(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Alexandre Dumas fils » pp. 281-291
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Alexandre Dumas fils » pp. 281-291

Alexandre Dumas fils

L’Affaire Clémenceau.

I

Alexandre Dumas fils vient de faire un nouveau roman pour se reposer de ses drames, ou peut-être pour y ajouter. Dans ce temps si pauvre d’invention et… d’autre chose, on fait volontiers avec ses œuvres ce que le Gascon fait avec sa cravate, quand il n’en a pas de rechange, ce qui s’appelle même, je crois, la lessive du Gascon : il la retourne. On retourne ses œuvres. On retourne en drame ce qu’on avait d’abord tourné en roman. Épargne d’un sujet pour les têtes stériles, et, grâce à la publicité sans pareille du théâtre, pour le malheureux roman, qui pourrissait silencieusement dans le cimetière d’une boutique d’éditeur, écus et brouhaha… Tout profit !

Tel fut le commencement, du reste, de la fortune littéraire de Dumas fils, maintenant parachevée. Alexandre Dumas fils, si on se le rappelle, n’est enfin sorti, après combien d’efforts et d’années ? de dessous le nom de son père, que par sa fameuse Dame aux camélias, qui, roman, ne l’avait pas tiré de dessous ce nom écrasant, mais qui, drame, un soir, l’en tira. Le Racine fils du romantisme, plus heureux que l’autre, qui n’osa pas toucher aux tragédies, est arrivé au bruit par le drame, comme son père… Cela parut naturel et presque juste… En fait de théâtre, Alexandre Dumas fils est tellement né là-dedans, il est tellement l’enfant de cette balle, et le théâtre de ces derniers temps doit tant à son père, que ce théâtre semblait comme tenu de le faire réussir… Il n’y a pas manqué.

Car Alexandre Dumas fils n’est, en somme (j’ai presque l’air d’écrire une naïveté), que le fils de son père. C’est Dumas père, mais rapetissé, froidi, durci, réfléchi, contracté, ressemblant et différent, semblable et contraire. C’est un Dumas… Non pas celui que d’aucuns appellent en riant le Grand Dumas, et qui auraient eu peut-être raison de le dire sans rire s’il n’avait pas pris toutes ses facultés, les unes après les autres, et s’il ne les avait pas toutes jetées par les fenêtres comme les riches y jettent quelquefois leur argent. C’est un Dumas, qui n’est pas plus le Petit que l’autre n’est le Grand ; qui, lui, ne jette rien par les fenêtres, et qui ramasserait même ce que son père y jette, si les facultés se ramassaient comme des écus. Dumas fils est à monsieur son père ce que la recette est à la dépense, ce que Sully, par exemple, est au duc de Choiseul. Ce qui est drôle, renversant et renversé, c’est que Choiseul ait engendré Sully ! Dumas tous deux par l’absence de principes, de moralité littéraire, de philosophie supérieure, l’un, le père, fut l’inspiration, — non pas la divine, non ! mais l’animale, la sensuelle, la physiologique, celle qui vient, comme la toison de nos poitrines, plus du tempérament que de la pensée, mais, après tout, l’inspiration spontanée et fougueuse, qui a fini, hélas ! par s’éteindre et se noyer dans la mer d’un verbiage immense, admiré des sots, qui s’imaginent que le génie est une prodigieuse facilité ! L’autre, le fils, est la Réflexion volontaire, le parti pris, la combinaison cherchée et recherchée et pas toujours trouvée, comme aujourd’hui ; l’esprit enfin qui ne s’éteindra jamais dans rien, car pour s’éteindre il faut flamber, et on ne se noie pas dans la sécheresse. Je pourrais, si je le voulais, suivre longtemps cette comparaison et ces contrastes entre le père et le fils, le plus sage ouvrage de son père, qui peuvent dire tous deux plaisamment, l’un : « Je vous présente un fils qui est plus vieux que moi », et l’autre : « J’ai l’honneur de vous présenter un père bien jeune, et dont la jeunesse inconséquente donne beaucoup de souci et d’inquiétude à la vieillesse de son fils ! »

Mais, aujourd’hui, moi aussi, j’ai ma présentation à faire. Il faut que je vous présente L’Affaire Clémenceau 27.

II

Déjà les journaux en ont parlé comme d’une œuvre puissante, comme d’un livre qui veut être, maugre-bleu ! quelque chose, et quelque chose de fièrement tortillé et retortillé encore ! À coup sûr, si la Critique indépendante n’intervenait pas au plus vite, Alexandre Dumas fils a un si grand crédit sur la place qu’on le croirait. On croirait à quelque fort ouvrage de ce robuste travailleur à froid… On se tromperait pourtant. Voyez plutôt ! Voici la donnée de ce livre qu’on nous donne pour fort. Un artiste amoureux épouse une jeune fille, et de cette race de filles qu’on souligne. Il est bientôt… tout ce que vous savez, sur toutes les coutures. Georges Dandin sterling qui, à force d’être dandinisé, à trois minutes d’Othello, tue sa femme, puis se constitue prisonnier, ni plus ni moins que tous les portiers et chapeliers du monde dans le même cas qui croient ainsi sauver leurs têtes, et, en attendant qu’on le juge, écrit son autobiographie pour servir de notes à son défenseur. C’est là tout. Rien de plus. Y a-t-il, au fond, idée plus commune et plus retour de Pontoise que cela ?…

Il est vrai que tous les jours une idée est commune et que le talent s’en empare et sait revêtir cette idée de détails, grandioses ou charmants, qui la font disparaître comme disparaît le bois de la bobine sous le fil d’or qu’on peut enrouler à l’entour. Il est vrai aussi — et c’est là son excuse — que par cela même que Dumas fils est plus spécialement auteur dramatique, il est forcément voué à l’idée commune, la seule qui réussit pleinement au théâtre, et que, de toutes les idées communes, la plus sympathique à ce public de Sganarelles passés, présents ou futurs, qui remplissent nos salles de spectacle, c’est l’idée du mari… trompé, ce double type, comique ou tragique, à volonté, pour le poète. La Critique pourrait donc admettre, même en l’admirant, l’idée commune, comme dans César Birotteau, par exemple, où elle est relevée par des détails tels qu’au lieu d’être une infériorité, elle devient un mérite de plus. D’un autre côté, la Critique pourrait admettre encore que si Alexandre Dumas fils n’avait pas cette puissance de détails qu’ont les grands inventeurs dans l’ordre du roman comme Balzac, il était bien capable — lui qui passe pour l’esprit le plus dramatique de notre temps quand il s’agit de mettre en œuvre une idée quelconque, lui qui fait de l’arrangement d’un drame une espèce de création, lui, enfin, l’orthopédiste dramatique qui redresse les enfants mal venus, mal bâtis, bossus ou bancroches, et qui dernièrement a failli faire de ce talent-là une industrie, — de tailler quelque chose de grand, de profond et de nouveau, dans l’idée commune de son roman que lui ont soufflée ses habitudes de théâtre, et de se rattraper de son impuissance radicale de romancier sur son habileté de grand poète dramatique, puisqu’on dit qu’il l’est ?…

Eh bien, c’est là ce qu’il n’a pas fait de cette fois ! Je ne sais pas s’il pouvait le faire, mais je sais qu’il ne l’a pas fait. Le poète dramatique qui devait au moins se montrer, se prouver, dans ce roman sans valeur de roman, ne s’est point attesté dans son œuvre. Au poète dramatique il faut des situations et des caractères, et des implications formidables entre ces caractères et ces situations. Tout l’art du drame est en cette ligne. Mais dans le livre que voici, où sont les situations et les caractères ?… Est-ce une situation, en effet, au sens dramatique, que la description d’un tête-à-tête qui dure tout le livre ? que la bucolique de Fontainebleau ? que le séjour à Rome ? que la scène qu’on n’ose pas décrire, parce qu’elle n’est pas descriptible, qui précède le coup de couteau de la fin ? Et pour les caractères ! Est-ce un caractère que Pierre Clémenceau, le sculpteur, le héros du livre, que j’écrirais Clément-sot pour le mieux nommer, si je ne craignais pas d’être désagréable à Dumas ? Est-il possible d’être moins homme que cet homme, qui a été chaste dans sa jeunesse, la force des forces pour qui connaît le cœur humain, et qui, après avoir été trompé, berné, humilié, trahi et raillé par sa femme, dont il se sépare, en redevient l’amant une dernière fois, et, pour s’achever, se cocufie lui-même ; car de telles bassesses, de telles abjections, rappellent les vieux mots bannis qui ne faisaient pas peur à nos ancêtres ! Est-ce un caractère que cette mère de Pierre Clémenceau, qui sait la femme de son enfant infidèle avec des circonstances d’infidélité et d’infamie exceptionnelles, qui n’intervient pas entre le mari outragé et la femme outrageante, et qui meurt sans dire une seule fois à son fils qu’elle adore : « Tu es trahi ! tu es ridicule ! tu es déshonoré ! prends garde à toi ! » Est-ce un caractère que l’officier Constantin Ritz, l’ami de Pierre, l’ami brusque, cruel, dévoué, qui par dévouement est cruel, qui dit tout, nomme les choses par leurs noms les plus affreux, opère les cataractes atrocement avec la pointe de son sabre, et, après avoir montré la solidité de l’acier qui coupe, s’en va crouler aussi comme une fange dans le lit de la prostituée qu’il méprise ?… Est-ce enfin (car les voilà tous), est-ce enfin et cela peut-il s’appeler un caractère que cette Iza, épousée pour sa beauté seule par cet homme chaste et réfléchi, dont elle fait, en un tour de reins, une marionnette voluptueuse, le polichinelle de l’amour ?… Est-ce que ce n’est pas toujours ce vieux type, trop peu compliqué, trop odieusement simple, de la fille, pour qu’un inventeur dramatique de quelque profondeur en veuille encore ?… La fille et la mère de la fille !! Est-ce que Dumas fils, qui rumine ces drôlesses-là un peu trop à la fin, ne les a pas usées pour son propre compte à la scène dans La Dame aux camélias, dans Le Demi-Monde et partout ! comme s’il n’y avait pas d’autres femmes à observer que ces coquines, qui envahissent — je le sais bien ! — le xixe  siècle, mais qui, au point où nous en sommes, devraient envahir un peu moins les œuvres des observateurs qui, portant leurs regards loin et haut, après avoir observé veulent conclure, et croient, sous l’artiste, cacher des penseurs ?

III

En effet, ne nous y trompons pas ! c’est penseur qu’Alexandre Dumas voudrait être. Ce n’est pas auteur dramatique. Il l’est et il croit l’être, et le plus carabiné, le plus rayé de tous. Il est bien tranquille à cet égard. Ce n’est pas romancier non plus… quoiqu’il s’efforce au roman. Non ! c’est penseur. C’est par là qu’il se rêve et qu’il se désire. Penseur ! c’est là l’ombilic qu’il regarde. Voilà sa vie. Voilà l’utopie de son amour-propre. Il aime les idées et il les suit dans ses livres, comme on suit les femmes dans la rue, bien souvent sans les attraper ! Ah ! je ne m’étonne nullement, à cette heure, qu’il ait été lié avec Girardin, l’homme d’une idée par jour, qui, lui, plus heureux, les attrape ! Il y a dans ces deux esprits des sympathies d’idéologues, et ce n’est pas l’amour des choses dramatiques qui les avait fait travailler au même drame, c’était l’amour de l’idée que le drame exprimait, c’était l’éducation du public, c’était la commune ambition de moraliste et de législateur. Dans L’Affaire Clémenceau, il y a tout un côté Girardin qui touchera probablement jusqu’aux larmes l’homme avec qui Alexandre Dumas fils s’est brouillé, pour cause de paternité partagée… et qui le ramènera peut-être à Alexandre Dumas fils, en vertu d’un attendrissement intellectuel et généreux ! La question de la bâtardise, la possession d’état de l’enfant naturel, la position que doit faire la législation à la fille-mère, toutes ces questions sont touchées dans L’Affaire Clémenceau avec une curiosité enfantino-frémissante ; et, quoiqu’elles n’y soient pas résolues, quoiqu’elles n’y soient agitées que comme l’enfant agite la boîte où il a mis des scarabées et qu’il colle contre son oreille pour les entendre qui remuent, on sent que la partie de son livre que Dumas fils estime davantage, c’est le remuement de ces questions…

Du reste, ce côté inattendu et révélé dans le nouveau roman d’Alexandre Dumas fils ne l’a pas empêché cependant de rester parfaitement le fils de son père, même à propos de cette question du bâtard qui s’étend sous les pieds de tout dans son livre, et qui en est comme le sous-sol. Pour qui se rappelle Antony, il est évident que Pierre Clémenceau est de la même race, avec les différences de tempérament et d’années qui séparent Alexandre Dumas père d’Alexandre Dumas fils. Où, en effet, Antony poussait un cri de révolte contre un état de l’opinion dont on ne souffrait plus grand-chose déjà de son temps, Pierre Clémenceau écrit, du nôtre, des fragments de traité contre cet état entièrement assourdi et apaisé de l’opinion dont on ne souffre plus du tout. Et cela seul suffirait, il faut bien le dire ! pour donner au roman de Dumas fils quelque chose de vieux, d’arriéré, de déclamatoire et de faux ; mais si vous ajoutez à la fausseté de l’impression de l’artiste qui ne sent pas juste, vous arrivez à des résultats plus que superbes de fausseté et de déclamation. Telle est l’histoire de cette Affaire Clémenceau.

Comme tous les écrivains qui ne sont que des volontaires, Dumas fils manque de naturel et de vérité. Il a, si vous voulez, une certaine force de métier, mais il n’en a jamais assez pour rentrer, par le fait de cette force, dans le naturel de la vie. Le croiriez-vous jamais de cet homme de sobriété de manière et d’impitoyabilité d’observation ? disent ses amis… Au xixe  siècle, en l’an de grâce 1866, Dumas fils, qui lave, brosse et vernit ses moindres petits mots avant de les risquer dans la circulation, tutoie le printemps et la nature et leur parle comme si c’étaient des personnes ! Il se fait enfin une tête de Jean-Jacques à mettre dans un cerisier pour épouvanter les oiseaux ! Personne, pas même eux, ne pourrait être dupe d’un si enragé maquillage, et c’est là surtout ce qui doit déconsidérer le plus profondément aujourd’hui Dumas, comme romancier. — L’immoralité des tableaux est une fière chance de succès, sans doute, mais la déclamation rend tout insupportable, même le vice, pour les vicieux qui l’aiment. Or, puisque nous cherchons à prévoir quelle doit être la destinée de ce livre, c’est là-dessus que nous voulons compter !