(1857) Cours familier de littérature. III « XVIIIe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset » pp. 409-488
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(1857) Cours familier de littérature. III « XVIIIe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset » pp. 409-488

XVIIIe entretien.
Littérature légère.
Alfred de Musset

I

Vive la jeunesse !… mais à condition de ne pas durer toute la vie !…

Cette exclamation nous est inspirée par la mémoire d’un homme qui vient de chanter et de mourir comme un rossignol au printemps, ivre de mélodie, de rayons et de gouttes de rosée. Le rossignol, c’est Alfred de Musset. Alfred de Musset est la personnification de la jeunesse.

La jeunesse est la vie en sève ; c’est aussi le génie en fleur. Si nous étions encore poète, nous dirions :

« Il y a dans la famille des végétaux, des plantes, des arbres, des arbustes à doubles fleurs dont la sève ne se noue jamais en fruits, précisément parce que la fleur double épuise l’arbuste ; plantes dont la seule destination est de peindre la terre d’un arc-en-ciel de riantes couleurs étendues sur les pelouses, les parterres, les forêts, et d’embaumer le printemps en livrant au vent d’été leurs corolles stériles. La plupart de ces débris tombent à terre sans que personne les ramasse.

« Neige odorante du printemps ! comme dit Hugo.

« Les plus parfumées et les plus salubres sont ramassées soigneusement au pied de l’arbuste qui les a portées par les jeunes filles des bords du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses ; elles en remplissent leurs tabliers et leurs corbeilles. Elles les distillent, elles en fixent l’odeur volatile, elles en remplissent, sous forme d’une goutte de liqueur ou d’huile suave, des flacons que respirent avec délices les odalisques, les voluptueux et les amants.

« Eh bien ! de même il y a dans la famille humaine des hommes printaniers, si l’on peut se servir de cette expression, âmes à doubles fleurs et sans fruits, qui accomplissent toute leur destinée en fleurissant, en coloriant, en embaumant leur vie et celle de leurs contemporains, mais dont on fixe cependant l’éclat et le parfum dans la mémoire en volumes de vers ou de prose immortels, œuvres qu’on ne compulse pas, mais qu’on respire, qui ne nourrissent pas, mais qui enivrent ! Ce sont les œuvres et les hommes de la littérature légère. »

De ces hommes et de ces livres il y en a eu dans tous les siècles et dans tous les pays, depuis Salomon en Judée, Anacréon en Grèce, Horace à Rome, Hafiz en Perse, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire en France, Byron et Moore en Angleterre, Heine, plus amer que suave en Allemagne, jusqu’à Alfred de Musset, fleur sans épine, abeille sans dard, dont nous remuons avec délicatesse la cendre toute tiède encore aujourd’hui ! Ces hommes sont l’éternelle jeunesse de la littérature.

II

Nous avons dit tout à l’heure : « Vive la jeunesse, à condition qu’elle ne dure pas toute la vie ! » Expliquons cette exclamation involontaire, mais qui a cependant un sens profond quand la réflexion l’analyse.

La jeunesse de tout est la grâce de l’être. Tout le monde l’aime, tout le monde lui pardonne, tout le monde lui sourit. Mais pourquoi l’aime-t-on ? pourquoi lui sourit-on ? C’est que la jeunesse est une grâce, c’est qu’elle est une espérance, disons plus, c’est qu’elle est une promesse. Si la jeunesse reste éternellement grâce, elle ne sera jamais force ; si elle reste éternellement espérance, elle ne sera jamais réalité ; si elle reste éternellement promesse, elle ne sera jamais fructification. Il faut que la nature même la plus féconde tienne enfin un jour ce qu’elle a promis.

Sans doute il est beau d’être jeune, de n’avoir que des songes gais du matin dans le cœur, des éblouissements de réveil dans les yeux, des éclats de rire ou des tendresses de sourire sur les lèvres ; il est beau, comme le charmant génie du matin, dans le tableau de l’Aurore, de s’élancer sans toucher terre devant le char du jour, la torche de l’amour dans une main, des roses dans l’autre, dont on sème, pour ne pas voir les tombeaux, le sentier de la vie.

Mais s’il est beau de fleurir, il est plus beau de mûrir, il est plus beau de transformer sa mâle adolescence en forte virilité ; il est plus beau de découvrir des horizons plus sévères, plus tristes, mais plus vrais, sans pâlir et sans se détourner en arrière à mesure qu’on avance dans la route ; il est plus beau de voir, sans reculer et sans pleurer, les roses de l’aurore pâlir et sécher aux feux, et à la sueur du milieu du jour ; il est plus beau d’avancer toujours courageusement en teignant du sang de ses pieds les rudes aspérités du chemin. S’il est beau d’être enfant, il est beau d’être homme, fils, époux, père penché gravement sur les devoirs pénibles de l’existence, artiste sérieux, citoyen utile, philosophe pensif, soldat de la patrie, martyr au besoin d’une raison développée par la réflexion et par le temps. Quand les anciens, nos maîtres en tout, parce qu’ils ont marché les premiers, voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté physique de l’homme, ils ne sculptèrent pas un enfant, ils sculptèrent Apollon, le dieu de la beauté à trente ans ; ils sculptèrent Hercule, le dieu de la force à quarante. Et quand ils voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté intellectuelle et morale, ils sculptèrent la figure d’un vieillard, le vieil Homère, visage presque sépulcral sur lequel la cécité même, infirmité des sens, ajoute à la beauté intellectuelle, morale et recueillie en dedans du vieillard ; car s’il est beau d’être jeune, s’il est beau d’être mûr, il est peut-être plus beau encore de vieillir avec les fruits amers, mais sains de la vie dans l’esprit, dans le cœur et dans la main.

Que de beauté, en effet, dans le vieillard digne de porter le poids et l’honneur des longues années qu’il a plu à la Providence d’accumuler sur ses épaules courbées ?

Les sens usés au service d’une intelligence immortelle, qui tombent comme l’écorce vermoulue de l’arbre, pour laisser cette intelligence, dégagée de la matière, prendre plus librement les larges proportions de son immatérialité ; les cheveux blancs, ce symbole d’hiver après tant d’étés traversés sans regret sous les cheveux bruns ; les rides, sillons des années, pleines de mystères, de souvenirs, d’expérience, sentiers creusés sur le front par les innombrables impressions qui ont labouré le visage humain ; le front élargi qui contient en science tout ce que les fronts plus jeunes contiennent en illusions ; les tempes creusées par la tension forte de l’organe de la pensée sous les doigts du temps ; les yeux caves, les paupières lourdes qui se referment sur un monde de souvenirs ; les lèvres plissées par la longue habitude de dédaigner ce qui passionne le monde, ou de plaindre avec indulgence ce qui le trompe ; le rire à jamais envolé avec les légèretés et les malignités de la vie qui l’excitent sur les bouches neuves ; les sourires de mélancolie, de bonté ou de tendre pitié qui le remplacent ; le fond de tristesse sereine, mais inconsolée, que les hommes qui ont perdu beaucoup de compagnons sur la longue route rapportent de tant de sépultures et de tant de deuils ; la résignation, cette prière désintéressée qui ne porte au ciel ni espérance, ni désirs, ni vœux, mais qui glorifie dans la douleur une volonté supérieure à notre volonté subalterne, sang de la victime qui monte en fumée et qui plaît au ciel ; la mort prochaine qui jette déjà la gravité et la sainteté de son ombre sur l’espérance immortelle, cette seconde espérance qui se lève déjà derrière les sommets ténébreux de la vie sur tant de jours éteints, comme une pleine lune sur la montagne au commencement d’une claire nuit ; enfin, la seconde vie dont cette première existence accomplie est le gage et qu’on croit voir déjà transpercer à travers la pâleur morbide d’un visage qui n’est plus éclairé que par en haut : voilà la beauté de vieillir, voilà les beautés des trois âges de l’homme ! On voit que ces beautés sont diverses, mais non inférieures les unes aux autres ; on voit que le Créateur, qui n’a rien fait que de beau, quand on considère ses ouvrages de ce point de vue supérieur et général où la raison se place pour tout adorer et tout comprendre, a distribué par doses au moins égales leur beauté propre à toutes les années de l’existence humaine. Soyez donc heureux de votre jeunesse, mais n’en soyez pas si tiers, et ne vous obstinez pas à rester verts quand vous aurez dû devenir mûrs, ni à rester étourdis quand vous devez être sérieux. Le faux rire est la plus lugubre des tristesses.

III

Que résulte-t-il littérairement de ce coup d’œil sur la jeunesse, sur la maturité, sur la vieillesse de l’homme ? Il en résulte qu’il y a et qu’il doit y avoir eu toujours des écrivains correspondants à ces trois phases de la vie humaine. La littérature légère dont nous nous occupons en ce moment, à propos d’Alfred de Musset, appartient particulièrement à la jeunesse : rire, sourire, badiner, aimer, délirer, chanter, folâtrer avec les primeurs de la vie qui ne vivent qu’un jour, sont choses jeunes de leur nature. Il y a une strophe d’un poète persan adressée aux sources de Chiraz qui m’a frappé dès mon enfance, en la lisant dans une traduction anglaise. Je ne me rappelle pas littéralement les paroles, mais voici le sens :

« Charmant ruisseau dont le gazouillement m’assoupit pendant la chaleur du jour et où je fais rafraîchir le vin de Chiraz, tu ne murmureras plus ainsi, quand l’hiver sera venu et qu’il aura congelé et solidifié tes ondes babillardes. — Oui, me répondait la petite onde fugitive, mais Allah m’étendra et me polira dans mon bassin en miroir de cristal, et j’y refléterai son soleil et les étoiles du ciel ! »

Image aussi naïve et aussi philosophique, selon moi, qu’aucune image d’Horace pour assigner leur rôle différent au printemps et à l’hiver des poètes !

IV

Mais indépendamment de cette littérature badine de la jeunesse et de cette littérature sérieuse de l’âge mûr ou de l’âge avancé, il y a une sorte de littérature mixte participant des deux autres et inventée par les Italiens, ces inventeurs de tout ce qui amuse ou charme en Europe. Ils appellent ce genre de littérature, le genre semi-sérieux, genre éminemment propre aussi au génie français qui aime à faire badiner même la raison, et qui ne flotte ni trop haut ni trop bas entre le ciel et la terre. Voici ce que nous écrivions l’année dernière sur ce genre si fin et si indéfinissable de littérature, à propos de l’aimable vieillard Xavier de Maistre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre.

« Le caractère de Xavier de Maistre se lit dans son style, dès la première page de son livre. C’était un caractère semi-sérieux ; c’est ainsi que les Italiens désignent cette espèce d’œuvre et cette espèce d’homme dont le divin Arioste est dans leur langue le type le plus original et le plus achevé, comme Sterne l’est pour l’Angleterre.

« L’écrivain semi-sérieux est un homme chez lequel la sensibilité douce et l’enjouement tendre sont, par le don d’une nature modérée, dans un si parfait équilibre, qu’en étant sensible, l’écrivain ne cesse jamais d’être enjoué, et qu’en étant enjoué il ne cesse jamais d’être sensible ; en sorte qu’en le lisant ou en l’écoutant on passe à son gré, du sourire aux larmes, et des larmes au sourire sans jamais arriver ni jusqu’au sanglot qui déchire le cœur, ni jusqu’à l’éclat de rire, cette grossièreté de la joie. Phénomène rare et admirable d’une nature parfaitement pondérée qui semble toujours prête à glisser ou dans la mélancolie ou dans le cynisme, mais qui n’y glisse en réalité jamais, et qui, par la merveilleuse élasticité de son ressort, se relève toujours de la douleur ou de la plaisanterie dans la sérieuse sérénité d’une philosophie supérieure à ses propres impressions. »

V

La raison d’être de cette littérature est dans la nature même du cœur humain. Il y a, en effet, une littérature qui n’a pour objet que le beau, l’utile, le grand, le vrai, le saint. C’est la littérature de la raison, du sentiment, de l’émotion par l’art, de la vérité, de la vertu, la littérature de l’âme. Il y a une autre littérature qui a surtout pour objet l’agrément, le délassement, le plaisir, la littérature de l’esprit et, faut-il tout dire ? la littérature des sens.

Ces deux littératures sont très différentes l’une de l’autre, et cependant elles sont également fondées sur la nature de notre être.

Le plaisir est, en effet, aussi une des fonctions de l’homme ; par une divine indulgence de la Providence, la vie de tous les êtres a été partagée en travail et en repos, en veille et en sommeil, en effort et en détente du corps et de l’esprit. C’est cette détente agréable du corps et de l’esprit qu’on appelle le plaisir. Dieu a traité ainsi paternellement l’homme en enfant à qui on accorde un délassement après le travail. Sans cette alternative de la peine et du plaisir dans notre existence, l’homme succomberait comme le trappiste à l’obsession et à la fixité d’une seule pensée, toujours en haut, jamais en bas ; la démence ou la mort puniraient bientôt le contresens aux lois intermittentes de notre nature.

La vie est lourde, il faut la soulever quelquefois avec des ailes, fût-ce avec des ailes de papillon ; le temps si court dans sa durée est souvent bien long dans son passage, bien lent dans le cours inégal des heures ; il faut l’aider à passer plus vite et plus agréablement d’un lever du jour à un coucher de soleil. L’esprit se lasse aisément, il faut le détendre, le distraire, l’amuser pour lui rendre, après ces courbatures de la vie, l’élasticité, la souplesse et même la gaieté de son ressort. C’est le plaisir en tout genre (et puisque nous ne parlons ici que de littérature), c’est le plaisir littéraire qui est chargé de rendre à l’esprit cette élasticité, cette gaieté de notre ressort moral, nécessaire à l’homme de toute condition pour faire, comme disait Mirabeau, son métier gaiement.

L’oisiveté rêveuse, l’amitié épanchée, l’amour heureux, la causerie familière avec des esprits inattendus et étincelants de verve, la plaisanterie douce, l’ironie légère, le badinage décent, la chanson rieuse, le vin même versé à petites coupes dans les festins sont les muses sans ceintures ( discinctæ , comme disent les Latins), quelquefois même un peu débraillées de cette littérature du plaisir ou du passe-temps. Le vin aussi est chanteur de sa nature. Il y a une poésie comprimée sous le liége qui bouche la bouteille au long col du vin de Champagne, comme sous la feuille de figuier qui ferme la jarre au large ventre des vins de Chypre ou de Samos. C’est de cette poésie dont Horace, le poète sobre de la treille, disait :

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

VI

Rien n’est donc de plus légitime quand on est jeune, spirituel, oisif, amoureux, libre de soucis et de deuils, délicatement voluptueux, légèrement grisé de la sève du cœur ou de la sève du raisin ; rien n’est si naturel du moins que de chanter nonchalamment couché à l’ombre du pin qui chante sur votre tête, au bord du ruisseau qui court et qui chante à vos pieds, au coucher du soleil, au lever de la lune, heure où chante le rossignol, sur l’herbe où chante la cigale, tenant à la main la coupe où chante d’avance dans la mousse qui pétille la demi-ivresse du buveur insoucieux ; cette poésie du passe-temps et du plaisir, quelque futile qu’elle soit, a eu des échos tellement conformes à notre nature et tellement sympathiques aux légèretés de notre pauvre cœur humain, que ces échos se sont prolongés depuis Anacréon jusqu’à Béranger, et depuis Hafiz jusqu’à Alfred de Musset, cet Hafiz de nos jours.

La France a été la terre de prédilection de cette littérature du plaisir et du passe-temps. La France, ou, selon l’expression du Tasse, qui venait de visiter la Touraine :

… La terra dolce e ieve
Simile a se gli habitator produce !

« La France où un sol léger et superficiel produit des habitants du même caractère que son sol ! »

VII

Nous ne parlons pas ici de rabelais, le génie ordurier du cynisme, le scandale de l’oreille, de l’esprit, du cœur et du goût, le champignon vénéneux et fétide, né du fumier du cloître du moyen âge, le pourceau grognant de la Gaule, non le pourceau du troupeau d’Épicure comme dit Horace :

… Epicuri de grege porcum !

mais le pourceau des moines défroqués, se délectant dans sa bauge immonde et faisant rejaillir avec délices les éclaboussures de sa lie sur le visage, sur les mœurs et sur la langue de son siècle. Rabelais, selon nous, ne représente pas le plaisir, mais l’ordure ; il enivre, mais en infectant. La jeune école littéraire du réalisme qui s’évertue aujourd’hui à le réhabiliter, ne parviendra qu’à se salir l’imagination sans parvenir à le laver. Toute l’eau de rose du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses ne suffirait pas à parfumer ce léviathan de la crapule. Rabelais a quelquefois une folle ivresse qui fait qu’on se récrie d’admiration sur la sordide fécondité de la langue, j’en conviens, mais c’est un ivrogne de verve. — Aux égouts le festin !

Deux écrivains du xviie  siècle ont laissé à la France, en l’amusant, la délicatesse de ses plaisirs et de son goût. Ces deux écrivains sont : Hamilton, l’auteur des Mémoires du comte de Grammont, et Saint-Évremond, le premier importateur du véritable sel attique en France.

Saint-Évremond est le patriarche de cette tribu des voluptueux et des rieurs en prose et en vers. Il enfanta dans sa vieillesse Mme de Sévigné, puis Chaulieu, Lafare, l’abbé Courtin, l’école des gracieux débauchés du temple, puis le Voltaire des poésies légères, des facéties, de la correspondance, puis Beaumarchais, puis Alfred de Musset, le dernier des petits-fils de Saint-Évremond, non pas plus voluptueux, mais mille fois plus poète que cet aïeul de ses vers.

Il y a un air de famille incontestable entre Hamilton, Saint-Évremond et Alfred de Musset ; cœurs de même grâce, esprits de même sève, philosophes de même insouciance, si on peut appliquer à l’insouciance le nom de philosophie. C’est du moins la philosophie de l’agrément.

VIII

Nous venons de relire, pour les comparer aux œuvres d’Alfred de Musset, les Mémoires du comte de Grammont. Nous ne connaissons dans aucune langue une si charmante débauche d’esprit, de déraison et de style. Pourquoi ? C’est que le comte de Grammont ne songeait pas le moins du monde, en écrivant ou en dictant son livre, à faire de l’esprit, de la folie ou du style ; il ne songeait qu’à se raconter lui-même, et, comme la nature avait fait de lui, en le créant, le plus fin et le plus spirituel badinage vivant qui soit jamais sorti des sources de l’héroïque et facétieuse Garonne, en se racontant lui-même, il faisait un chef-d’œuvre de bonne plaisanterie. Son livre n’est pas un livre, c’est un homme, et cet homme n’est pas un homme, c’est un esprit follet.

On ne sait pas bien au juste dans quelle proportion exacte le comte de Grammont, son beau-frère l’anglais Hamilton, et Saint-Évremond, l’ami des deux et vivant à Londres avec eux, concourent à cet inimitable livre. Il y a vingt romans de mœurs, trente comédies et cinquante mariages de Figaro dans cet opuscule. À coup sûr, Voltaire le savait par cœur et Beaumarchais l’avait beaucoup lu. Le comte de Grammont fut l’original de ces esprits fins, légers, futiles, inconsistants, mais cependant justes, sensés, exquis, dont notre littérature de passe-temps a eu depuis cette époque tant de copies. Mais ces esprits-là ne se copient pas, ils jaillissent du caractère et de la verve de l’écrivain ; il faut que le livre naisse avec l’homme.

IX

Saint-Évremond, l’ami du comte de Grammont et d’Hamilton, était un de ces hommes qui ne se font pas avec de la volonté, du travail et du talent, mais qui naissent tout faits des mains capricieuses de la nature. Son histoire ressemble elle-même à un caprice du hasard.

Élevé dans les lettres pour le parlement, emporté par l’ardeur du sang et de la jeunesse vers la guerre, il entra dans les camps et dans les cours à une de ces époques toujours fertiles en talents neufs, où les esprits secoués par de longues guerres civiles se détendent et se reposent dans le loisir de la paix. La société comme la terre, n’est jamais plus féconde que quand elle a été bien remuée par le soc des révolutions : elle produit alors des plantes inattendues. L’époque de la Fronde, où les partis, déjà à demi-désarmés se combattaient avec la plume autant qu’avec l’épée, fournit à l’esprit aiguisé plus que malin de Saint-Évremond l’occasion de railler spirituellement et gracieusement ses adversaires. Son bon sens l’avait rangé de bonne heure dans le parti du jeune roi Louis XIV, de la reine-mère et de l’habile ministre Mazarin. Il ne voyait, avec raison, dans les partis opposés que des queues de factions, d’intrigues et d’ambitions sans tête, propres à perpétuer les désastres de la France, mais nullement à y constituer la liberté pratique et morale. Mazarin, aussi spirituel que lui, se délectait jusque sur son lit de mort à entendre la lecture de ses facétieuses ripostes au parti des princes et du parlement. Le jeune roi l’aimait comme il aima plus tard Molière et Boileau. Mais un badinage épistolaire un peu trop hardi contre le cardinal, à propos de la paix des Pyrénées, fut envenimé aux yeux du roi par Colbert, infiniment moins spirituel et par conséquent infiniment moins tolérant que le cardinal italien ; ce badinage fut travesti en crime d’État. Menacé de la Bastille après l’emprisonnement de Fouquet, son ami, Saint-Évremond se réfugia d’abord en Hollande ; il y connut Spinosa dont la fréquentation ajouta une teinte de philosophie sceptique, mais non athée, à la voluptueuse licence de sa vie.

De là il passa en Angleterre. C’était le règne de l’esprit, de la débauche, de la beauté, sous le spirituel et voluptueux Charles II. Charles II était une sorte de Louis XV anglais, avec plus de gaieté, plus de liberté et plus d’élégance dans ses scandales de cour.

Saint-Évremond se lia d’une amitié passionnée, quoique mûre, avec la belle duchesse de Mazarin, nièce du cardinal, errante comme lui de cour en cour, et fixée enfin en Angleterre. Il se fit de cette Cléopâtre italienne, digne d’être adorée dans tous les pays, une divinité terrestre. Il attira autour d’elle, dans un centre de société cosmopolite, le comte de Grammont, l’abbé de Saint-Réal, historien superficiel, mais entraînant, précurseur de Voltaire dans l’art de donner de la couleur et du mouvement au récit, Hamilton, le Saint-Évremond anglais, Waller enfin, l’Anacréon de la Grande-Bretagne.

L’amitié solide, l’amour respectueux, la liberté d’esprit, la grâce de l’entretien, l’oisiveté d’habitude, le travail par amusement, la plaisanterie sans malice, la poésie sans prétention, la recherche du plaisir décent comme but d’une vie où rien n’est certain que la mort, le doute nonchalant sur les vérités morales, la philosophie des sens en un mot assaisonnée seulement des délicatesses du bon goût, prolongèrent jusqu’à quatre-vingt-dix ans les années toujours saines et l’esprit toujours productif du philosophe français.

La mort de la duchesse de Mazarin, son amie, attrista sans le briser le cœur de Saint-Évremond. Elle emportait en mourant tout son bonheur et toute sa fortune qu’il lui avait généreusement prêtée. Il refusa de rentrer en France, voulant mourir où il avait aimé.

La médiocrité de ses ressources n’altéra ni son désintéressement ni sa paix : « Je me contente de mon indolence, écrit-il à ses amis. J’avais encore cinq ou six ans à aimer le théâtre, la musique, la table ; il faut vivre de privations et d’économies ; je saurai me passer de ce que je ne puis avoir sans m’enchaîner, je suis un philosophe également éloigné de la superstition et de l’impiété, un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche que de goût pour le plaisir. J’ai mis mon bonheur dans moi-même pour qu’il ne dépendît que de ma raison : jeune, j’ai évité la dissipation, persuadé qu’un peu de bien était nécessaire aux commodités d’une vie avancée ; vieux, j’ai cessé d’être économe, pensant que la nécessité est peu à craindre quand on a peu de temps à en souffrir. Je me loue de la nature et ne me plains point de la fortune. J’aime le commerce des belles personnes autant que jamais, mais je les trouve aimables sans le dessein de m’en faire aimer. Je ne compte que sur mes propres sentiments, et ce que je cherche avec elles, c’est moins la tendresse de leur cœur que celle du mien. »

X

Quinze jours avant sa fin, il écrivit encore des vers pleins des souvenirs de son amoureuse jeunesse. Il la faisait revivre cette jeunesse entre la mort et lui pour se retenir encore à la vie par les perspectives en arrière du bonheur passé.

Saint-Évremond avait naturalisé la légèreté et la grâce françaises en Angleterre. Il lui avait appris à badiner et à sourire ; la littérature anglaise lui doit quelque chose de cette qualité de style qu’on appelle en anglais humour ; cette qualité du style ou de la conversation, qui n’a pas de nom en français, pourrait s’appeler l’étonnement. C’est quelque chose de neuf dans l’idée, de contrastant dans l’esprit, d’heureux dans l’expression, d’inespéré dans le mot, qui tient au caractère plus encore qu’au génie de l’écrivain. Ce don de l’esprit appartient plus généralement aux amateurs de littérature qu’aux auteurs de profession, parce qu’il est inséparable d’une certaine légèreté ; les hommes du monde possèdent plus souvent cette légèreté que les hommes d’études, parce que la conversation rend la phrase légère et que la plume rend quelquefois la main lourde.

L’Angleterre reconnaissante du plaisir qu’elle avait eu de la conversation de Saint-Évremond, réclama sa cendre et l’ensevelit avec honneur parmi ses rois, ses orateurs, ses hommes illustres, dans l’abbaye de Westminster. Quoiqu’il eût vécu presque autant qu’un siècle, il n’y avait eu rien de sérieux dans sa longue vie, que son honneur et son amour pour la belle Hortense Mancini, duchesse de Mazarin.

XI

Saint-Évremond n’avait jamais ni imprimé, ni recueilli, ni vendu ses légers ouvrages ; il ne travaillait pas, il s’amusait ; il s’en rapportait au vent pour disséminer çà et là ou pour laisser tomber à terre ses feuilles éparses, simples badinages, la destinée de son talent n’étant, selon lui, que de faire sourire ses amis.

Mais aussitôt qu’il fut mort, l’Angleterre et la France recueillirent avec un engouement passionné ses moindres reliques en vers et en prose. « Donnez-nous du Saint-Évremond, disaient les éditeurs aux auteurs, nous vous payerons ces grâces sans poids au poids de l’or. »

Cinq volumes multipliés par d’innombrables éditions suffirent à peine à l’empressement de son siècle. Ils sont rares et négligés aujourd’hui dans les bibliothèques ; c’est un malheur pour l’esprit français. Les grâces indéfinissables de ce style sont ensevelies dans ces pages, mais elles n’y sont pas évaporées. Mes mains tombèrent par hasard sur ces cinq volumes poudreux de Saint-Évremond, dans une vieille bibliothèque de famille, chez un de mes oncles, curieux de reliques d’esprit. Je les feuilletai avec complaisance et avec assiduité dans ma première jeunesse. J’en ai conservé la saveur que laissent aux doigts des roses séchées retrouvées sur la pierre d’un vieux sépulcre : vers, prose, correspondance, épanchement du cœur, enjouement d’esprit, fines railleries, plaisanteries d’autant plus rieuses qu’elles sont plus inoffensives, voilà le patrimoine héréditaire de cet ancêtre de Voltaire et d’Alfred de Musset.

Il y a surtout dans ces volumes une conversation réelle ou imaginaire sur les plus graves sujets de la philosophie traduits en comique et assaisonnés du rire inextinguible d’Homère. Elle est intitulée Conversation du père Canaye avec le maréchal d’Hocquincourt. C’est certainement le chef-d’œuvre sans rival de l’enjouement et de la fine ironie. Molière n’a pas plus de verve dans ses bouffonneries grotesques, Voltaire n’a pas plus d’éclat de fou-rire dans ses facéties. Saint-Évremond a été évidemment leur modèle. C’est un Rabelais de cour et de bon goût qui n’a du français que la sève, mais qui a du grec l’atticisme. Il y soulève les idées métaphysiques avec la grâce d’un enfant d’Athènes jouant sous les portiques aux osselets, pendant que Platon y pérore ou qu’Alcibiade y promène ses grâces pour séduire les Athéniens.

En recherchant bien dans la littérature française le type original et l’ancêtre direct d’Alfred de Musset, nous ne trouvons pour cette généalogie lointaine que Saint-Évremond qui soit digne de cette parenté. Nous allons, en feuilletant avec vous ses œuvres et en faisant glisser sous le pouce bien des pages, lui trouver des ancêtres moins purs et plus rapprochés de nous.

Mais d’abord un mot de l’homme lui-même. Dans ces écrivains sans marque dont l’inspiration est le caprice et dont la nonchalance est la seule muse, l’homme et le livre se confondent tellement, que si vous n’aviez pas le caractère, vous n’auriez pas le livre. Car la grâce est un don gratuit de la nature. Les poètes de cette école sont des favoris de talent ; ils se sont seulement donné, comme on dit, la peine de naître. Ils n’ont rien acquis, ils ont tout reçu. Ne leur demandez pas compte de leurs efforts, mais de leur bonheur. Ce sont des prédestinés.

XII

Alfred de Musset appartenait à une ancienne famille noble de la Touraine. Son père, administrateur par état, était homme de lettres par goût ; il avait profondément étudié J.-J. Rousseau. Un excellent livre de lui, intitulé Vie et ouvrage de J.-J. Rousseau, atteste à la fois son enthousiasme et sa saine critique. C’est un supplément des Confessions. Sa conduite, dans toutes les circonstances difficiles de ces temps de contrastes et de revirements de fortune, fut aussi noble que ses sentiments. La mère d’Alfred de Musset survit, hélas ! à son fils, mais consolée et honorée au moins par un autre fils, aussi lettré, aussi aimable, aussi éminent, mais plus sérieux. Elle est fille d’un membre du Conseil des Anciens, nommé Des Herbiers. Des Herbiers était ami de Cabanis, qui reçut le dernier soupir de Mirabeau. Cet aïeul d’Alfred de Musset cultivait la poésie. Il imprimait déjà à ses vers ce tour spirituel, original, capricieux, caractère des drames légers de son petit-fils. Il est rare qu’on soit sans aïeux dans le génie comme dans la fortune. En remontant avec attention le cours des générations dans les plus humbles familles, on retrouve presque toujours dans la première goutte du sang la source de la dernière. Il y a une révélation dans la généalogie ; on ne doit pas trop s’étonner que les hommes de tous les siècles y aient attaché, sinon une gloire, du moins une signification. Ceci ne contredit point la démocratie, cela peut l’honorer au contraire, car il y a une noblesse de sentiments et de mœurs dans toutes les conditions, et toutes les familles ont des ancêtres sous le chaume comme dans le palais.

XIII

Alfred de Musset fut le premier couronné dans toutes ses études. L’enfance est ainsi bien souvent la promesse de la vie. En 1827, il remporta le grand prix de philosophie au concours général de l’élite des étudiants de Paris ; il n’avait que dix-sept ans. On voit que si la philosophie manqua plus tard à sa vie, ce ne fut pas par ignorance, mais par cette indolence qui n’est une grâce que parce qu’elle plie.

Ce succès éclatant à la fin de ses études l’introduisit presque encore enfant chez Nodier, dans cette société de l’Arsenal dont la gloire était Hugo, dont l’agrément était Charles Nodier. Il apprit de l’un l’art des vers ; il apprit trop peut-être de l’autre l’art de dépenser sa jeunesse en loisirs infructueux, en nonchalances d’imagination, en voluptés paresseuses d’esprit. Nodier était le plus délicieux des causeurs et le plus dangereux des modèles. Il aurait dû naître curé de village, vicaire de Wakefield, uniquement occupé à sarcler les herbes de son jardin l’été, à regarder l’hiver les pieds sur ses chenets, la bûche jaillir en étincelles sous les coups distraits, de ses pincettes, et à prolonger le souper avec quelques voisins sans affaires jusqu’à l’aurore dans les entretiens sans suite et intarissables de son foyer. Nous l’avons beaucoup connu et beaucoup aimé nous-même. Nous ne l’avons jamais vu remplacé ; c’était une de ces grâces dont on ne peut se passer, une de ces inutilités nécessaires au cœur et qui manquent au bonheur comme elles manquent au temps. Cette molle incurie de l’âme et du talent qui faisait la faiblesse de son caractère, faisait le charme de son esprit. Molle atque facetum  !

XIV

Cette faiblesse, cette grâce, cette adolescence perpétuelle de caractère étaient empreintes à l’œil sur les traits d’Alfred de Musset comme sur son style. Nous l’aperçûmes à cette époque une ou deux fois nonchalamment étendu dans l’ombre, le coude sur un coussin, la tête supportée par sa main sur un divan du salon obscur de Nodier. C’était un beau jeune homme aux cheveux huilés et flottants sur le cou, le visage régulièrement encadré dans un ovale un peu allongé et déjà aussi un peu pâli par les insomnies de la muse. Un front distrait plutôt que pensif, des yeux rêveurs plutôt qu’éclatants (deux étoiles plutôt que deux flammes), une bouche très fine, indécise entre le sourire et la tristesse, une taille élevée et souple, qui semblait porter, eu fléchissant déjà le poids encore si léger de sa jeunesse ; un silence modeste et habituel au milieu du tumulte confus d’une société jaseuse de femmes et de poètes complétaient sa figure.

Il n’était point célèbre encore. Je n’habitais Paris qu’en passant ; Hugo et Nodier me le firent seulement remarquer comme une ombre qui aurait un jour un nom d’homme.

Plus tard je me trouvai une ou deux fois assis à côté de lui aux séances d’élection de l’Académie française ; je reconnus la même figure, mais alanguie par la souffrance et un peu assombrie par les années ; elles comptent doubles pour les hommes de plaisir.

Le trait marquant de cette physionomie alors était la bonté : on se sentait porté à l’aimer involontairement. S’il avait eu quelques défaillances de nerfs et non de cœur, elles n’avaient jamais fait tort qu’à lui-même. Il était innocent de tout ce qui diffame une vie ; il n’avait pas besoin de pardon ; il n’avait besoin que d’amitié ; on aurait été heureux de la lui offrir. Voilà le sentiment que sa physionomie inspirait.

Nous n’échangeâmes que quelques-unes de ces questions et de ces réponses insignifiantes que s’adressent deux inconnus quand le hasard les rapproche dans une assemblée publique. Il me prenait pour un rigoriste qui n’aurait pas daigné s’humaniser avec un enfant du siècle ; il se trompait bien. C’est alors qu’il écrivait dans son dernier sonnet ce vers équivoque où l’on ne devine pas bien s’il me reproche mon âge ou s’il s’accuse du sien :

Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

Hélas ! nous avons tous été jeunes ! et je voudrais bien qu’Alfred de Musset eût reçu du ciel ce complément de la journée humaine qu’on appelle le soir. J’aurais été heureux de rajeunir d’esprit et de cœur avec un poète qui prenait, comme lui, des années sans vieillir.

XV

C’était un temps très indécis que 1829 et 1830, une halte au milieu d’un siècle, semblable à un plateau de montagne à deux versants ; on s’y arrête un moment pour délibérer si l’on doit monter encore ou redescendre. On y embrasse d’un coup d’œil mille horizons et mille sentiers sans savoir lequel il faut prendre. Alfred de Musset, bien qu’entraîné par une puissante impulsion de nature, dut éprouver un moment cette hésitation. Bien des places étaient prises en poésie à cette époque ; l’instinct de son génie naissant, comme aussi l’instinct de son doux caractère, lui dirent qu’il ne fallait déplacer personne, mais qu’il fallait se faire à lui-même, à côté et au niveau de tout le monde, une place neuve qui n’eût pas encore été occupée, et qui, par cela même, n’excitât ni colère ni envie parmi ses rivaux.

Le badinage poétique était vacant, il prit le badinage comme autrefois Hamilton, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire, l’avaient pris en commençant. Il se dit : je suis jeune, je suis nonchalant, je suis enjoué, je ne crois qu’à mon plaisir, je serai le poète de la jeunesse. La jeunesse s’ennuie, elle m’accueillera comme son image.

Soit raisonnement, soit instinct, il y avait, en 1829 et en 1830, un véritable génie des circonstances dans ce parti pris.

De 1789 à 1800 il y avait eu une solution complète de continuité dans la littérature française. La littérature spirituelle et légère, celle qu’on peut appeler la littérature de paix, avait disparu pour faire place à la littérature de guerre. Il ne s’agissait plus de loisir et de plaisir, mais d’opinions et de combats dans les ouvrages d’esprit. Un interrègne tragique de révolution, d’échafaud, de patrie en danger, d’éloquence tribunitienne, avait occupé l’espace entre 1789 et 1800. Après cette époque et pendant le Consulat et l’Empire, il y avait eu une lourde et froide littérature de collège qui semblait vouloir faire de nouveau épeler à un peuple adulte l’alphabet classique de sa première enfance. À l’exception de Mme de Staël et de M. de Chateaubriand qui, malgré leur génie, avaient bien conservé dans leur style quelques oripeaux, clinquant de la déclamation et de la rhétorique natale, tout était imitation servile de l’antique dans les poètes lauréats de la guerre, de la gloire, de la caserne, de l’académie et du palais.

De 1815 à 1830 la liberté de tribune, la liberté de penser et la liberté d’écrire avaient relevé la nation de ces champs de bataille où elle avait trébuché à son tour et où elle gisait toute mutilée dans sa gloire et dans son sang. La respiration des âmes, suspendue par les proscriptions de 1793, par la guerre et par le gouvernement militaire, avait été rendue à la France, on peut même dire à l’Europe : une nouvelle génération d’esprits élevés dans le silence et dans l’ombre était apparue sur toutes les scènes littéraires, à la fois monarchique avec M. de Chateaubriand, libérale avec Mme de Staël, théocratique avec M. de Bonald, féodale avec M. de Montlosier, sacerdotale avec M. de Maistre, classique avec Casimir Delavigne et Soumet, historique avec M. Thiers, épique avec M. Philippe de Ségur, attique avec Béranger, platonique avec M. Cousin, académique avec M. Villemain, pindarique sur les ailes neuves et dans les régions inexplorées avec Victor Hugo, élégiaque avec moi, oratoire avec Royer-Collard, de Serre, Foy, Lainé, Berryer naissant, et leurs émules de tribune, néo-grecque avec Vigny, romanesque avec Balzac, humoristique avec Charles Nodier, satirique avec Méry, Barthélemy, Barbier, intime avec Sainte-Beuve, guerroyante et universelle avec cette légion de journalistes survivants au jour, avant-postes des idées ou des passions libres de leurs partis qui, de Genoude à Carrel, de Lourdoueix à Marrast, de Girardin à Thiers, combattaient aux applaudissements de la foule entre les dix camps de l’opinion lettrée.

Si on met les noms propres, tous éclatants au moins de jeunesse, sur chacune de ces innombrables catégories d’esprits alors en sève ou en fleur, si on y ajoute, dans l’ordre des sciences exactes (où le génie consiste à se passer d’imagination,) La Place, qui sondait le firmament avec le calcul ; Cuvier, qui sondait le noyau de la terre et qui lui demandait son âge par ses ossements ; Arago, qui rédigeait en langue vulgaire les annales occultes de la science ; Humboldt, qui décrivait déjà l’architecture cosmogonique de l’univers, et tant d’autres leurs rivaux, leurs égaux peut-être, qui négligèrent d’inscrire leurs noms sur leurs découvertes ; si on rend à tout cela le souffle, la vie, le mouvement, le tourbillonnement de la grande mêlée religieuse, politique, philosophique, littéraire, classique, romantique de la restauration, on aura une faible idée de cette renaissance, de cet accès de seconde jeunesse, de cette énergie de sève et de fécondité de l’esprit français à cette date. Cette renaissance de 1815 à 1830 et au-delà, ne sera peut-être pas regardée un jour comme trop inégale à la renaissance des lettres sous les Médicis et sous Louis XIV. J’en parlerais avec plus d’orgueil si moi-même je n’en avais pas été, quoique bien loin des autres, une faible partie :

Et quorum pars parva fui.

Et si on y ajoute enfin les grands esprits littéraires de l’Angleterre qui semblaient avoir fleuri de la même floraison sous les rayons de la paix européenne, esprits qui subissaient le contrecoup intellectuel de la France, et dont la France à son tour subissait l’influence ; si on y ajoute les Canning, les Byron, les Walter Scott les Moore, les Wordsworth, les Coleridge, les poètes des lacs, ces thébaïdes anglaises de la poésie de l’âme, on aura une idée approximative vraie de la situation de la littérature au moment où Alfred de Musset naissait aux vers.

XVI

Ses premiers vers publiés datent de 1828, ce sont les fantaisies intitulées : Don Paez, Madrid, Portia, Mardoche, les Marrons du feu, la Ballade à la lune, tout un volume enfin dont le plus grand mérite était de ne ressembler à rien dans la langue française.

Si ce jeune poète n’eût pas été doué par la nature d’une originalité forte et inventive, il aurait certainement commencé comme tout le monde par l’imitation des modèles morts ou vivants qu’il avait à côté de lui. Sa nature le lui défendit, et peut-être aussi un calcul habile. Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, M. de Chateaubriand, André Chénier, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, moi-même nous avions touché trop fort et trop longtemps la note grave, solennelle, religieuse, mélancolique, quelquefois larmoyante, quelquefois trop éthérée, du cœur humain. Ainsi le voulait le temps qui sortait, le front couvert de cendres, des décombres d’une société ; ainsi le voulaient nos propres cœurs, que nos mères avaient allaités de tristesse ou que l’amour malheureux avait enivrés de son dernier charme, la mélancolie des regrets.

Mais la même note, touchée par tant de mains pendant dix années, avait fatigué la France. La France a l’oreille nerveuse et délicate, prompte à saisir, prompte à délaisser même ce qui l’a charmée un moment. Il ne lui faut pas longtemps le même diapason. Elle était lasse de rêver, de prier, de pleurer, de chanter, elle voulait se détendre. Alfred de Musset, soit qu’il éprouvât lui-même cette fastidiosité du sublime et du sérieux, soit qu’il comprît que la France demandait une autre musique de l’âme ou des sens à ses jeunes poètes, ne songea pas un seul instant à nous imiter. Il toucha du premier coup sur son instrument des cordes de jeunesse, de sensibilité d’esprit, d’ironie de cœur, qui se moquaient hardiment de nous et du monde. Ces vers faisaient, dans le concert poétique de 1828, le même effet que l’oiseau moqueur fait à la complainte du rossignol dans les forêts vierges d’Amérique, ou que les castagnettes font à l’orgue dans une cathédrale vibrante des soupirs pieux d’une multitude agenouillée devant des autels.

Ce fut d’abord un grand scandale, puis ce fut un grand éclat de rire ; puis, quand on se rendit compte du talent prodigieux de cette parodie du sublime, ce fut, dans la jeunesse surtout, un grand engouement. Tout le monde demanda du Musset comme tout le monde avait demandé autrefois du Saint-Évremond. Puis enfin ce fut une grande estime pour l’artiste, même parmi les hommes sérieux, quand ils eurent le sang-froid et l’impartialité nécessaires pour reconnaître l’admirable doigté de cet instrumentiste, de ce guitariste si l’on veut, sur les touches neuves et capricieuses de son fragile instrument.

XVII

Soyons justes dans nos indulgences cependant : il n’est pas exact de dire que tout fut neuf dans l’âme de l’artiste, dans la musique et dans l’instrument. Hélas ! malheureusement non : tout n’était pas original dans cette poésie charmante et bouffonne du nouveau poète. Il ne nous imitait pas, cela est vrai, mais la nature humaine, dans la première jeunesse, est tellement imitatrice qu’à son insu Alfred de Musset en imitait d’autres que nous. Si nous avions fondé l’école des larmes, deux écrivains d’un immense génie, mais d’une dépravation de cœur aussi prodigieuse que leur génie, avaient fondé l’école du rire. Mais de quel rire ? du faux rire ! Car rire du sérieux, rire du triste, rire des sentiments les plus délicats et les plus saints du cœur de l’homme, rire de soi-même, rire du bien, rire du beau, rire de l’amour, rire de la femme, rire de Dieu, ce n’est plus rire : c’est grimacer le blasphème, c’est grincer des dents en proférant le sacrilège, c’est profaner la poésie, c’est se griser à l’autel dans le calice de l’enthousiasme et des larmes.

Ces deux hommes étaient alors lord Byron en Angleterre, Henri Heine en Allemagne, et ensuite à Paris.

Lord Byron, après avoir écrit les plus pathétiques et les plus orientales poésies qui aient jamais attendri ou enchanté l’Occident, écrivait maintenant son poème burlesque de Don Juan, apostasie quelquefois ravissante, quelquefois grossière et plate de son âme et de son génie. Don Juan, précisément parce que c’était un scandale, avait un succès immense et très disproportionné à son mérite. On passait sur des chants interminables de divagations, d’obscénités et de platitudes, pour s’extasier avec raison sur des chants inouïs de passion naïve, de jeunesse, d’innocence et de félicité, tels que les amours de Don Juan et d’Haïdé, cette Chloé et ce Daphnis de l’Archipel. Tout le monde se croyait capable d’écrire des Haïdé, parce qu’on se sentait très capable de rimer en français les prosaïques obscénités et les grossières plaisanteries de cette longue et mauvaise rapsodie du poète anglais.

Le sujet de Don Juan a été et sera mille fois encore l’éternelle tentation des imaginations poétiques. Don Juan est Espagnol d’origine, puis Allemand de conception, puis Anglais d’exécution ; il sera certainement Français tôt ou tard d’imitation, quand le poète sera né assez enthousiaste pour s’élever au sublime, assez corrompu pour se moquer de son enthousiasme, assez souple pour se précipiter de l’empirée dans l’égout sans se casser les reins dans ce tour de force. Dieu préserve le plus longtemps possible la littérature française de ce casse-cou ! Voltaire l’a essayé dans un poème plus ordurier que plaisant ; où Voltaire a échoué qui osera se flatter de réussir ?

XVIII

Le type véritablement original de Don Juan est né le jour où la chevalerie est morte en Europe. La chevalerie était la noble folie de la vertu ; les don Juan sont la folie du vice. C’est Don Quichotte qui est le véritable père de Don Juan ; le jour où l’on a commencé à railler l’héroïsme et l’amour, on a ouvert la carrière aux héros du scepticisme et du libertinage. Don Juan, fils de Don Quichotte, après avoir amusé sous différentes incarnations l’amoureuse Espagne, a fait son apparition dans la fantastique Allemagne sous le nom de Faust. Les vieux poètes allemands s’en sont emparés et lui ont donné un degré de dépravation de plus. Ils ont ajouté l’impiété à la débauche dans ce caractère. Ils en ont fait un Lucifer déguisé en amant pour séduire et pour délaisser les jeunes filles éblouies à sa lueur infernale. Gœthe l’a rajeuni dans son Faust, tragédie épique et merveilleuse, où l’innocente coupable Marguerite attendrit Dieu lui-même après avoir attendri Satan.

Don Juan, dans lord Byron comme dans les poètes espagnols, n’est plus Satan, mais c’est un jeune homme satanique, une personnification de la jeunesse corrompue dans sa fleur, corrompant tout autour d’elle, mais ayant conservé, dans sa corruption précoce et malfaisante, quelque chose de la grâce et du parfum de son innocence. Don Juan, en un mot, c’est l’étourdi blasé de l’univers, c’est le mauvais sujet de l’espèce humaine, c’est le vice séduit et séduisant, éprouvant quelquefois la passion, la jouant plus souvent par caprice et la finissant toujours par un éclat de rire.

Voilà le modèle que Don Quichotte de Cervantès, le Faust de Gœthe et le Don Juan de Byron offraient à Alfred de Musset.

Henri Heine, pour qui on commençait à s’engouer en France, lui en offrait un bien plus dépravé.

Nous avons beaucoup lu Henri Heine dans ses vers et dans sa prose. Ce Voltaire de Hambourg, ce Camille Desmoulins de la mer Baltique, ce Figaro d’outre-Rhin, était le fils d’une honorable et opulente maison de banquiers d’Allemagne. Proscrit de son pays pour quelques peccadilles de satiriste, il était venu à Paris ; il s’y était fait le Coriolan de plume de sa patrie.

Son prodigieux talent comme pamphlétaire, bien supérieur, selon nous, à son très médiocre talent comme poète, l’avait bien vite naturalisé Français. Nous lui rendons justice sous ce rapport : ni Aristophane, ni Arioste, ni Voltaire, ni Beaumarchais, ni Camille Desmoulins, ces dieux rieurs de la facétie, n’ont surpassé ce jeune Allemand dans cet art méchant d’assaisonner le sérieux de ridicule et de mêler une poésie véritable à la plus cynique raillerie des choses sacrées. Du reste, il ne fallait lui demander aucune raison d’aimer ou de haïr ce qu’il exaltait ou ce qu’il brisait avec la même verve d’esprit.

Heine n’avait pour raison que son caprice. Tour à tour libéral, monarchiste, allemand, français, radical, napoléoniste, orléaniste, républicain, communiste, blasphémant la société quand elle règne, sapant le trône quand il est debout, impréquant la république quand elle sort pour un jour de ses propres vœux, cynique d’impiété quand il s’amuse, dévot quand il souffre, ambigu quand il meurt, indéchiffrable partout, ce n’est pas un homme, c’est une plume, ou plutôt c’est une griffe, mais c’est la griffe d’un aigle de ténèbres, d’un singe de l’enfer amuseur des mauvais esprits : cette griffe égratigne jusqu’au sang tout ce qu’elle touche et elle brûle tout ce qu’elle a égratigné. En conscience nous ne croyons pas que la nature humaine ait jamais réuni dans un seul homme, tant de talent, tant de légèreté, tant de poésie, tant de grâce à tant d’innocente perversité. Nous disons innocente, car un enfant n’est jamais coupable, et sous les premiers cheveux blancs Henri Heine est mort enfant !

Tel était le second modèle que l’esprit tentateur offrait à l’adolescence inexpérimentée d’Alfred de Musset quand il entra dans le monde. Mais s’il fut malheureux dans ses premiers modèles, il fut également malheureux dans ses premières tendresses de cœur.

Un jeune écrivain aussi délicat de touche qu’il est accompli d’intelligence et qu’il est viril de caractère, M. Laurent Pichat, poète et politique de la même main, fait aujourd’hui même dans la Revue de Paris, une allusion par réticence à cette infortune de cœur d’Alfred de Musset, hélas ! et peut-être la plus irrémédiable de ses infortunes ! — « Les biographes », écrit M. Laurent Pichat, « chercheront à rendre publique l’anecdote de cette douleur qui le fît pleurer comme un enfant : déjà même les indiscrétions personnelles en ont trop dit peut-être. Ne nous arrêtons pas à ces légendes du sentiment. Quand nous dévorions ses plaintes, et quand des voix vagues voulaient nous révéler cette mystérieuse histoire, nous nous refusions à entendre, et aujourd’hui même nous ne voulons rien savoir et rien répéter de ce qu’on a murmuré. Lisons les vers et respectons les secrets de l’âme. »

Nous ne déchirerons pas le voile, et cela avec d’autant plus de raison, que nous n’avons recueilli, comme M. Laurent Pichat, que les commérages à demi-mot de l’ignorance et de la malveillance contre deux natures de génie. Il paraît résulter de ces balbutiements de vagues sur les lagunes de Venise, que le premier amour de ce jeune homme ne fut pas heureux, et que né d’un caprice, il fut abrégé et puni par un abandon. De là ces gouttes de larmes amères qui tombèrent pendant toute la vie de Musset sur ces feuilles de rose de ses vers, et qui en sont peut-être les perles les plus précieuses, comme dans un tableau de fleurs de Saint-Jean les gouttes de rosée que transperce un rayon de soleil. Mais de là aussi une incrédulité impie à l’amour vertueux, une ironie habituelle contre l’amour fidèle, une moquerie de l’amour de l’âme, un culte à l’amour des yeux, et enfin un abandon sans résistance à l’amour capricieux et volage de l’instinct qui est à la fois la profanation et la vengeance de ce qu’il y a de plus divin dans le calice où l’homme boit ses délices et ses larmes.

Ce fut un grand malheur que cette rencontre au printemps de leur vie, entre deux grandes imaginations et entre deux belles jeunesses qui n’étaient pas nées pour se refléter l’une à l’autre des clartés, mais des ombres. Elles se ternirent ainsi au lieu de s’illuminer mutuellement. Il y eut éclipse dans leur ciel, elles en souffrirent, et tout le monde en souffrit avec elles.

Il y a deux éducations pour tout homme jeune qui entre bien doué des dons de Dieu dans la vie : l’éducation de sa mère et l’éducation de la première femme qu’il aime après sa mère. Heureux celui qui aime plus haut que lui à son premier soupir de tendresse ! Malheureux celui qui n’aime pas à son niveau ! L’un ne cessera pas de monter, l’autre ne cessera pas de descendre. La Destinée est femme.

Ce n’était pas un caprice de jeunesse qu’il fallait à Musset, c’était une religion du cœur, notre premier maître de philosophie, c’est un chaste amour. C’est Béatrice qui fît Dante, c’est Laure qui fît Pétrarque, c’est Léonore qui fît le Tasse, c’est Vittoria Colonna qui fit Michel-Ange, aussi poète de cœur qu’il fut artiste du ciseau ; dans la Grèce, c’est Sapho qui fît Alcée ; les femmes olympiques de la Grèce ne firent que des Anacréons, les belles Délies de Rome ne firent que des Tibulles, les Éléonores de Paris ne firent que des Parnys. L’amour est un holocauste dans les cœurs purs, mais c’est à condition de ne brûler que des parfums.

XIX

Cependant Alfred de Musset paraît avoir rencontré plus tard (hélas, trop tard !) une de ces créatures au-dessus de tout pinceau, fût-ce celui de Raphaël pour la Fornarina ; elle semblait digne d’exhausser le génie d’un jeune poète jusqu’à la hauteur idéale et sereine où l’amour des Béatrice, des Laure et des Léonore avait transfiguré le Tasse, le Dante et Pétrarque.

Cette femme aurait suffi pour les transfigurer tous les trois. C’était la musique, ou plutôt c’était la poésie sous figure de femme. On l’appelait sur la terre la Malibran ; on l’appelle sans doute au ciel la sainte Cécile du dix-neuvième siècle.

Quelques vers tristes, et pour ainsi dire rétrospectifs, d’Alfred de Musset, écrits sur le tombeau de cette incarnation de la mélodie quinze jours après sa mort, semblent révéler dans le poète un regret qui recèle presque un amour. « Que reste-t-il de toi aujourd’hui, dit le poète, de toi morte hier, de toi, pauvre Marie ! Au fond d’une chapelle il nous reste une croix ! »

Une croix et l’oubli, la nuit et le silence !
Écoutez ! c’est le vent, c’est l’océan immense,
C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin,
Et de tant de beauté, de gloire, d’espérance,
De tant d’accords si doux, d’un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain !
N’était-ce pas hier, qu’à la fleur de ton âge,
Tu traversais l’Europe, une lyre à la main,
Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,
Chantant la tarentelle au ciel napolitain,
Cœur d’ange et de lion, libre oiseau de passage,
Naïve enfant ce soir, sainte artiste demain ?

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Hélas ! Marietta, tu nous restais encore ;
Lorsque sur le sillon l’oiseau chante l’aurore,
Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur,
Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur :
Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,
Et tes chants dans les airs emportaient la douleur !

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Meurs donc : la mort est douce et ta tâche est remplie !
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer, hors de là tout est vain.
Et puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer comme toi pour un amour divin !

XX

Ces vers nous ramènent malgré nous à un amer souvenir.

Nous l’avons connue et admirée aussi, cette apparition transparente du génie dans la beauté. Nous avons entrevu dans tous les climats bien des femmes dont les traits éblouissaient les yeux, dont le timbre de l’âme dans la voix ébranlait le cœur, dont les regards répandaient plus de lueurs qu’il n’y en a dans l’aube et dans les étoiles d’un ciel d’Orient ; mais nous n’avons jamais vu et nous craignons qu’on ne revoie jamais (car la nature s’égale mais ne se répète pas) une créature innomée comparable à cette bayadère du ciel ici-bas. Nous disons bayadère dans le sens pur et pieux du mot, une cariatide vivante des temples de la divinité dans les Indes, l’ivresse de l’oreille et des yeux dévoilée aux hommes pour enlever l’âme au ciel par les regards et par la voix !

Un mystère qu’elle nous a à demi révélé un jour à nous-même planait sur sa vie comme un nuage sur la source d’un fleuve. Ce nuage assombrissait sa beauté. Il répandait sur ses traits éclatants de jeunesse et d’inspiration une arrière-pensée de tristesse. Cette mélancolie s’éclairait, mais ne se dissipait jamais entièrement. Elle avait trop souffert pour que le sourire ne conservât pas une certaine langueur et une certaine amertume irréfléchie sur ses lèvres.

Cette beauté de madame Malibran existait par elle-même sans avoir besoin de formes, de contours, de couleurs pour se révéler. C’était la beauté métaphysique n’empruntant à la matière que juste assez de forme pour être perceptible aux yeux d’ici-bas. Son corps charmant ne la parait pas, il la voilait à peine. Cependant cette beauté, qui transperçait à travers ce frêle tissu comme la lueur à travers l’albâtre, fascinait tous les sens autant qu’elle divinisait l’âme. On se sentait en présence d’un être dont le feu sacré de l’art avait dévoré le tissu. Ce feu de l’enthousiasme était si ardent et si pur en elle, qu’à chaque instant on croyait voir cette enveloppe consumée tomber en une pincée de cendre et tenir dans une urne ou dans la main. On connaît les prodigieux engouements qu’elle excitait d’un bout de l’Europe à l’autre par son chant. Mais ce n’était ni son chant, ni son geste, ni son drame que j’admirais le plus en elle, c’était sa personne. Elle n’avait pas besoin de baguette pour ses enchantements, le charme était dans son âme. Ce charme ne tombait pas avec ses parures ou ses couronnes de théâtre, il s’endormait et se réveillait avec elle.

Un hasard nous rapprocha ; elle me tendit la main comme à un frère. Toute son âme était dans ce geste. Je la vis assidûment pendant un court printemps, le dernier de ses beaux printemps ; c’était tantôt dans des nuits musicales sous les arbres illuminés des jardins de Paris, où elle faisait taire et mourir de mélodie les rossignols ; tantôt dans son salon familier de la rue de Provence, où les instruments de musique et les guitares de la veille jonchaient les meubles et les tapis. La conversation y prenait bien plus souvent le ton mélancolique de l’enthousiasme qui est le mal du pays des grandes âmes, que le ton de l’enjouement qui n’était chez elle que l’ivresse d’une soirée.

Elle me traitait en ami supérieur en âge à qui l’on se plaît à se confier, parce qu’on sent l’affection désintéressée dans le conseil. Il dépendit plusieurs fois de moi d’avoir une influence heureuse sur sa destinée. Cependant je ne la détournai pas assez du chemin de la mort. Elle partit. Elle épousa un homme supérieur dans l’art qu’elle aimait. Elle fut heureuse quelques jours, puis elle mourut dans le bonheur et dans le triomphe. Ses bienfaits incalculables l’avaient devancée dans le ciel et l’attendaient sur le seuil des miséricordes. Je venais de recevoir d’elle peu de jours avant sa mort une lettre badine de trente pages, qui dort encore quelque part parmi mes papiers. « Je voudrais, m’y disait-elle, avoir sous la main une feuille de papier longue et large comme le firmament pour la remplir de mon bavardage et de mes épanchements avec vous. » Jeunesse, beauté, bonté, génie, âme de prédilection parmi les âmes expressives, la petite croix dont parle Alfred de Musset couvrit tout.

Voilà la vision à la fois charmante et surnaturelle que le hasard aurait dû placer à temps sur la route du poète dont nous parlons ! voilà le Sursum corda qu’il fallait à ce jeune homme pour l’empêcher de regarder jamais ailleurs. Ils étaient jeunes, ils étaient libres, ils étaient beaux, ils étaient poètes au moins autant l’un que l’autre, ils pouvaient s’attacher saintement dans la vie l’un à l’autre aussi indissolublement que la musique s’attache aux paroles dans une mélodie de Cimarosa !

Il ne devait pas en être ainsi, nous dit M. de Sainte-Beuve dans un tendre reproche à la destinée de cet ami mort. « La passion vint, ajoute-t-il ; elle éclaira un instant ce génie si bien fait pour elle ; mais elle le ravagea. On connaît trop bien cette histoire pour que ce soit une indiscrétion de la rappeler. »

M. de Sainte-Beuve a raison ; du jour, en effet, où ce jeune poète cessa de croire à la sainteté de l’amour et à la durée de l’enthousiasme, il fit plus que de tomber dans l’incrédulité, il tomba dans la dérision de l’amour, il devint un sceptique du sentiment, un athée de l’enthousiasme, un blasphémateur du feu sacré ; de là au cynisme il n’y a qu’un pas ; sa nature élégante et attique lui défendait de s’y livrer, mais il glissa trop souvent dans des libertinages de style qui ne se dégradent pas jusqu’à l’Arétin, mais qui rappellent Boccace, le Musset immortel d’Italie.

XXI

Trois conditions, selon nous, sont nécessaires pour former un grand poète sérieux dans tous les siècles. Ces trois conditions sont : un amour, une foi, un caractère.

Nous venons de voir que la première de ces conditions, un saint amour, un amour de Béatrice ou de Laure, avait malheureusement manqué à M. de Musset.

Ses œuvres, à dater de ce jour, nous prouvent assez qu’une foi quelconque, soit religieuse, soit philosophique, soit même politique, lui manqua aussi ; nous n’en voudrions d’autre preuve que ses vers. Ils badinent presque sans cesse avec les choses sérieuses, ils font de la poésie la flamme bleue d’un bol de punch, au lieu d’en faire la flamme inextinguible d’un autel. Musset fait plus que de badiner avec les grands sentiments, il les raille, soit que ces grands sentiments s’appellent amour, soit qu’ils s’appellent religion, soit qu’ils s’appellent patriotisme : lisez, sur les matières religieuses et politiques, sa profession ironique adressée à un ami.

    « Vous me demandez si j’aime ma patrie ?
« Oui, j’aime fort aussi l’Espagne et la Turquie.

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« Vous me demandez si je suis catholique ?
    « Oui, j’aime fort aussi les dieux…

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    « Vous me demandez si j’aime la sagesse ?
« Oui, j’aime fort aussi le tabac à fumer.

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« J’estime le Bordeaux, surtout dans sa vieillesse.
« J’aime tous les vins francs parce qu’ils font aimer ! »

Lisez, dans les vers sur la naissance d’un prince, l’apostrophe à la nation pour la désintéresser de tout ce qui n’est pas jouissance matérielle.

« As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin ? »
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Enfin lisez dans la dernière page dont il a scellé ses œuvres, son sonnet d’adieu à ce bas monde :

Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre cette fois se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge.
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.

Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

Charmante plaisanterie, triste symbole d’une foi absente qui ne donne aucune unité, aucune spiritualité, aucun but grandiose, aucune tendance même perceptible au génie ; ces mœurs délicieuses, mais toujours légères, sont des osselets avec lesquels un enfant joue sur les deux seuils de la vie. Une philosophie manque donc à ce poète pour être un homme fait de la littérature.

La troisième condition, un caractère, ne lui a pas moins manqué. Si l’on entend par ce mot une nature saine, bonne, honnête, tendre même et capable de tous les excellents sentiments du cœur et de l’esprit dans la vie privée ; non, ce caractère-là n’a pas manqué au poète, c’est pour cela même qu’il fut aimé, et qu’il sera pleuré : sa physionomie seule révélait un homme de bien. Mais si l’on entend par caractère cette solidité de membres, cet aplomb de stature, cette énergie de pose qui font qu’un homme se tient debout contre les vents de la vie et qu’il marche droit à pas réguliers dans les sentiers difficiles, vers un but humain ou divin placé au bout de notre courte carrière humaine ; non, Alfred de Musset ne reçut pas de la nature et ne conquit pas par l’éducation ce caractère, seul lest qui empêche le navire de chavirer dans le roulis des vagues. Son âme, qui n’était que grâce, flexibilité et souplesse comme son talent, s’inclinait à tout vent de l’imagination. Il n’y avait en lui de solide que ce qu’on entend par l’honnête homme : tout le reste était d’un enfant ; ses fautes même dont on a trop parlé n’étaient que des enfantillages. C’étaient des fautes de tempérament, ce ne furent jamais des vices de cœur.

Mais enfin pour être vrai il faut reconnaître que l’absence de ces trois conditions qui font seules la grande poésie : l’amour, la foi, le caractère, lui manquent comme elles manquèrent à un homme du dix-septième siècle avec lequel il a une lointaine ressemblance, la Fontaine. Il faut reconnaître de plus que l’absence de ces trois conditions qui n’ont pas empêché la Fontaine d’être ce qu’on appelle immortel, mais qui l’ont empêché d’être moral, il faut reconnaître, disons-nous, que l’absence totale de ces trois conditions de l’homme a porté un préjudice immense au poète ; il faut reconnaître que l’absence de ces trois qualités donne à l’ensemble des œuvres de Musset quelque chose de vide, de creux, de léger dans la main, d’incohérent, de sardonique, d’éternellement jeune, et par conséquent de souvent puéril et de quelquefois licencieux qui ne satisfait pas la raison, qui ne vivifie pas le cœur autant que ses œuvres séduisent et caressent l’esprit.

Enfin il faut reconnaître qu’il y a dans ces éternels enjouements, dans cette folle ironie des choses graves : amour, beauté, religion, chasteté des mœurs, dévouement à ses opinions, quelque chose qui fait une impression pénible même à l’imagination. Cette impression est tout à fait semblable à celle que fait, dans un bain d’Orient, le baigneur qui vous verse une pluie d’eau froide sur la poitrine, après vous avoir plongé dans l’eau tiède et parfumée du bassin de marbre. On a froid et chaud tout ensemble, on ne sait si l’on doit s’épanouir ou frissonner.

Pour moi j’avoue (mais c’est sans doute un tort de ma nature un peu trop sensible aux impressions de l’air ambiant), j’avoue que c’est surtout cette ironie moqueuse, cette caresse à rebrousse-poil, ce chaud et froid de ses vers, cette profanation du sentiment qui m’ont rendu moins sensible que je ne devais l’être au mérite incomparable des ouvrages légers de cet émule en poésie.

Dirai-je ici toute ma pensée ? Il m’est arrivé souvent, en fermant avec humeur le volume de Don Juan de Byron, les facéties presque toujours sacrilèges de Heine, et quelquefois les poésies trop juvéniles et trop rabelaisiennes de Musset, il m’est arrivé, dis-je, de comparer l’impression que j’avais reçue dans ces volumes léthifères à une Morgue de la pensée où l’on va, pour les reconnaître, contempler avec répugnance et dégoût les choses mortes et décomposées du cœur humain ! Il me semblait que j’entendais la voix ricaneuse de don Juan, ou la voix plus grinçante de Heine le poète réprouvé de cette école, nous dire, en se faisant une joie de notre horreur : Tenez, regardez votre idéal : Ici la jeunesse, ici la beauté, ici l’innocence, ici l’amour, ici la pudeur, ici la vertu, ici la piété, ici la poésie, cette fleur de l’âme ! ici l’héroïsme trompé par la fortune ! Les voilà, mais les voilà tués ! les voilà trouvés dans la rue après une nuit de carnaval ! les voilà tout salis de boue et de lie ! les voilà honteux, même après leur mort, de leur nudité ! Et, pour que le spectacle soit plus funèbre et que l’ironie des poètes soit plus sanglante : Regardez ! voilà, sous le vestibule de cette Morgue de l’âme, une statue du rire qui grimace la volupté en face de la mort et qui vous encourage du doigt à vous moquer des plus belles et des plus tristes choses de la vie !

Pardon de cette image, mais il ne s’en présente pas d’autre sous ma main pour peindre cet attrait mêlé de répulsion qui me saisit en lisant ces poésies renversées qui placent l’idéal en bas au lieu de le laisser où Dieu l’a placé, dans les hauteurs de l’âme et dans les horizons du ciel. Est-ce là ce qu’on éprouve en lisant l’Arioste ? Non ! le franc rire n’est pas le ricanement.

XXII

Alfred de Musset ne devait pas persister toujours dans ce faux genre. La tristesse venait avec les années, et avec la tristesse venait la véritable poésie, celle de son second volume, celle surtout de ses Nuits que nous vous ferons admirer tout à l’heure sans réserve. Depuis quinze ans il s’était retiré de tout, du monde, de l’amour, de la poésie même, de tout excepté de la famille et des amitiés qui lui étaient restées pieusement fidèles.

La maladie du désenchantement, vengeance de ceux qui n’ont pas placé leur perspective et leur espérance assez haut, explique les silences et les défaillances qu’on a reprochés à ses dernières années. La philosophie du plaisir ne laisse dans la bouche que cendre amère, elle ne survit pas à la jeunesse : il faut mourir quand les feuilles tombent, à l’approche de l’hiver, de l’arbre de vie. Musset désirait mourir ; il disait à son excellent frère, homme d’une grâce aussi tendre, mais d’une raison plus saine que lui : « Je suis le poète de la jeunesse, je dois m’en aller jeune avec le printemps. Je ne voudrais pas passer l’âge de Raphaël, de Mozart, de Weber, de la divine Malibran ! »

Une maladie de cœur l’avertissait depuis longtemps que ses vœux seraient exaucés. Le premier mai de cette année il s’alita comme pour une indisposition légère ; rien de funeste en apparence n’alarmait sa mère, son frère, ses amis, la gouvernante dévouée qui le servait depuis vingt ans avec une affection maternelle. Lui cependant avait les vagues pressentiments d’un adieu prochain, il s’entretenait souvent avec une tendre sollicitude de la douleur des siens, du sort de la pauvre femme qui le veillait, providence domestique de son foyer.

Une légère crise les alarma un instant dans la soirée ; elle fut suivie d’un bien-être et d’un calme perfides ; il témoigna le désir de dormir ; il s’endormit et ne se réveilla pas. Il avait passé sans secousse d’un monde à l’autre ; son dernier souffle n’avait pas été entendu. Mort douce et nonchalante, désirée de ceux qui ne craignent ici-bas que la douleur ! De sourds sanglots éclatèrent autour de sa couche, et des prières suivirent son âme légère et repentante au séjour des bons et des miséricordieux ; il avait été l’un et l’autre. Dante l’aurait placé dans les limbes, comme les enfants dont ses faiblesses mêmes avaient l’innocence.

XXIII

Et maintenant on recueille ses vers. Mais quelle influence ce poète de la jeunesse a-t-il eue sur cette jeunesse de la France, qui s’est enivrée pendant vingt-cinq ans à cette coupe ? Une influence maladive et funeste, nous le disons hautement. Cette poésie est un perpétuel lendemain de fête, après lequel on éprouve cette lourdeur de tête et cet alanguissement de vie qu’on éprouve le matin à son réveil après une nuit de festin, de danse et d’étourdissement des liqueurs malsaines qu’on a savourées. Poésie de la paresse qui ne laisse, en retombant comme une couronne de convive, que des feuilles de roses séchées et foulées aux pieds. Philosophie du plaisir qui n’a pour moralité que le déboire et le dégoût.

Pendant vingt-cinq ans, cette jeunesse épicurienne de ses disciples ne s’est nourrie malheureusement que de cette fumée des vers qui s’exhalait avec une séduction, enivrante des poésies de son favori. Musset a fait une école, l’école de ceux qui ne croient à rien qu’aux beaux vers et aux belles ivresses.

Ô Jeunesse d’aujourd’hui ! Jeunesse dorée de Musset, toi qui le pleures, mais qui ne t’es pas même donné la fatigue d’aller jeter une feuille de rose sur son cercueil ou de l’accompagner jusqu’au seuil creux de l’éternité, de peur de déranger une de tes paresses ou d’attrister une de tes joies ! Ô Jeunesse d’aujourd’hui ! Jeunesse qu’il a faite, il est mort, ton poète ! Mais toi, interroge-toi bien : est-ce que tu vis ?

Est-ce que tu vis par l’intelligence ? Est-ce que tu vis par le cœur ? Est-ce que tu vis même par aucune de ces illusions généreuses et juvéniles qui poussent l’homme en avant sur les routes de l’idéal, de la passion, de l’activité, de l’étude, et qui sont les mirages de la liberté et de la vertu ? Non ! tu ne vis, comme le vieillard blasé, que de la vie sénile des sens. Le ricanement de l’indifférence sur les lèvres, du plaisir pour de l’or et de l’or pour le plaisir dans la main : voilà ta poésie !

Tu as été élevée sous ce règne terre à terre où la France de 1830, antichevaleresque et antilibérale tout à la fois, s’était fondu un trône à son image avec des rognures d’écus entassées dans ses coffres-forts, et où le matérialisme de la jouissance ne prêchait pour toute morale aux enfants de tels pères que le mépris de toute noble intellectualité ! Le savoir-faire dans une petite faction gouvernante et le savoir-vivre dans les fils de cette oligarchie dorée, étaient les seuls mérites appréciés dans les gymnases de cette époque en possession du sceptre et du comptoir. Enrichis-toi et jouis était le catéchisme du temps.

Tu sortais de ces gymnases déjà toute corrompue par cette prétendue sagesse de la vie sans rêves. Il te fallait un poète à l’image de ta politique ; car enfin les poètes sortent de terre comme en France sortent les soldats, quel que soit le parti qui frappe du pied cette terre féconde. Alfred de Musset naquit ; il volait plus haut que toi, car il avait des ailes pour s’élancer, quand il était dégoûté, au-dessus de son siècle ; il avait un génie pour mépriser même sa propre trivialité. Il badinait avec le vice, et ton vice à toi était sincère. Il t’a chanté ce que tu demandais qu’on te chantât, les seules choses que tu voulais entendre : la beauté de chair et de sang, le plaisir sans choix, le vin sans mesure,

Qu’importe le flacon, pourvu qu’il ait l’ivresse !

les sérénades espagnoles, les aventures risquées, les strophes titubantes, le dédain de Platon, les assouvissements d’Épicure, le mépris de la politique, le rire de la sainteté, le doute sur les immortels lendemains de cette courte vie ! Tu l’as applaudi, et vous vous êtes pervertis l’un et l’autre. Il est remonté de cette perversion par le ressort vainement comprimé de son génie. Mais toi, Jeunesse, tu y es restée et tu t’y complais, et tu répètes ses vers, après tes orgies, pour te justifier à toi-même ta mollesse par un élégant exemple !

Aussi regarde : qu’es-tu devenue depuis que cette moralité du plaisir a été aspirée par toi dans ces vers ivres de verve, mais malsains de substance. Ton trône de 1830 est tombé, et tu n’as pas levé un bras seulement pour le défendre. La république a surgi sous tes pieds, et tu n’as pas fait un geste pour la modérer et pour l’asseoir sur ta propre souveraineté, comme si tu t’étais sentie indigne de ce règne de la raison et de l’énergie civiles que le hasard t’offrait pour te relever à tes propres yeux et aux yeux du monde. Souverain fatigué avant le travail, tu as abdiqué avec insouciance, comme un roi de la race des Sardanapale, une dignité qui t’aurait coûté une heure de ton sommeil ou une coupe de tes festins ! Mille tribunes se sont élevées, et tu n’es montée à aucune pour défendre ou réfuter des opinions. Des opinions ? Ton poète t’avait bien recommandé de ne pas te compromettre à en avoir une.

Qui ? moi ? noir ou blanc ? Ma foi non !

La dictature est venue et tu as regardé passer, les bras croisés, la fortune comme un spectacle ! Que t’importe à toi ce qui passe dans la rue, pourvu que l’or roule, que le verre écume, que la courtisane chante, et que la baïonnette étincelle au soleil ? car, il faut te rendre justice, la bravoure est la seule incorruptibilité de ta race !

En littérature tu n’as pas cessé de railler depuis dix ans toutes ces vieilleries de religiosités, de philosophie, de spiritualisme, d’éloquence, de lyrisme, de philanthropie, de politique, bulles de savon colorées, selon toi, tantôt des rayons de nos vaines imaginations, tantôt du sang de nos veines ! Tu n’as pas cessé de reléguer dans le pays des songes creux et des chimères tous ces poètes, tous ces publicistes, tous ces historiens, tous ces orateurs qui avaient le malheur de dater de plus haut que toi dans la vie, d’être nés à des époques où l’âme se rattachait à l’antiquité par l’étude des grands exemples, et où l’on croyait bêtement à autre chose qu’à Ninette ou Ninon ! Tu te vautrais dans ton prosaïsme, tu te pâmais d’aise pour ton Rabelais, tu te châtrais le cœur avec ton Don Juan, tu te pervertissais l’esprit avec ton Heine ! Tu ne reconnaissais pour philosophe que Stendal et pour maître que Musset, et tu te targuais d’avance tous les matins des œuvres inouïes que tu couvais sur ton oreiller inspirateur entre une nuit d’orgie et une aurore de paresse !

Moi-même, je l’avoue, étonné de tes forfanteries de cœur et d’esprit, j’attendais, avec une admiration toute prête à t’applaudir, ces chefs-d’œuvre de nouveauté, promis par tes présomptueux pressentiments.

Nous avons attendu dix ans, et qu’avons-nous vu sortir de ces écoles de Byron, de Heine, de Musset ? Une foule d’imitateurs grimaçant des grâces, naturelles chez ces grands artistes, affectées chez vous ! la platitude systématique ou innée se masquant pompeusement sous le nom prétentieux de réalisme ! la poésie se dégradant au tour de force comme une danseuse de corde ! les poètes oubliant le sens pour ne s’occuper que des mètres ou des rimes de leurs compositions, et finissant par se glorifier eux-mêmes du nom de funambules de la poésie ! un jeu, en un mot, au lieu d’un talent ! un effort, au lieu d’une grâce ! un caprice, au lieu d’une âme ! une profanation, au lieu d’un culte ! un sacrilège, au lieu d’une adoration du bien et du beau dans l’art ? Y a-t-il là de quoi tant se vanter de sa jeunesse, et de quoi tant mépriser ses pères ? Royer-Collard s’écriait que ce qui manquait à la jeunesse de son temps, c’était le respect des supériorités : ne pourrait-on pas vous dire à vous que ce qui vous manque aujourd’hui, c’est le respect de vous-mêmes ?

Et nous qui vieillissons aujourd’hui, sommes-nous fondés à vieillir du moins avec espérance ?

Et comment bien espérer encore de ce réveil de ton âme, ô Jeunesse dorée de Musset, Jeunesse à qui tes poètes eux-mêmes, tes poètes épicuriens, chantres jadis des nobles passions, baladins de paroles aujourd’hui, prêchent l’indifférence, le boudoir et la coupe pour toute vérité ? Comment bien espérer de ton âme, quand la législation de ton enseignement national décrète elle-même la suppression facultative de l’étude des lettres humaines qui font l’homme moral, au profit exclusif de l’enseignement mathématique qui fait l’homme machine ? Crois-tu fonder ainsi une civilisation pensante sur le chiffre qui ne pense pas ? Ne sens-tu pas qu’un pareil système n’est propre qu’à dégrader d’autant la pensée dans le monde ? Ne sais-tu pas ce que c’est que l’âme d’un peuple ? L’âme d’un peuple n’est pas ce chiffre muet et mort à l’aide duquel il compte des quantités et mesure des étendues ; un calcul n’est pas une idée : la toise et le compas en font autant ! L’âme d’un peuple, c’est sa littérature sous toutes ses formes : religion, philosophie, langue, morale, législation, histoire, sentiment, poésie ! Si tu laisses diminuer dans ton enseignement la part immense et principale qui doit appartenir à la pensée dans l’homme, c’est ton âme elle-même que tu diminues pour toi et pour les générations qui naîtront de toi ; et quand on aura diminué ainsi l’âme de cette grande nation intellectuelle, c’est sa place dans le monde et dans les siècles que vous aurez faite plus petite avec votre propre compas ! Ce n’est pas en chiffres morts, c’est en lettres vivantes et immortelles que le nom français a été écrit sur la face du globe !

Voilà pourtant à quoi tu applaudis, Jeunesse atteinte jusque dans ta moelle ! Voilà de quoi tu te rends complice : tu désertes les lettres pour les chiffres, tu affectes, à l’exemple de tes corrupteurs en prose et en vers, le dédain du beau, l’estime exclusive de l’utile, l’insouciance des institutions qui font l’avenir, le mépris pour ces noms littéraires et politiques qui te restent encore comme des reproches vivants de ta mollesse, écrivains, orateurs, philosophes, poètes, qui n’ont de vieux que leurs services, leur expérience et leurs gloires ! Ces gloires t’offusquent, tu aimes mieux les insulter que les atteindre ! Prends garde ! cela porte malheur de déshonorer ses pères !

Il en fut exactement ainsi à Rome du temps de César. Tu pourrais le lire dans Cicéron, si tu n’aimais mieux lire la ballade à la Lune ou les facéties de tes pamphlétaires que le Songe de Scipion ; toute la jeunesse romaine, après les longues guerres civiles, séduite par l’éclat des armes et par les robes flottantes de César, d’Antoine, de Dolabella, fut prise d’un épicuréisme insolent, d’une insouciance pour les lettres, et d’un mépris pour les choses cultivées et honorées jusque-là, qui devaient précipiter vite la ruine morale de l’Italie ; il ne resta du parti des patriciens de la vieille liberté et de la vieille austérité romaines, que des têtes chauves abandonnées par les idolâtres de la gloire militaire et raillées par les poètes lascifs du plaisir et de la jeunesse, tels que le lâche Horace qui avait jeté son bouclier. Mais ces têtes chauves étaient les Scipion, les Caton, les Cicéron, les noms par qui Rome vivait et vivra dans les lettres, dans le cœur et dans la mémoire des hommes de bien de tous les âges futurs.

Prends garde, encore une fois, ô présomptueuse et folle Jeunesse de l’école des sens, qu’il n’en soit ainsi de toi-même ! Prends garde que les têtes mûres, sur lesquelles tu jettes la poussière de tes mépris, ne dominent encore de toute la hauteur d’un autre temps les cheveux couronnés de roses ; ce serait là le symptôme fatal de l’abaissement du niveau de l’intelligence nationale et de la diminution des proportions de l’âme parmi nous ; car ce qu’il y a de plus déplorable et de plus irrémédiable dans un peuple, c’est quand la jeunesse du cœur se réfugie sous les cheveux blancs !

Lamartine.

P. S. Lis avec moi maintenant ces pages de ton poète favori, pour apprendre de lui comment on délire avec grâce, et déchires-en ensuite plus de la moitié, pour apprendre qu’on ne doit chanter que ce qui est digne d’être pensé, et que la littérature de l’âme est plus impérissable que la littérature des sens.