espoir d’Israël réside. L’une d’elles, Dorcas Erbury, déclara, qu’elle était restée morte deux jours entiers dans sa prison d’Exeter, et que Naylor l’avait ressuscitée en lui imposant les mains. Sarah Blackbury le trouvant prisonnier, le prit par la main, et lui dit : « Lève-toi, mon amour, ma colombe, ma beauté, et viens-t’en. Pourquoi restes-tu assis parmi les pots ? —  » Puis elle lui baisa la main et se prosterna devant lui. Lorsqu’on le mit au pilori, quelques-uns de ses disciples se mirent à chanter, à pleurer, à frapper leur poitrine ; d’autres baisaient ses mains, se couchaient sur son sein et baisaient ses blessures398. Bedlam déchaîné n’aurait pas fait mieux.

Au-dessous de ces bouillonnements désordonnés de la surface, les couches saines et profondes de la nation s’étaient prises, et la foi nouvelle y faisait son œuvre, œuvre pratique et positive, politique et morale. Tandis que la réforme allemande, selon l’usage allemand, aboutissait aux gros livres et à une scolastique, la réforme anglaise, selon l’usage anglais, aboutissait à des actions et à des établissements. « Comment sera gouvernée l’Église de Christ » : voilà la grande question qui s’agite entre les sectes. La Chambre des communes demande à l’assemblée des théologiens « si les assemblées locales 399, provinciales et nationales sont de droit divin et instituées par la volonté et le commandement de J. C. ? Si elles le sont toutes ? S’il n’y en a que quelques-unes, et lesquelles ? Si les appels portés des anciens d’une congrégation aux assemblées provinciales, départementales et nationales sont de droit divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? Si quelques-unes seulement sont de droit divin ? Lesquelles ? Si le pouvoir des assemblées en de tels appels est de droit divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? » et cent autres questions du même genre. Le Parlement déclare que400, d’après l’Écriture, les dignités de prêtre et d’évêque sont égales, règle les ordinations, les convocations, les excommunications, les juridictions, les élections, dépense la moitié de son temps et use toute sa force à fonder l’Église presbytérienne. —  Pareillement chez les indépendants, la ferveur engendre le courage et la discipline. Les côtes de fer de Cromwell « sont la plupart401 des fils de francs-tenanciers qui s’engagent dans la guerre par un principe de conscience, et qui, étant bien armés au dedans par la satisfaction de leur conscience et au dehors par de bonnes armes de fer, font ferme ou chargent en désespérés comme un seul homme. » Cette armée où des caporaux inspirés prêchent des colonels tièdes, opère avec la solidité et la précision d’un régiment russe ; c’est un devoir, un devoir envers Dieu que de tirer juste et de marcher en ligne, et le parfait chrétien produit le parfait soldat. Nulle séparation ici entre la spéculation et la pratique, entre la vie privée et la vie publique, entre le spirituel et le temporel. Ils veulent appliquer l’Écriture, établir « le royaume de Dieu sur la terre », instituer non-seulement une Église chrétienne, mais encore une société chrétienne, changer la loi en gardienne des mœurs, imposer la piété et la vertu ; et pour un temps ils y réussissent. « Quoique la discipline de l’Église fût renversée402, dit Neal, il y avait un esprit extraordinaire de dévotion parmi le peuple dans le parti du Parlement. Le jour du Seigneur était gardé avec une exactitude remarquable, les églises étant remplies d’auditeurs attentifs et nombreux ; trois et quatre fois par jour les officiers de paix faisaient des patrouilles dans les rues, et fermaient toutes les maisons publiques. Personne ne voyageait sur les routes et ne se promenait dans les champs, excepté en cas de nécessité absolue. Des exercices religieux étaient établis dans les familles privées, comme lire l’Écriture, prier en famille, répéter des sermons, chanter des psaumes ; et cela était si universel que vous auriez pu parcourir toute la ville de Londres, le dimanche soir, sans voir une personne oisive ou sans entendre autre chose que le son des prières ou des cantiques qui sortait des églises et des maisons publiques403. Les gens n’hésitaient pas à se lever avant le jour et à franchir une grande distance pour avoir le bonheur d’entendre la parole de Dieu. —  Il n’y avait point de maisons de jeu, ni de maisons de filles. On ne voyait et on n’entendait dans les rues ni jurons profanes, ni ivrognerie, ni aucune sorte de débauche… Les soldats du Parlement accouraient en foule aux sermons, parlaient de religion, priaient et chantaient des psaumes ensemble en montant la garde. » En 1644, le Parlement défendit de vendre des denrées le dimanche, « de voyager, de transporter des fardeaux, de faire aucun travail mondain, sous peine de dix schillings d’amende pour le voyageur, et de cinq schillings pour chaque charge », de « prendre part ou d’assister à aucune lutte, sonnerie de cloches, tir, marché, buvette, danse, jeu, sous peine d’une amende de cinq schillings pour chaque personne au-dessus de quatorze ans. Si des enfants sont trouvés coupables d’une de ces fautes, les parents ou tuteurs payeront douze pence pour chaque faute. Si les diverses amendes ci-dessus mentionnées ne peuvent être payées, les coupables seront mis dans les stocks pendant l’espace de trois heures. » Quand les indépendants furent au pouvoir, la sévérité fut plus âpre encore. Les officiers de l’armée ayant convaincu de blasphème un de leurs quartier-maîtres, « le condamnèrent à avoir la langue percée d’un fer rouge, son épée brisée au-dessus de sa tête, et à être chassé de l’armée. » Pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, « on n’entendait pas un blasphème dans tout le camp, les soldats employant leurs heures de loisir à lire leurs Bibles, à chanter des psaumes et à tenir des conférences religieuses404. » En 1650, les peines infligées aux profanateurs du dimanche furent doublées. Des lois violentes furent portées contre les paris, la galanterie fut taxée de crime, les théâtres furent démolis, les spectateurs mis à l’amende, les acteurs fouettés à la queue de la charrette, l’adultère puni de mort : pour mieux frapper le vice, ils persécutaient le plaisir. Mais s’ils étaient austères envers autrui, ils l’étaient envers eux-mêmes, et pratiquaient les vertus qu’ils imposaient. Après la Restauration, deux mille ministres, pour ne pas se conformer à la nouvelle liturgie, renoncèrent à leurs cures, sauf à mourir de faim avec leurs familles. « Beaucoup d’entre eux, ne croyant pas avoir le droit de quitter leur ministère après y avoir été destinés par l’ordination, prêchèrent à ceux qui voulurent les entendre dans les champs et dans les maisons particulières, jusqu’à ce qu’ils fussent saisis et jetés dans des prisons où un grand nombre d’entre eux périrent405. » Les cinquante mille vétérans de Cromwell, licenciés tout d’un coup et sans ressources, ne fournirent pas une seule recrue aux vagabonds et aux bandits. « Les royalistes eux-mêmes confessèrent que dans toutes les branches d’industrie honnête, ils prospéraient au-delà des autres hommes, que nul d’entre eux n’était accusé de larcin ou de brigandage, qu’on n’en voyait pas un demander l’aumône, et que si un boulanger, un maçon ou un charretier se faisait remarquer par sa sobriété et son activité, il était très-probablement un des vieux soldats d’Olivier406. » Purifiés par la persécution et ennoblis par la patience, ils finiront par conquérir la tolérance de la loi comme le respect du public, et relèveront la morale nationale comme ils ont sauvé la liberté nationale. Cependant les autres, fugitifs en Amérique, poussent jusqu’au bout ce grand esprit religieux et stoïque, avec ses faiblesses et ses forces, avec ses vices et ses vertus. Leur volonté, tendue par une foi fervente, tout employée à la vie politique et pratique, invente l’émigration, supporte l’exil, repousse les Indiens, fertilise le désert, érige la morale rigide en loi civile, institue et arme l’Église, et sur la Bible fonde l’État407.

Ce n’est pas d’une pareille conception de la vie qu’une véritable littérature peut sortir. L’idée du beau y manque, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’idée du beau ? L’expression naturelle des mouvements du cœur y est proscrite, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’expression naturelle des mouvements du cœur ? Ils ont aboli comme impies le libre drame et la riche poésie que la Renaissance avait portés jusqu’à eux. Ils rejettent comme profanes le style orné et l’ample éloquence que l’imitation de l’antiquité et de l’Italie avait établis autour d’eux. Ils se défient de la raison et sont incapables de philosophie. Ils ignorent les divines langueurs de l’Imitation et les tendresses touchantes de l’Évangile. On ne trouve dans leur caractère que virilité, dans leur conduite qu’austérité, dans leur esprit qu’exactitude. On ne voit parmi eux que des théologiens échauffés, des controversistes minutieux, des hommes d’action énergiques, des cerveaux bornés et patients, tous préoccupés de preuves positives et d’œuvres effectives, dépourvus d’idées générales et de goûts délicats, appesantis sur les textes, raisonneurs secs et obstinés qui tourmentent l’Écriture pour en extraire une forme de gouvernement ou un code de doctrine. Rien de plus étroit et de plus laid que ces recherches et ces disputes. Un pamphlet du temps demande la liberté de conscience, et tire ses arguments : « 1º De la parabole du blé et de l’ivraie qui poussent ensemble jusqu’à la moisson ; 2º de cette prescription des apôtres : Que chaque homme soit persuadé dans son propre entendement ; 3º de ce texte : Partout où manque la foi est le péché ; 4º de cette règle divine de notre Sauveur : Faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît à vous-mêmes408. » Plus tard, quand la Chambre en fureur veut juger James Naylor, le procès s’enfonce dans une interminable discussion juridique et théologique, les uns prétendant que le crime commis est une idolâtrie, d’autres qu’il est une séduction, chacun vidant devant l’assemblée son arsenal de commentaires et de textes409. Rarement une génération s’est trouvée plus mutilée de toutes les facultés qui produisent la contemplation et l’ornement, plus réduite aux facultés qui nourrissent la discussion et la morale. Comme un splendide insecte qui s’est transformé et qui a perdu ses ailes, on voit la poétique génération d’Élisabeth disparaître et ne laisser à sa place qu’une lourde chenille, fileuse opiniâtre et utile, armée de pattes industrieuses et de mâchoires redoutables, occupée à ronger de vieilles feuilles et à dévorer ses ennemis. Point de style ; ils parlent en hommes d’affaires ; tout au plus, çà et là, un pamphlet de Prynne a de la vigueur. Les histoires, celle de May, par exemple, sont plates et lourdes. Les mémoires, même ceux de Ludlow, de mistress Hutchinson, sont longs, ennuyeux, véritables factums dépourvus d’accent personnel, vides d’effusion et d’agrément ; tous, « ils semblent s’oublier et ne s’occupent que des destinées générales de leur cause410. » De bons ouvrages de piété, des sermons solides et convaincants, des livres sincères, édifiants, exacts, méthodiques, comme ceux de Baxter, de Barclay, de Calamy, de John Owen, des récits personnels comme celui de Baxter, comme le journal de Fox, comme la vie de Bunyan, une grande provision consciencieusement rangée de documents et de raisonnements, voilà tout ce qu’ils offrent ; le puritain détruit l’artiste, roidit l’homme, entrave l’écrivain, et ne laisse subsister de l’artiste, de l’homme, de l’écrivain, qu’une sorte d’être abstrait, serviteur d’une consigne. S’il se rencontre parmi eux un Milton, c’est que par ses vastes curiosités, ses voyages, son éducation encyclopédique, surtout par son adolescence trempée dans la grande poésie de l’âge précédent, et par son indépendance d’esprit hautainement défendue même contre les sectaires, Milton dépasse la secte. À proprement parler, ils ne pouvaient avoir qu’un poëte, poëte sans le vouloir, un fou, un martyr, héros et victime de la grâce, véritable prédicateur, qui atteint le beau par rencontre en cherchant l’utile par principe, pauvre chaudronnier qui, employant les images pour être compris des manouvriers, des matelots, des servantes, est parvenu, sans y prétendre, à l’éloquence et au grand art.

VI

Après la Bible, le livre le plus répandu en Angleterre est le Voyage du Pèlerin par le chaudronnier Bunyan. C’est que le fond du protestantisme est la doctrine du salut opéré par la grâce, et que, pour rendre cette doctrine sensible, nul artiste n’a égalé Bunyan.

Pour bien parler des impressions surnaturelles, il faut être sujet aux impressions surnaturelles. Bunyan eut le genre d’imagination qui les produit. Cette imagination, puissante comme celle des artistes, mais plus violente que celle des artistes, agit dans l’homme sans le concours de l’homme, et l’assiége de spectacles qu’il n’a ni voulus ni prévus. Dès ce moment, il y a en lui comme un second être, souverain du premier, grandiose et terrible, dont les apparitions sont soudaines, dont les démarches sont inconnues, qui double ou brise ses facultés, qui le prosterne ou l’exalte, qui l’inonde de sueurs d’angoisse, qui le ravit de transports de joie, et qui par sa force, sa bizarrerie, son indépendance, lui atteste la présence et l’action d’un maître étranger et supérieur. Dès l’enfance, comme sainte Thérèse, Bunyan eut des visions, « étant grandement troublé par la pensée des tourments horribles du feu de l’enfer », triste au milieu de ses jeux, se croyant damné, et si désespéré « qu’il souhaitait être un démon, supposant que les démons sont seulement bourreaux, et qu’il vaut mieux encore être tourmenteur que tourmenté411. » C’était déjà l’obsession des images précises et corporelles. Sous leur effort la réflexion cesse, et l’homme est tout d’un coup précipité dans l’action. Le premier mouvement l’emportait les yeux fermés, lancé comme sur une pente roide dans les déterminations folles. Un jour, voyant un serpent passer sur la grand’route, il le frappa de son bâton sur le dos et l’étourdit. « Puis de mon bâton, je le forçai à ouvrir sa gueule, et lui arrachai son aiguillon avec mes doigts, action désespérée qui, si Dieu n’avait pas eu pitié de moi, m’aurait mené à ma fin412. » Dès ses premiers essais de conversion, il fut extrême dans ses émotions, et maîtrisé jusqu’au cœur par la vue des objets physiques, « adorant » le prêtre, l’office, l’autel, les vêtements. « Cette pensée était devenue si forte dans mon esprit, qu’à la seule vue d’un prêtre (si sale et débauchée que fût sa vie), je sentais mon cœur défaillir sous lui, et le vénérer, et se lier à lui ; oui, et pour l’amour que je leur portais, il me semblait que je me serais couché sous leurs pieds pour être foulé par eux, tant leur nom, leur habit, leur office m’enivraient et m’ensorcelaient413. » Déjà les idées s’attachaient à lui de cette prise invincible qui fait la monomanie ; absurdes ou non, il n’importait ; elles régnaient en lui, non par leur vérité, mais par leur présence. La pensée d’un danger impossible l’effrayait autant que la vue d’un péril imminent. Comme un homme suspendu au-dessus d’un gouffre par une corde solide, il oubliait que la corde était solide et le vertige l’étreignait. Selon l’usage des ouvriers anglais, il aimait à sonner les cloches ; devenu puritain, il trouva l’amusement profane et s’abstint ; pourtant, entraîné par son désir, il montait encore au clocher et regardait sonner. « Mais bientôt après je me mis à penser : Et si une des cloches tombait ? —  Alors je choisis, pour me tenir, une place sous une grosse poutre qui était en travers du clocher, pensant que je serais là en sûreté. —  Mais bientôt je me remis à penser que si la cloche tombait dans son balancement, elle pourrait frapper d’abord le mur, puis rebondir sur moi et me tuer malgré la poutre. —  Cela fit que je me tins à la porte du clocher. —  Et maintenant, pensé-je, je suis en sûreté ; car si une cloche tombait, je m’esquiverais derrière ces gros murs, et je serais sauvé malgré tout. —  En sorte qu’après cela j’allais encore voir sonner, sans vouloir entrer plus avant que la porte du clocher. Mais alors il me vint dans la tête : Et si le clocher aussi tombait ? Et cette pensée continuelle ébranla si fort mon esprit, que je n’osai pas rester plus longtemps à la porte du clocher, que je fus forcé de fuir, par crainte que le clocher ne tombât sur ma tête414. » Souvent la simple conception d’un péché devenait pour lui une tentation si involontaire et si forte, qu’il y sentait la griffe aiguë du diable. L’idée fixe grossissait dans sa tête comme un abcès douloureux, chargé de toute la sensibilité et de tout le sang vital. « Si ce péché consistait à prononcer un tel mot, j’ai été comme si ma bouche allait prononcer ce mot, que je le voulusse ou non. Et si puissante était la tentation sur moi, que souvent j’ai été prêt à claquer des mains contre mon menton, pour empêcher ma bouche de s’ouvrir ; et d’autres fois, de sauter la tête en bas dans quelque trou à fumier, pour empêcher ma bouche de parler415. » Plus tard, au milieu d’un sermon qu’il prêchait, il était assailli par des pensées de blasphème ; le mot arrivait à ses lèvres, et toute sa résistance parvenait à peine à maintenir en place le muscle soulevé par le cerveau dominateur.

Un jour que le ministre de sa paroisse prêchait contre la danse, les jurons et les jeux, il se frappa de cette idée que le sermon était pour lui, et rentra dans sa maison plein d’angoisse. Mais il mangea ; son estomac chargé déchargea son cerveau, et ses remords se dissipèrent. En véritable enfant, uniquement touché de la sensation présente, il fut ravi, sauta dehors et courut au jeu. Il avait lancé sa balle et allait recommencer, quand une voix dardée du ciel entra soudainement dans son âme : « Veux-tu quitter tes péchés et aller au ciel, ou garder tes péchés et aller en enfer ? » Éperdu, « je regardai le ciel, et je fus comme si, avec les yeux de mon intelligence, j’avais aperçu le Seigneur Jésus, me regardant d’un air très-fâché contre moi, et comme s’il m’avait sévèrement menacé de quelque griève punition pour ces pratiques impies et les autres semblables416. » Tout d’un coup, réfléchissant que ses péchés étaient très-grands, et qu’il serait certainement damné quoi qu’il fît, il résolut de se contenter en attendant, et pendant cette vie de pécher tant qu’il pourrait. Il reprit sa balle, se remit à jouer avec fureur, et jura plus haut et plus souvent que jamais. Un mois après, réprimandé par une femme, tout d’un coup « à ce reproche je me tus, et baissant la tête, je souhaitai d’être de nouveau un petit enfant pour que mon père m’apprît à parler sans cette méchante habitude de jurer. Car, pensai-je, j’y suis si accoutumé qu’il serait inutile de penser à me corriger ; je ne pourrais jamais le faire. —  Mais je ne sais comment cela arriva, à partir de ce temps je quittai mes jurons, tellement que c’était un grand étonnement pour moi de me voir ainsi ; et tandis qu’auparavant je ne savais parler sans mettre un juron devant et un derrière pour donner crédit à mes paroles, maintenant sans jurons je parlais mieux et plus aisément que je n’avais fait auparavant417. » Ces brusques alternatives, ces résolutions violentes, ce renouvellement imprévu du cœur, sont des œuvres de l’imagination passionnée et involontaire ; par ses hallucinations, par sa souveraineté, par ses idées fixes, par ses idées folles, elle prépare un poëte et annonce un inspiré.

Les circonstances en lui développèrent le naturel ; son genre de vie aidait son genre d’esprit. Il était né « dans le rang le plus bas et le plus méprisé », fils d’un chaudronnier, lui-même chaudronnier ambulant, avec une femme aussi pauvre que lui, « tellement qu’entre eux deux ils n’avaient pas une cuiller ni un plat de mobilier. » On lui avait enseigné dans son enfance à lire et à écrire, mais depuis « il avait perdu presque entièrement ce qu’il avait appris. » L’éducation distrait et discipline l’homme ; elle le remplit d’idées diverses et raisonnables ; elle l’empêche de s’enfoncer dans la monomanie ou de s’échauffer par l’exaltation ; elle substitue les pensées approuvées aux inventions excentriques, les opinions mobiles aux convictions roides ; elle remplace les images impétueuses par les raisonnements calmes, les volontés improvisées par les décisions réfléchies ; elle met en nous la sagesse et les idées d’autrui, elle nous donne la conscience et l’empire de nous-mêmes. Supprimez cette raison et cette discipline, et considérez le pauvre ouvrier ignorant à son ouvrage ; la tête travaille pendant que les mains travaillent, non pas sagement, avec des habitudes acquises de logique apprise, mais par de sourdes émotions, sous un flot déréglé d’images confuses. Soir et matin, le marteau machinal berce de ses notes assourdissantes la même pensée incessamment ramenée et reployée sur elle-même. Une vision trouble, obstinée, ondoie devant lui aux lueurs de l’étain froissé qui tressaille. Dans la fournaise rouge où bout le fer, dans le cri du cuivre meurtri, dans les noirs recoins où rampe l’ombre humide, il aperçoit la flamme et les ténèbres d’en bas, et le grincement des chaînes éternelles. Demain il revoit la même image, et après-demain, et toute la semaine, et tout le mois, et toute l’année. Son front se plisse, ses yeux deviennent mornes, et sa femme, la nuit, l’entend gémir. Elle se souvient qu’elle a deux volumes dans un vieux sac : le Chemin de l’homme simple au ciel et la Pratique de la piété ; pour se consoler il les épelle, et la pensée imprimée, déjà auguste par elle-même, devenue plus auguste par la lenteur de la lecture, s’enfonce comme un oracle dans sa croyance subjuguée. Les brasiers des diables, —  les harpes d’or du ciel, —  le Christ nu sur la croix sanglante, —  chacune de ces idées enracinées végète vénéneuse ou salutaire dans son cerveau malade, s’étend, plonge plus avant et fleurit plus haut par une ramification de visions nouvelles, si épaisses, que dans cet esprit obstrué il n’y a plus de place ni d’air pour d’autres conceptions. —  Se reposera-t-il quand, l’hiver venu, il partira pour sa tournée ? Dans ses longues marches solitaires, sur les landes désertes, dans les fondrières maudites et hantées, toujours livré à lui-même, l’inévitable idée le poursuit. Ces routes défoncées où il s’embourbe, ces lourdes rivières troublées qu’il traverse sur un bac pourri, ces chuchotements menaçants des bois nocturnes, quand, dans les endroits meurtriers, la lune livide dessine des formes embusquées, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend s’assemble en un poëme involontaire autour de l’idée qui l’absorbe ; elle se change ainsi en un vaste corps de légendes sensibles, et multiplie sa force en multipliant ses détails. —  Devenu sectaire, on l’enferme pendant douze ans, n’ayant d’autre entretien que le livre des Martyrs et la Bible, dans une de ces prisons infectes où sous la Restauration pourrissaient les puritains. Le voilà seul encore, replié sur lui-même par la monotonie du cachot, assiégé par les terreurs de l’Ancien Testament, par le délire vengeur des prophètes, par les dogmes fulminants de saint Paul, par le spectacle des ravissements et des martyres, face à face avec Dieu, tantôt désespéré, tantôt consolé, troublé d’images involontaires et d’émotions inattendues, apercevant tour à tour le démon et les anges, acteur et témoin d’un drame intérieur dont il peut raconter les vicissitudes. Il les écrit : c’est là son livre. Vous voyez désormais l’état de ce cerveau enflammé. Appauvri d’idées, rempli d’images, livré à une pensée fixe et unique, plongé dans cette pensée par son métier machinal, par sa prison et ses lectures, par sa science et son ignorance, les circonstances, comme la nature, le font visionnaire et artiste, lui fournissent les impressions surnaturelles et les images sensibles, lui enseignent l’histoire de la grâce et les moyens de l’exprimer.

Le Voyage du Pèlerin est un manuel de dévotion à l’usage des simples, en même temps qu’une épopée allégorique de la grâce. On entend ici un homme du peuple qui parle au peuple, et qui veut rendre sensible à tous la terrible doctrine de la damnation et du salut418. Selon Bunyan, nous sommes « les fils de la colère », condamnés de naissance, criminels par nature, prédestinés justement à la destruction. Sous cette pensée formidable le cœur fléchit. Le malheureux homme raconte qu’il tremblait de tous ses membres, et que dans ses convulsions il lui semblait que les os de sa poitrine allaient se briser. « Un jour, assis dans la rue, je tombai dans une profonde réflexion sur l’état effroyable où mon péché m’avait mis, et après une grande rêverie je levai la tête ; mais il me sembla voir comme si le soleil qui brille dans le ciel répugnait à me donner sa lumière, et comme si les pierres mêmes des rues et les tuiles des toits se conjuraient contre moi. Il me sembla qu’ils se liguaient tous ensemble pour me bannir du monde. J’étais abhorré par eux et indigne d’habiter parmi eux, parce que j’avais péché contre le Sauveur. Oh ! combien chaque créature était plus heureuse que moi ! Car elles étaient fermes et se tenaient en place ; mais moi, j’étais emporté et perdu. » Contre le pécheur qui se repent, les démons s’assemblent ; ils obscurcissent sa vue, ils l’assiégent de fantômes, ils hurlent à côté de lui pour l’entraîner dans leurs précipices, et la noire vallée où le pèlerin se plonge égale à peine par l’horreur de ses symboles l’angoisse des terreurs dont il est assailli. « Aussi loin que cette vallée s’étendait, il y avait à main droite une fosse très-profonde, qui est celle où les aveugles ont conduit les aveugles dans tous les âges, et où les uns et les autres ont misérablement péri. Et, voyez, de l’autre côté il y avait une très-dangereuse fondrière dans laquelle celui qui tombe, fût-il homme de bien, ne trouve point de fond pour y poser le pied. —  Ce sentier-là était extrêmement étroit, et pour cela le pauvre Chrétien avait encore plus à se garer ; car lorsqu’il tâchait dans l’obscurité d’éviter la fosse de droite, il était près de rouler dans la fondrière de l’autre côté ; et aussi, quand il voulait s’écarter sans grande précaution de la fondrière, il était près de tomber dans la fosse. Ainsi il allait, et je l’entendis ici soupirer amèrement ; car, outre le danger qu’on a dit, le sentier était si obscur que quand il levait le pied pour le mettre en avant, il ne savait pas où ni sur quoi il le mettrait ensuite. —  Vers le milieu de la vallée j’aperçus la gueule de l’enfer ; et elle était tout près de la route. À présent, pensa Chrétien, que ferai-je ? —  Et de moment en moment la flamme et la fumée sortaient en si grande abondance avec des étincelles et des bruits hideux, qu’il était forcé de relever son épée et de recourir à une autre arme appelée prière. —  Il alla ainsi longtemps ; et toujours cependant la flamme arrivait jusqu’à lui ; et il entendait aussi des voix lamentables et comme des frôlements et des froissements deçà et delà, tellement qu’il pensait parfois qu’il serait déchiré en pièces ou foulé comme la boue des rues419. » — Contre ces angoisses, ni ses bonnes œuvres, ni ses prières, ni sa justice, ni toute la justice et toutes les prières de toutes les autres créatures ne pourront le défendre. Seule la grâce justifie. Il faut que Dieu lui impute la pureté du Christ et le sauve par un choix gratuit. Rien de plus passionné que la scène où, sous le nom de son pauvre pèlerin, il raconte ses doutes, sa conversion, sa joie et la soudaine transformation de son cœur. « Seigneur, dis-je, un si grand pécheur que moi peut-il être reçu par toi et sauvé par toi ? —  Ici je l’entendis qui disait : Celui qui vient à moi, je ne le rejetterai jamais. —  Et alors mon cœur fut plein de joie, mes yeux furent pleins de larmes, et toute mon âme déborda d’amour pour le nom, le peuple et les voies de Jésus-Christ. Cela me fit voir que tout le monde, malgré toute la justice qui est en lui, est dans un état de condamnation. Cela me fit voir que Dieu le père, quoiqu’il soit juste, peut justement justifier le pécheur qui revient. Cela me fit grandement rougir de l’infamie de ma première vie. Cela me confondit par le sentiment de mon ignorance, parce que jamais pensée n’était venue auparavant dans mon cœur qui me montrât si bien la beauté de Jésus-Christ. Cela me rendit désireux d’une sainte vie et passionné pour faire quelque chose en l’honneur et à la gloire du nom du Seigneur Jésus. Oui, et je pensai que si j’avais maintenant mille pintes de sang dans mon corps, je le répandrais tout pour l’amour du Seigneur Jésus420. »

Une pareille émotion ne calcule point les combinaisons littéraires. L’allégorie, le plus artificiel des genres, est naturelle à Bunyan. S’il l’emploie ici, c’est qu’il l’emploie partout ; et s’il l’emploie partout, c’est par nécessité, non par choix. Comme les enfants, les paysans et tous les esprits incultes, il change les raisonnements en paraboles ; il ne saisit les vérités qu’habillées d’images ; les termes abstraits lui échappent ; il veut palper des formes et contempler des couleurs. C’est que les sèches vérités générales sont une sorte d’algèbre, acquise par notre esprit fort tard et après beaucoup de peine, contre notre inclination primitive, qui est de considérer des événements détaillés et des objets sensibles, l’homme n’étant capable de contempler les formules pures qu’après s’être transformé par dix ans de lecture et de réflexion. Nous comprenons du premier coup le mot purification du cœur ; Bunyan ne l’entend pleinement qu’après l’avoir traduit par cet apologue421. « L’interprète prit Chrétien par la main et le conduisit dans une très-grande chambre qui était pleine de poussière, parce qu’elle n’avait jamais été balayée. Après qu’il l’eut considérée un peu de temps, il appela un homme pour la balayer. Mais quand cet homme eut commencé à la balayer, la poussière se mit à voler si abondamment que Chrétien en fut presque étouffé. Alors l’interprète dit à une demoiselle qui était là : Apportez ici de l’eau et arrosez la chambre. Après qu’elle l’eut fait, on la balaya et on la nettoya avec plaisir. —  Alors Chrétien dit : Que veut dire ceci ? —  L’interprète répondit : Cette chambre est le cœur de l’homme qui jamais n’a été sanctifié par la douce grâce de l’Évangile. La poussière est son péché originel et la corruption intérieure qui a sali tout l’homme. Le premier qui s’est mis à balayer est la Loi ; mais celle qui a apporté l’eau et qui a arrosé la chambre est l’Évangile. Maintenant tu as vu que lorsque le premier s’est mis à balayer, la poussière a volé tellement que la chambre n’a pu être nettoyée et que tu as été presque étouffé ; c’était pour te montrer que la Loi, au lieu de balayer par son opération le péché du cœur, le ranime, lui donne de la force, l’accroît dans l’âme, en même temps qu’elle le manifeste et le condamne, car elle ne donne pas le pouvoir de le vaincre. —  Au contraire, quand tu as vu la demoiselle arroser d’eau la chambre, en sorte qu’on a pu la nettoyer avec plaisir, c’était pour te montrer que lorsque l’Évangile vient dans le cœur avec ses douces et précieuses rosées, comme tu as vu la demoiselle abattre la poussière en arrosant d’eau le plancher, de même le péché est vaincu et subjugué, et l’âme nettoyée par la foi, et par conséquent propre à recevoir le roi de gloire422. » Ces répétitions, ces phrases embarrassées, ces comparaisons familières, ce style naïf dont la maladresse rappelle les périodes enfantines d’Hérodote, et dont la bonhomie rappelle les contes de madame Bonne, prouvent que si l’ouvrage est allégorique, c’est pour être intelligible, et que Bunyan est poëte parce qu’il est enfant.

Regardez bien cependant. Sous la simplicité, vous apercevez la puissance, et dans la puérilité la vision. Ces allégories sont des hallucinations aussi nettes, aussi complètes et aussi saines que les perceptions ordinaires. Personne, sauf Spenser, n’a été si lucide. D’eux-mêmes les objets imaginaires surgissent devant lui. Il n’a point de peine à les appeler ou à les former. Ils s’accommodent dans tous leurs détails à tous les détails du précepte qu’ils représentent, comme un voile souple se modèle sur le corps qu’il revêt. Il distingue et place toutes les parties du paysage, ici la rivière, le château sur la droite, un drapeau sur la tourelle gauche, le soleil couchant trois pieds plus bas, un nuage ovale dans le premier tiers du ciel, avec une précision d’arpenteur. On croit revoir, en le lisant, les vieilles cartes géographiques du siècle où les profils saillants des cités anguleuses sont enfoncés dans le cuivre par un burin aussi sûr qu’un compas423. Les dialogues coulent de sa plume comme en un rêve. Il n’a pas l’air d’y penser ; on dirait même qu’il n’est pas là. Les événements et les discours semblent naître et s’ordonner en lui sans son concours. Rien de plus froid ordinairement que les personnages allégoriques ; les siens sont vivants. Au spectacle de ces détails si petits et si familiers ; l’illusion vous prend. Le géant Désespoir, simple abstraction, devient aussi réel entre ses mains qu’un geôlier ou un fermier d’Angleterre. On l’entend causer la nuit, dans son lit, avec sa femme mistress Défiance, qui lui donne de bons conseils, parce que, dans ce ménage comme dans les autres, l’animal fort et brutal est le moins avisé des deux : « Elle lui conseilla de prendre les prisonniers, quand il se lèverait le matin, et de les battre sans merci. En sorte que lorsqu’il se leva, il prit un bâton pesant de pommier sauvage, et descendit vers eux dans le cachot, et là se mit d’abord à les injurier comme s’ils étaient des chiens, quoiqu’ils ne lui eussent jamais dit un mot déplaisant ; puis il tombe sur eux et il les bat terriblement, de façon qu’ils n’avaient plus la force de s’assister ni de se retourner par terre424. » Ce bâton choisi avec l’expérience d’un forestier, cet instinct d’injurier d’abord et de tempêter pour se mettre en train d’assommer, voilà des traits de mœurs qui attestent la sincérité du conteur et font la persuasion du lecteur. Bunyan a l’abondance, le naturel, l’aisance, la netteté d’Homère ; il est aussi proche d’Homère qu’un chaudronnier anabaptiste peut l’être d’un chantre héroïque, créateur de dieux.

Je me trompe, il en est plus proche. Devant le sentiment du sublime, les inégalités se nivellent. La grandeur des émotions élève aux mêmes sommets le paysan et le poëte, et ici l’allégorie sert encore le paysan. Elle seule, au défaut de l’extase, peut peindre le ciel ; car elle ne prétend pas le peindre ; en l’exprimant par une figure, elle le déclare invisible, comme un soleil ardent que nous ne pouvons contempler en face et dont nous regardons l’image dans un miroir ou dans un ruisseau. Le monde ineffable garde ainsi tout son mystère ; avertis par l’allégorie, nous supposons des splendeurs au-delà de toutes les splendeurs qu’on nous offre ; nous sentons derrière les beautés qu’on nous ouvre l’infini qu’on nous cache, et la cité idéale, évanouie aussitôt qu’apparue, cesse de ressembler au White-Hall grossier, édifié pour Dieu par Milton. Lisez cette arrivée des pèlerins dans la terre céleste ; sainte Thérèse n’a rien de plus beau : « Ils entendaient continuellement le chant des oiseaux, et voyaient chaque jour les fleurs paraître sur le sol, et ils entendaient la voix de la tourterelle dans les champs. En cette terre le soleil brille nuit et jour. Et déjà ils étaient en vue de la cité où ils allaient, et aussi quelques-uns des habitants venaient à leur rencontre. Car les bienheureux resplendissants se promenaient souvent en cette contrée, parce qu’elle était sur la frontière du ciel. Ils entendaient des voix de la cité, des voix éclatantes qui disaient : Dites à la fille de Sion : Regarde, ton salut vient ; regarde, sa récompense est avec lui. Et tous les habitants de la cité les appelaient les saints, les rachetés du Seigneur. —  Et s’approchant de la cité, ils en eurent une vue encore plus parfaite. Elle était bâtie de perles et de pierres précieuses, et aussi les rues étaient pavées d’or, tellement que par l’éclat naturel de la cité, et à cause de la splendeur que les rayons du soleil y faisaient en se réfléchissant, Chrétien tomba malade de désir. Plein-d’Espoir eut aussi un accès ou deux du même mal. C’est pourquoi ils demeurèrent couchés pendant un temps, criant à cause de leurs angoisses : Si vous voyez mon bien-aimé, dites-lui que je suis malade d’amour 425 !

« Ils traversèrent enfin la rivière de la Mort, et commencèrent à monter ayant quitté leurs vêtements mortels. Et je vis, comme ils avançaient, que deux hommes vinrent à leur rencontre avec des vêtements qui brillaient comme de l’or ; leurs visages aussi brillaient comme la lumière. Alors ils avancèrent avec beaucoup d’agilité et de vitesse, quoique la base sur laquelle la cité était bâtie fût plus haute que les nuages. Ils montèrent donc à travers les régions de l’air, se parlant doucement à mesure qu’ils allaient, étant réconfortés parce qu’ils avaient traversé sans accident la rivière et parce qu’ils avaient de si glorieux compagnons pour les conduire.

« L’entretien qu’ils avaient avec les bienheureux resplendissants était sur la gloire de la cité. Et ceux-ci leur disaient que sa gloire et sa beauté étaient inexprimables. Là, disaient-ils, est le mont Sion, la Jérusalem céleste et l’innombrable assemblée des anges et des esprits des hommes justes devenus parfaits. Vous allez entrer dans le paradis de Dieu, où vous verrez l’arbre de la vie, et vous mangerez ses fruits, qui ne se flétrissent jamais. Et quand vous y serez, vous aurez des robes blanches qu’on vous donnera, et vous irez et vous parlerez tous les jours avec le roi, oui, tous les jours de l’éternité426.

« Puis ils vinrent à rencontrer plusieurs des trompettes du roi habillés de vêtements blancs et resplendissants, qui de leurs sons hauts et mélodieux faisaient retentir même le ciel. Ceux-ci les entourèrent de chaque côté ; quelques-uns allaient devant, quelques-uns derrière, quelques-uns à main droite, quelques-uns à main gauche, continuellement sonnant, à mesure qu’ils montaient, avec de hautes notes mélodieuses, en sorte que la vue, pour ceux qui pouvaient l’avoir, était comme si le ciel lui-même fût descendu à leur rencontre427… Et à ce moment ces deux hommes étaient, pour ainsi dire, déjà dans le ciel avant d’y être entrés, étant comme engloutis par la contemplation des anges et par le ravissement de leurs notes mélodieuses. Là aussi ils avaient devant les yeux la cité elle-même, et pensaient que toutes les cloches se fussent mises à sonner pour leur donner la bienvenue. Mais au-dessus de tout étaient les ardentes et joyeuses pensées qui leur venaient, sachant qu’ils allaient habiter là en telle compagnie, et cela pour toujours. Ô quelle langue ou quelle plume peut exprimer leur glorieuse joie428 ! —  Et je vis dans mon rêve que ces deux hommes arrivaient à la porte. Et voici, comme ils entraient, ils furent transfigurés ; et on leur mit un vêtement qui brillait comme l’or. Et plusieurs vinrent à leur rencontre avec des harpes et des couronnes, et leur donnèrent les harpes pour chanter les louanges et les couronnes en signe d’honneur. Et j’entendis dans mon rêve qu’il leur fut dit : Entrez dans la joie de votre Seigneur. —  À ce moment, comme les portes s’ouvraient pour laisser entrer ces hommes, je regardai après eux et je vis la cité briller comme le soleil. Les rues aussi étaient pavées d’or, et beaucoup d’hommes y marchaient avec des couronnes sur leurs têtes, des palmes dans les mains, des harpes d’or pour chanter des louanges. Il y en avait aussi qui avaient des ailes, et se répondaient l’un à l’autre sans interruption, disant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur. —  Et ensuite ils fermèrent les portes. Quand j’eus vu cela, je souhaitai d’être avec eux429. »

Il fut emprisonné douze ans et demi ; dans son cachot, il fabriquait des lacets ferrés pour se nourrir lui et sa famille ; il mourut à soixante ans en 1688. À côté de lui Milton durait obscur et aveugle. Les deux derniers poëtes de la Réforme survivaient ainsi, au milieu de la froideur classique qui séchait alors la littérature anglaise, et de la débauche mondaine qui corrompait alors la morale anglaise. « Hypocrites tondus, chanteurs de psaumes, bigots moroses », voilà les noms dont on outrageait les hommes qui avaient réformé les mœurs et reforgé la constitution de l’Angleterre. Mais tout opprimés et insultés qu’ils étaient, leur œuvre se continuait d’elle-même et sans bruit sous terre ; car le modèle idéal qu’ils avaient érigé était, après tout, celui que suggérait le climat et que réclamait la race. Par degrés le puritanisme allait se rapprocher du monde, et le monde se rapprocher du puritanisme. La Restauration allait se discréditer, la Révolution allait se faire, et sous le progrès insensible de la sympathie nationale, comme sous l’essor incessant de la réflexion publique, les partis et les doctrines allaient se rallier autour du protestantisme libre et moral.