(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Les honnêtes gens du Journal des Débats » pp. 91-101
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Les honnêtes gens du Journal des Débats » pp. 91-101

Les honnêtes gens du Journal des Débats

I

La critique du Réveil a fait lever, dans le Journal des Débats, le gibier d’une magnifique théorie. Les bohèmes des petits journaux s’étaient livrés contre nous à leurs plaisanteries ordinaires, à ces pantalonnades en dehors des questions qui remplacent pour eux les idées. C’était insuffisant. Le Journal des Débats, qui est un journal grave, un vieux bohème de la grande espèce, plein de jours et de profondeur, a pensé que ses légers confrères de la petite ne mettaient pas assez au jeu contre nous en n’y mettant que la monnaie de singe de leurs grimaces, et lui, qui a des théories à revendre, s’est cavé contre nous d’une théorie. C’est la théorie un peu égoïste, il est vrai, de « l’honnêteté littéraire », et la mise à l’ordre du jour, parmi les critiques, des coups de chapeaux !

En effet, si la critique n’est plus maintenant et ne doit plus être qu’un salut à tour de bras et jusqu’à terre à tout le monde, le Journal des Débats est plus que personne au niveau de la difficulté. Il a beaucoup salué dans sa vie, et il est dans la catégorie des bohèmes qui ont un chapeau. C’est un bohème coiffé, et même de toutes manières ; car il a toujours été fastueusement heureux. Disons-le nettement, avant de passer outre, et pour prévenir des confusions embarrassantes : Il y a bohèmes et bohèmes, comme il y a fagots et fagots !

Tous ne sont pas, croyez-le bien ! dépenaillés de physique comme d’intelligence, des faméliques de jouissances ou de renommée en guerre contre l’ordre social ; tous ne sont pas de pauvres enfants cherchant sans la trouver leur place au soleil, des Chattertons d’imitation, plus ou moins énergiques ou lâches, qui se tuent ou se laissent mourir, et dont Hégésippe Moreau ou Gérard de Nerval furent les types douloureux et coupables.

Il en est d’autres qui l’ont trouvée, leur place au soleil, et qui savent la garder sous tous les soleils et par toutes les températures. Il y en a qui ne mourront jamais que de vieillesse, comme Arlequin, ou qui ne se brûleront la cervelle qu’avec… des truffes ; qui vivent plantureusement, heureux comme des bourgeois, — car on ne dit plus : heureux comme des princes ! Il y a enfin (n’oublions jamais cette fondamentale différence !) les bohèmes en marche, — cette longue queue de la croisade de Gautier-sans-Argent, laquelle, hélas ! n’est pas finie, — et les bohèmes arrivés, qui ne se croisent plus… que les jambes, les bohèmes réussis et assis !

Bohèmes, malgré tout, cependant, ces derniers, malgré leur attitude de Staters et d’olympiens, leur importance, leur influence, leur situation dans tous les mondes, officiels ou non officiels, leurs chaires quand ils sont professeurs, leurs bibliothèques quand ils sont bibliothécaires, leurs palmes d’académiciens quand ils sont de l’Académie : — le signe essentiel, caractéristique, du bohème, n’étant pas de n’avoir point d’habit, mais de n’avoir point de principes, de manquer de l’asile sacré d’une morale fixe autour de la tête et du cœur, de vagabonder dans ses écrits à tout vent de doctrine, et, comme déjà nous l’avons dit, de vivre, enfant de la balle politique ou littéraire venu ou trouvé sous le chou de la circonstance, sans feu ni lieu intellectuel, — c’est-à-dire sans une religion ou sans une philosophie. Or, vivent-ils, — qu’on le dise ! — vivent-ils autrement, au Journal des Débats ? Bohèmes d’état-major, si l’on veut ou plutôt s’il pouvait y avoir des états-majors dans la bohème, ils sont, eux, trop contents de leur sort pour trouver bon qu’on les réveille des somnolences de leur digestion éternelle, et voilà pourquoi le lever de table que nous leur sonnons, à ces endormis, leur paraît un affreux tocsin ! Partisans du statu quo littéraire d’aujourd’hui, comme ils le furent jadis d’un autre, misanthropes en politique, mais optimistes comme des Pangloss en littérature et suffisants comme des Turcarets, ils ne dressent pas seulement une théorie « d’honnêteté » contre nous, qui sommes des insolents littéraires, mais, ce qui est plus fort ! ils écrivent, par la main de Rigault, leur historiographe, dans leur journal, ce singulier livre d’or de leur noblesse, qu’ils s’appellent et se nomment, en France et en français : « Les honnêtes gens ».

II

Les honnêtes gens ! Mais, à ce compte-là, que sommes-nous, nous ? L’alternative est assez fâcheuse. Et que sont aussi tous ceux-là qui, en toutes choses, n’épousent ni les manières de dire, ni les manières de penser du Journal des Débats ?… Les honnêtes gens ! Mais il y a donc deux littératures : la littérature de la morale et de l’honnêteté, et la littérature… du contraire ?

Le monde littéraire, comme tous les mondes, se brise et se classe en deux camps absolus, irréconciliables, comme la vérité et l’erreur ? Nous nous en doutions bien un peu, et c’est même pour opposer ces littératures l’une à l’autre que nous nous sommes fondés, nous, les intolérants du Réveil ! Seulement, que le Journal des Débats, le journal de la tolérance universelle, — et des coups de chapeau, — qui proclame depuis quarante ans la liberté des poids et des mesures, des mathématiques et de la conscience, fasse, à propos de nous et contre nous, ce terrible partage en deux camps et se fourre dans le bon, n’est-ce pas inconséquent, nouveau et comique ?… Et cela ne mérite-t-il pas un éclat de rire, à défaut de coup de chapeau ?

Ils sont les honnêtes gens ! Mais ce sont eux — uniquement eux ! — qui se rendent publiquement cet hommage. Or, l’Évangile et le bon sens disent : « Si je me glorifie, ma gloire n’est plus rien. » Le bon sens, même le plus vulgaire, dit encore : « On ne s’endosse point soi-même. Pour qu’un billet passe dans la circulation, il faut deux signatures. » Montrez-nous la seconde, s’il vous plaît !

« Je suis brave », chante aussi le poltron, et il raconte des choses incroyables. Rappelez-vous l’histoire du capitaine Falstaff et de ses quatorze coquins, en vert, de Kendal ! Seraient-ils honnêtes, au Journal des Débats, comme il était brave, le vainqueur des quatorze coquins, l’héroïque capitaine ? En vérité, on pourrait le croire : ils ne se vantent pas moins que lui.

Des honnêtes gens ! Mais, après la prétention, et même avant, doit venir la définition. Qu’entendent-ils par honnêteté, ces moralistes semés par nous dans les plates-bandes du Journal des Débats, et qui sont venus en une nuit, comme des champignons ; qu’entendent-ils par l’honnêteté, qu’ils invoquent et dont ils se réclament ? Mirabeau disait, lui, ce grand cynique : « Quand je me compare, j’ai quelque estime pour moi ; mais quand je m’isole, je me méprise. » Le comte de Maistre, auquel nous demandons respectueusement pardon de le citer après Mirabeau, disait à son tour : « Je ne sais pas, Dieu en soit loué ! ce que c’est que la conscience d’un scélérat ; mais je sais ce que c’est que celle d’un honnête homme, et c’est abominable. » Ceci n’est pas flatteur pour les honnêtes gens ; car de Maistre fut la pureté, l’honneur et la sainteté dans leur triple gloire. Mais ce ne l’est guères non plus pour les honnêtes gens à la façon de Mirabeau. Ni l’un ni l’autre, il est vrai, de ces grands esprits différents, ne connut les honnêtes gens du Journal des Débats ; mais tous deux savaient ce qui se cache sous cette vague expression d’honnêtes gens, qui se dilate à mesure qu’on la presse pour envelopper mieux toutes les défaillances et toutes les lâchetés morales, et que les fats du vice élégant ou lettré jettent par-dessus leurs mauvaises mœurs ou leurs mauvaises doctrines.

Ni Joseph de Maistre, ni Mirabeau, ne connurent cette apparition de ces derniers temps : — le juste milieu politique et littéraire. Par conséquent, les honnêtes gens de ce système, les raffinés de sociabilité, comme dit Rigault, ne pouvaient pas tomber, pour le charmer, sous le regard de ces deux grands hommes, et modifier leur insolente opinion sur les honnêtes gens. S’ils revenaient au monde, ils s’informeraient, ils feraient des questions. Mirabeau dirait, avec sa rondeur familière et atroce : « Quoiqu’ils blanchissent et frottent leur sépulcre, ces honnêtes gens-là sont des corrompus comme les autres. Ils ne sont, quand vous cherchez bien, — dans cette société qui marche au communisme par l’anarchie si un homme de génie et de gouvernement n’arrête ce fléau, — ils ne sont que des conservateurs socialistes, comme les socialistes, qui veulent prendre pour conserver, ne sont eux-mêmes que des apprentis conservateurs ! À l’identité de leurs doctrines littéraires et à l’ambiguïté de leurs doctrines politiques, on ne comprend pas le contraste de leurs drapeaux. » — Joseph de Maistre, moins violent mais plus sévère, dirait : « Voyons ces honnêtes gens ! Sont-ils exempts du vice originel ? Vivent-ils à l’image de Dieu ? Sont-ils dignes d’être canonisés ? Quel est leur credo religieux, ou, s’ils n’en ont pas, quel est du moins leur symbole philosophique ?… Leur Dieu ne serait-il donc plus le Dieu des bonnes gens, à ces honnêtes gens ? Ne serait-il plus le Dieu commode, l’horloger de Voltaire ?… Eux-mêmes, ne seraient-ils plus voltairiens ? » Et Joseph de Maistre remarquerait avec raison que cette théorie de « l’honnêteté littéraire » n’est, après tout, qu’un vers de Voltaire délayé, pour faire quelques idées, dans l’écritoire de Μ. Rigault.

Il n’est jamais de mal en bonne compagnie, a dit Voltaire, dans un conte peu honnête, avec cette fascinante légèreté qui fait passer pour spirituels les plus grands sophismes et les plus grandes bêtises de cet esprit pervers et dépravant ; car ce vers, si joli et si souvent cité, a le double caractère de l’erreur complète : il est à la fois bête et faux.

III

Ainsi, ce sont des honnêtes gens ! Prenons-les pour ce qu’ils se donnent. « Nous sommes des honnêtes gens, — dit Rigault. — En politique, nous laissons la justice poursuivre les coupables ; nous ne rendons responsable aucune nation, aucun parti, des inventions sauvages de quelques fous monstrueux », — ce qui est l’honnêteté politique, et non plus l’honnêteté littéraire. Nous ne pouvons suivre malheureusement sur ce terrain Rigault, devenu le Blondel de Victor Hugo, que l’univers abandonne (sans calembour), mais la critique, qui est aussi une justice, ces messieurs des Débats ne la permettent pas, et Rigault, leur porte-voix, nous l’interdit. Cette critique, qui juge résolument qu’un livre est mauvais et qui donne les raisons de son jugement, « les salons l’ont tuée », nous dit cet éclatant homme du monde, ce comte d’Orsay, Μ. Rigault. Mais quels salons ? Ceux où il va, sans doute ? Nous demandons qu’il nous fasse envoyer des invitations pour voir cela.

Cette critique nouvelle (des salons du Journal des Débats peut-être), c’est la critique, dit-il encore, sous des formes flexibles. Écoutez ! « C’est l’art de contredire sans paraître blâmer, d’objecter au lieu de combattre, de parler à demi-mots (oh ! les demi-mots leur sont chers, à ces moitiés d’hommes !) ; le reste se devine. L’art enfin des sous-entendus et des BLANCS (la critique en blanc : le blanc, c’est la couleur de l’innocence !), que le public (autre critique !), qui se charge de comprendre (il est bien bon !), comprendra. » La critique est maintenant une femme, — ajoute toujours, en surchargeant son idée, ce galantin de Rigault, — « une femme du monde, qui cause, qui sourit, qui pique et ne rudoie jamais. Ce n’est plus une dictature ». Les femmes pourtant ne haïssent pas la dictature, et, quand elles ont quelque agrément, elles sont assez naturellement dictatrices ; mais peut-être en est-il autrement dans les salons modestes de Rigault. « La sociabilité lui met une sourdine. » Elle a « une discrétion évasive et des ménagements mondains ». Et voilà la gloire de la critique du journal des honnêtes gens et de celle du xixe  siècle !

Sa gloire ? Nous disons sa mort, nous ! son abdication ! son déshonneur ! Elle est plus que tuée ! On en fait une femme qui sourit et ne rudoie pas, — une femme qui ne rudoie pas ceux qui outragent la vérité sous toutes les espèces : la vérité dans les idées, dans l’art, dans le style ! Mais une telle femme manquerait de fierté ou manquerait de laquais, si elle ne faisait pas jeter hors de chez elle les hommes qui foulent aux pieds toutes les convenances de la pensée et de la vie ! Nous n’ignorons pas que la critique n’a pas les six bâtonniers que demandait Pascal, mais elle a sa plume, et si elle ne rudoyait pas ceux qui font le mal, en toutes choses, elle ne serait plus une femme honnête, ô honnêtes gens ! et elle serait digne de tous les mépris, que vous pourriez, pour sa bouche en cœur et ses révérences, lui rapporter plein votre chapeau !

Ah ! nous le savions bien, du reste, que c’était là le plus souvent la critique du xixe  siècle. Nous savions bien que la tolérance montait des mœurs dans la littérature, que la franchise était tombée en désuétude comme la probité. Mais, du moins, personne n’avait encore dit que c’était un progrès ! Personne n’avait dit qu’être évasif dans les questions du bien et du mal littéraire, du bien et du mal moral, — car tout livre pose le double problème, — était le devoir, la fonction et la gloire de la critique ! Le procédé de l’évasion s’élève dans le Journal des Débats jusqu’à un principe de critique, de littérature, de conduite sociale. Il faut s’évader par le mot sur les choses, — comme on s’évaderait d’ailleurs, si on était pris. Être pris, en effet, pour les honnêtes gens du Journal des Débats, c’est avoir la vérité en face. Il faut s’évader ! Il s’agit d’être aimable, il s’agit d’être aimé, et de rapporter à la maison, de ses articles, un paquet de réclames pour son livre prochain. Nous savions qu’il en était ainsi, et c’est contre ces abjectes coutumes littéraires que nous avons fondé le Réveil… avec de gros mots, nous disent-ils. Et c’est peut-être vrai. Nous ne saurons jamais trouver un dictionnaire assez évasif pour être poli — suffisamment, selon eux, — dans l’expression des choses qu’ils écrivent sur nos devoirs ! Jamais, nous qui sommes les insulteurs de la pauvre Critique, comme dit Janin, avec un geignement douloureux, nous n’avons dit plus de mal d’elle que Rigault n’en a dit, lui-même, dans le Journal des Débats.

Si elle était — sans exception — ce que cet honnête homme veut qu’elle soit au xixe  siècle, ce n’est pas le glaive, qu’on nous reproche d’avoir mis dans ses attributs, qu’il serait convenable de prendre.

Μ. Rigault, qui est professeur, sait bien ce qu’il faudrait…