(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XIV. M. Auguste Martin »
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(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XIV. M. Auguste Martin »

XIV. M. Auguste Martin15

I

De Pascal à M. Auguste Martin, quelle cascade ! M. Auguste Martin est l’auteur d’une Histoire de la morale, et si Pascal est le poëte de l’épouvante, M. Martin est le philosophe de la sécurité. Mon Dieu ! oui, l’Histoire de la morale ! Voilà le sujet qu’aborde aujourd’hui M. Martin, auteur de plusieurs ouvrages, comme il dit sur la couverture de son livre. Les religions, les gouvernements, les ordres religieux, les grands hommes et même les grands scélérats, ont eu leur histoire. Seule, la morale, cette chose à part des religions, et qu’on est prié instamment de ne pas confondre avec elles, seule, la morale n’avait pas la sienne. Ces étourdis d’hommes n’y avaient pas pensé !

Elle avait bien ses philosophes. M. Jules Simon avec son Devoir, sa Liberté et sa Conscience, était un des philosophes actuels et présentement les plus comptés de cette morale par elle-même, de cet indépendant quelque chose qui s’appelle la morale, sans Dieu et sans sanction ! Mais d’historien, aucun encore, quand M. Martin, qui depuis quinze ans poursuit la morale chez tous les peuples de la terre, comme M. Villemain, dont nous parlerons, quand nous parlerons des critiques, y poursuit la poésie lyrique, M. Martin a pris possession de ce grand sujet dans un premier volume précurseur de beaucoup d’autres… M. Louis-Auguste Martin, comme il s’appelle lui-même ! Ne dirait-on pas un évêque ?… Vous allez voir que ce n’en est pas un !

L’Histoire de la morale, de M. Martin, commence par la morale à la Chine. Le livre que nous annonçons a même pour sous-titre : Première partie ; de la Morale chez les Chinois. Ce commencement nous plaît. C’est une bonne ouverture, et nous en faisons sincèrement notre compliment à l’auteur. En tant qu’on se préoccupe de la morale par elle-même, il faut la prendre où elle brille le mieux, où elle a son caractère le plus saillant et le plus incontestable, là enfin où elle a le plus régné sans s’appuyer sur cette robuste et grossière épaule des religions, dont elle n’a plus besoin pour aller toute seule à présent… Or, qui ne le sait ? Ce pays-là n’est-il pas, n’a-t-il pas toujours été la Chine ?

La Chine a bien vu par-ci par-là quelques vestiges de ces inévitables religions, branches cassées et dispersées du Candélabre primitivement allumé, et qui brûlent encore dans les diverses poussières où les porta une tempête qui ne les éteignit pas. La Chine, nonobstant, est de tous les pays du globe celui-là où la Philosophie et la Science, et par conséquent la Morale, leur fille stérile, ont le plus piétiné ces débris de flambeaux renversés. Les bonzes à la Chine, les bonzes, qui sont les calotins de l’endroit, ont été effacés par messieurs les mandarins, qui en sont les littérateurs et les philosophes. M. Martin a donc agi avec une vigueur de procédé qui l’honore en retraçant d’abord, et avant toutes les autres nations, la Chine et l’influence qu’y exerce la morale, pour montrer que la morale est quelque chose en soi, car elle y est tout, et après l’avoir montré, M. Louis-Auguste Martin, l’auteur de plusieurs ouvrages, pourra se dispenser d’en faire un de plus !

II

Et il n’y a point ici de confusion. La morale qu’adore M. Martin et dont il entreprend l’histoire est bien la morale telle qu’on l’entend en Chine, cette morale athée qui charma, quand il la découvrit, tout le dix-huitième siècle, qui se connaissait à cette morale-là. C’est cette morale enfin que certains esprits du dix-neuvième siècle professent encore aujourd’hui, en prenant la peine de la détacher adroitement de toute philosophie, comme elle était déjà détachée de toute religion. Or c’est précisément ce détachement, cet isolement de tout système de philosophie, qui fait le danger de cette morale, écrite seulement dans nos cœurs, et peu importe par quelle main !

L’homme n’est pipé que par les idées les plus simples. Tout système de philosophie a des complications qui n’entrent pas facilement dans l’esprit de l’homme, ou des parties tellement ridicules (Voyez comme exemple seulement, les Monades du grand et sage Leibnitz !), que décemment il ne peut les admettre, sans être lui-même un philosophé apte à avaler tout, en fait d’énormités. Mais ce moralisme faux qui ne se réclame pas d’une théodicée, — une théodicée, c’est de la théologie philosophique, — ce moralisme facile à comprendre, lavé et brossé de tout mysticisme, brillant et transparent comme le vide, qui prétend n’être rien de plus, que la constatation d’un pur fait de conscience, et comment ne pas admettre un fait ? ce moralisme, positif et bon garçon, est la plus dangereuse erreur qu’il y ait pour le commun des hommes, parce qu’elle est de niveau avec eux et qu’elle entre, sans avoir même à : lever le pied, dans la majorité des esprits. Eh bien ! c’est ce moralisme que professe aujourd’hui M. Martin, comme M. Jules Simon et tant d’autres ! Et encore je crois que M. Martin, avec son air posé et doux (je ne dirai pas son air de colombe, mais de bon gros pigeon pattu et pas trop rengorgé dans son jabot dormant), est plus résolu et tranche plus net que M. Jules Simon, lequel me fait l’effet d’être bien empâté encore de déisme et de traîner après lui quelque chose de ce pot au noir de fumée.

M. Martin, lui, est parfaitement et tranquillement et sereinement athée, comme un mandarin à quarante boutons ! Dans l’avant-propos de son livre il a défini, comme il le devait, du reste, cette morale dont il a résolu d’écrire l’histoire. Il nous a donné son petit système, qui] marche sur les trois roulettes que voici : les devoirs de l’homme envers lui-même d’abord (à tout seigneur tout honneur !) d’où la sagesse, — les devoirs de l’homme envers la société, d’où l’amour, — et les devoirs de la société envers chacun de ses membres, d’où le droit ! Est-ce net ? Est-ce peu compliqué ? Est-ce roulant ?… Une si jolie petite mécanique enfile l’esprit, comme une petite voiture, enfile une allée de jardin !

De Dieu, pas un mot ! Des devoirs envers Dieu, pas l’ombre ! Allons donc ! pour qui nous prenez-vous ?… Le nom même de Dieu, ce diable de vieux mot qui embarbouille l’esprit et nuit à sa clarté suprême, M. Louis-Auguste Martin ne l’a pas même écrit, par distraction, une seule fois. M. Louis-Auguste Martin n’est pas un distrait. Il est à son affaire, et son affaire, c’est l’homme : la sagesse de l’homme, l’amour de l’homme, le droit de l’homme ! J’ai vu souvent de l’individualisme. Je n’en ai jamais vu d’aussi naïf et d’aussi gros dans sa naïveté. En vertu de toutes les raisons qu’il vient d’exposer, M. Martin demandé pour l’homme une plus grande liberté, moins de pénalité, et, comme tous ces messieurs les philanthropes humanitaires, un petit paradis sur la terre. Nous connaissons cette ancienne guitare. On nous la racle depuis assez longtemps !

Tel est le système de M. Louis-Auguste Martin, l’auteur de plusieurs ouvrages que je n’ai pas lus, que je n’ai pas besoin de lire, celui-ci me suffisant pour juger l’homme qui doit être, j’en suis sûr, de la plus profonde unité. Tel est le système à la lueur duquel l’historien va jeter ses regards sur la Chine. Moraliste, il est vrai, dont la morale a cela de supérieur, selon lui, — et d’inférieur, selon nous, — à la morale chinoise, qu’il n’aime point le bambou, et que la Chine a toujours joué de ce gracieux bâton à nœuds avec l’alacrité, la vigueur et la prestesse d’un bâtonniste. Même le suave Confucius ou Khoung-Tseu si cher à M. Pauthier, dont M. Martin emprunte la traduction, se servait du bâton avec avantage, car un jour, trouvant son meilleur ami d’enfance, vieux et assis à l’orientale, sur ses talons, au bord d’un chemin : « Qui, vieux, ne sait pas mourir, ne vaut rien », dit l’aimable sage, et il frappa en perfection le trop vivant bonhomme, tant la Chine, jusque par la main de ses sages, a l’habitude de badiner avec le bambou !

Il y a dans ce badinage, il est vrai, aux yeux du très sérieux M. Louis-Auguste Martín, quelque chose de très offensant pour le droit humain, et c’est là le grand reproche qu’il ait à faire à la Chine, mais, enfin, il n’en dit pas moins ; fier pour elle comme s’il était lui-même un Chinois : « Ce qui caractérise la civilisation en Chine, c’est la morale ! C’est ce qui la distingue des autres civilisations… Chez aucun autre peuple on ne trouve aussi complètement formulées les éternelles lois du beau, du vrai et du juste, inscrites dans la conscience de l’homme. On les retrouve à chaque page de son histoire, invoquées par ses empereurs, ses ministres, ses philosophes et ses lettrés !… »

III

Et c’est la vérité. M. L.-Auguste Martin nous analyse les livres sacrés, les quatre livres de Confucius, le Ta-Hio, le Tchong-young, le Lun-yu, le Yao-King (voilà assez de cette musique, n’est-ce pas ?) et tout cela, c’est la vérité, est d’une majesté à laquelle, dans l’histoire intellectuelle des nations, il n’y a rien à comparer. Et cependant, malgré ces invocations et ces formules, qu’a fait la morale, de la Chine, cette morale transcendante régnant à la Chine, plus que l’empereur lui-même, ce grand moraliste en robe jaune, qui, sous les inscriptions et les étiquettes, est souvent un monstre d’immoralité auprès duquel les Césars de la décadence romaine ne seraient que d’aimables jeunes gens en goguette !

Est-ce que les Chinois, ces potiches, pris en masse et de siècle en siècle, ne cachent pas des hommes affreux ? Est-ce que ces grotesques dont on rit, qui sont les marionnettes des Occidentaux, ne sont pas au fond l’abjection, la trahison, l’abomination, l’infamie du globe ? Est-ce que dernièrement encore l’immense caricature n’a pas tourné au tragique, et avions-nous besoin de cela pour savoir ce qu’ils ont dans le ventre, ces poussahs au cerveau figé et à la poitrine vide de tout sentiment d’humanité et d’honneur ?

M. Martin avoue lui-même que Confucius, le plus sage des Chinois, ne put jamais parvenir à réaliser les réformes qu’il avait méditées, tant déjà les Chinois, de son temps, étaient pourris de vices, morts sur pied, irrémédiablement finis ! Or, depuis Confucius, la corruption, qui va toujours son train, n’a fait que ronger davantage ce cadavre de nation ! Comment donc cette histoire politique et sociale de la Chine, qu’il a étudiée, n’a-t-elle pas fait trembler quelque peu l’intrépide M. Martin sur l’efficacité et la solidité de cette morale, qui doit dans un avenir heureux remplacer glorieusement ces drôlesses de religions, chez tous les peuples !

En effet, il ne tremble pas. C’est un héroïque. Il croit à la morale par elle-même, et il y croit si dru qu’il n’est pas du tout frappé comme il devrait l’être de ce grand fait qui se retourne contre sa pauvre morale, la soufflète et la convainc d’impuissance, — le contraste qui existe et n’a pas cessé d’exister à la Chine entre la moralité enflée ou sentimentale des paroles et la scélératesse des actes ! Incroyable ou plutôt très croyable préoccupation ! La niaiserie même de cette morale lui échappe, car, vous le savez, le Truism soleille en Orient ; la bêtise a dans ces contrées la beauté et la grandeur du climat, et les Chinois en particulier (à un très petit nombre près de proverbes qui font exception au reste de leur littérature), les Chinois sont d’incommensurables La Palisse. Seulement, ces La Palisse, en fait de maximes, ces tautologistes d’une imbécilité grandiose, sont doublés des coquins les plus déliés et les plus retors qui aient jamais existé.

Toute cette morale dont ils se chamarrent n’est donc pour eux que de l’ornementation pure, pièces d’estomac, broderies de robe, inscriptions de lambris, peintures d’éventail, dessus de porte, arabesques, mais elle n’a aucune influence réelle sur leur caractère et leurs actes, et elle ne peut pas en avoir, car voici précisément où un homme, qui n’aurait pas été M. Louis-Auguste Martin, aurait été amené à conclure de toute cette histoire de la Chine.

C’est que la morale ne peut pas exister par elle-même, et qu’où elle est seule, avec ses principes tirés de soi, sans le Dieu personnel et rémunérateur qui punit ou qui récompense, elle n’est plus qu’une sotte et intolérable dérision !

IV

Mais pour M. Louis-Auguste Martin, la conclusion devait être et a été toute différente et même contraire. La morale qui a le plus marqué une civilisation de son cachet, comme la civilisation chinoise, a dit M. Martin, ne l’a marquée que par dehors, comme l’habit ou la peau d’un homme, mais elle n’a jamais pénétré dans ses mœurs. Eh bien ! M. Louis-Auguste Martin n’en est nullement étonné. Il a réponse à tout ; c’est que la morale des Chinois n’est pas assez la morale par elle-même ! Et probablement ce n’est pas chez ce peuple cul-de-jatte, qu’elle progressera assez pour le devenir.

Oui, ce qui l’empêchait d’entrer, cette morale, dans les mœurs, c’est d’abord le vilain bambou, incompatible avec le droit humain ! Puis, c’était aussi le droit de primogéniture, odieux partout, en Orient et en Occident (encore une vieille guitare connue !) Enfin, c’était la solidarité du fils et du père, ce ciment social que M. Martin s’amuse à gratter avec son petit coutelet de moraliste, et à faire tomber d’entre les pierres d’un édifice qui, sans un reste de ce ciment, depuis longtemps ne tiendrait plus.

Ah ! M. Louis-Auguste Martin est un homme de rare conséquence. Il ne se dément pas. Il est un… en plusieurs ouvrages, mais si par hasard il ne l’était pas, il l’est dans celui-ci. Une raison encore qu’il nous donne du peu d’influence de la morale chez les Chinois, ses civilisés et ses régnicoles, c’est ce qu’il appelle l’esclavage de la femme. M. Louis-Auguste Martin, comme tous les moralistes modernes, qui ont remplacé les chevaliers errants, — et qui parfois errent aussi, — veut l’émancipation de la femme, même en Occident. La femme, écrit-il, doit jouer un rôle égal à celui de l’homme dans une civilisation bien faite, « mais ce jour semble ajourné à l’époque où ne domineront plus l’audace, la valeur guerrière, incompatibles avec sa nature douce et résignée… seulement, soyons tranquilles, ce jour arrivera… » Dites-vous-le bien, messieurs les officiers de spahis !

En vain une femme, une Chinoise, la seule Chinoise bas bleu ou babouche bleue que l’on connaisse et qu’ait eue la Chine, la célèbre Pan-Hoeï-Pan, a eu une opinion contraire à celle de M. Louis-Auguste Martin et à toutes les femmes de lettres de notre Occident ambitieux. En vain a-t-elle rappelé la femme au sentiment tout-puissant de sa faiblesse et a-t-elle dit avec, un grand bon sens chinois étonnant et qui étonnerait même en Europe, qu’il n’y avait pour la femme que la modestie qui rougit et l’ombre du mystère qui voile cette rougeur charmante, M. Louis-Auguste Martin n’a pas l’humble opinion de madame Pan-Hoeï-Pan, et il lui résiste vertueusement, au nom de la morale universelle, comme un Joseph… intellectuel.

Voilà, en somme, le livre de M. Martin ! On n’y trouve guères plus que ce que nous venons de voir, comme ensemble et portée : mais, nous l’avons dit, nous le tenons pour, plus dangereux qu’un livre plus fort. C’est de l’hameçon en masse dans le vivier des sots, qui ont une pente invincible à croire à la morale sans bambou ou sans punition d’un autre genre, à cette commode morale par elle-même qui s’accote dans ses remords, quand elle en a, et fait bon ménage avec eux. Quant aux détails chinois du livre, ils sont pris à Duhald, au père Amyot, à Brosset, loyalement cités, du reste, et à notre courageux et impartial voyageur, le père Hue qui, lui, ne nous donna pas sur la Chine des idées de troisième main… Il y a bien ici par là deux ou trois manières assez inconvenantes de parler du christianisme et de son divin fondateur qui étonnent et détonnent dans l’auteur, athée discret qui surveille sa parole tout en laissant passer sa pensée, et qui, quoique badaud d’opinion, a quelquefois le sourire fin… M. Louis-Auguste Martin se permet de parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme il parlerait d’un moraliste chinois. C’est par trop… chinois, cela, et mérite le bambou de toute critique qui en a un ! À propos des prescriptions du Divin Maître, M. Martin, cet arpenteur exact de l’âme et de ses devoirs, prononce que le christianisme a dépassé la puissance de l’homme, en lui ordonnant de faire le bien à ses ennemis et de répondre aux offenses par des bienfaits. Sa petite morale par elle-même est déconcertée de cela, et je le crois bien ; mais ce n’est pas là une raison pour avoir, en exprimant un jugement faux, une familiarité qui n’est pas seulement un manque de respect, mais une faute de goût. Et d’ailleurs, il n’a donc lu aucune histoire » pas même celle de la Chine, ce moraliste chinois de M. Martin, pour dire que le Christianisme dépasse la puissance de l’homme ! Et le plus écrasant démenti ne lui est-il pas donné par l’Histoire toute entière, qui atteste que le Christianisme a centuplé cette puissance, là où il a saisi la nature humaine, — en Chine même, comme ailleurs et partout !