Balzac, et le père Goulu, général des feuillans.
Jean-Louis Guez, appellé Balzac, du nom d’une terre qu’il avoit dans l’Angoumois sur la Charante, naquit à Angoulême l’an 1594. C’étoit le coriphée des auteurs de son temps. Mais personne ne le lit aujourd’hui que pour apprendre comme il ne faut point écrire. On doit le compter sans doute parmi le petit nombre des écrivains originaux, quoique son genre soit bien insupportable à tout homme de goût & de bon sens. L’emploi qu’il faisoit des figures de rhétorique, son affectation à prodiguer l’antithèse & l’hyperbole, son attention ridicule à courir après l’esprit, ses grands mots, ses longues phrases, eussent gâté le plus beau génie. Celui de Balzac le portoit au grand, au sublime ; mais, à force d’y vouloir atteindre, même dans les plus petites choses, il passa le but, & ne donna que dans l’emphase & le gigantesque. Toujours guindé, toujours maniéré ; on peut dire qu’il sentoit l’art & l’auteur. Le stile épistolaire est l’opposé de ce goût, & néanmoins ce fut dans ce genre qu’il s’acquit tant de réputation ; ce furent ses lettres qui le firent appeller le seul homme éloquent de son siècle. On doit dire, il est vrai, pour sa justification, que ses lettres n’ont été écrites à personne ; qu’elles ne traitent ni de nouvelles ni d’affaires ; qu’elles ne sont proprement que des discours travaillés avec autant de soin que ses autres écrits ; qu’ainsi son imagination étoit moins à craindre & qu’il a pu se donner carrière, s’éloigner du ton des Bussy-Rabutin & des Sévigné, faire des ouvrages académiques plutôt que des lettres simples & ordinaires. Mais il y avoit un milieu à tenir. L’excès a tout gâté dans Balsac. En vain a-t-on entrepris de rétablir sa réputation. En vain M. l’abbé Trublet en porte-t-il le jugement le plus avantageux. Espère-t-il que les lecteurs reviendront à Balzac & le goûteront ? Ses défauts doivent toujours le rendre ennuyeux & ridicule ; &, s’il arrive qu’on les lui passe jamais, ce ne sera qu’au retour du mauvais goût & de la barbarie.
Une simple réflexion que Balzac avoit faite au sujet des moines, sans aucun
dessein formé de les décrier, leur fit prendre l’allarme à tous. Il avoit
mis dans un de ses ouvrages :
Il y a quelques petits
moines qui sont dans l’église, comme les rats & les autres
animaux imparfaits étoient dans l’arche.
Les Feuillans,
en particulier, se crurent offensés de la comparaison.
Leur général, le P. Goulu, homme violent & despotique dans l’ordre, en prit la défense. Le P. Goulu ne s’étoit fait religieux qu’à l’âge de vingt-huit ans. Auparavant il avoit embrassé la profession d’avocat. L’idée de se faire moine Feuillant lui vint de ce qu’en plaidant sa première cause, l’an 1604, il demeura court. Il voulut depuis se hasarder de prêcher, & sa mémoire ne le servit pas mieux. De-là tant de plaisanteries au sujet de son portrait qu’on exposa dans une des galeries du Louvre*. Le P. Goulu, pour avoir fait quelques mauvais vers & donné quelques traductions qu’on ne lit point, se croyoit un personnage digne d’entrer en lice avec le héros de la littérature.
D’abord le général des Feuillans détacha trois ou quatre écrivains de son ordre, pour faire repentir Balzac de son audace. Un religieux Manceau, dom André de saint Denis, auteur pitoyable, composa rapidement un petit écrit absurde, dénué d’esprit & de raison, mais très-bien conditionné pour les injures. Le titre étoit, Conformité de l’éloquence de M. de Balzac avec celle des plus grands personnages du temps passé & du présent. Cette satyre ne fut point imprimée, mais elle courut en manuscrit. Balzac en eut des copies. Elles le mirent au désespoir. Il vit combien il est dangereux d’offenser les moines. Il rappella la fameuse remarque d’Erasme(**) à leur sujet. La crainte de rendre cette affaire plus mauvaise l’obligea d’user de ménagement avec eux ; & de laisser à un de ses amis le soin de le venger d’un Zoïle encore plus emporté qu’ignorant. L’abbé Ogier fit paroître un livre intitulé L’Apologie de M. de Balzac, en réponse au manuscrit de dom André.
On vit alors ce qu’on voit presque toujours dans les écrits polémiques,
l’exagération des deux côtés. L’aggresseur de Balzac en avoit fait un
pigmée, & son apologiste en fit un héros hors de nature. La louange
parut si prodiguée dans cette apologie, qu’on soupçonna Balzac d’avoir été
assez vain pour la composer lui-même. On crut y reconnoître sa manière. On
prétend même qu’il ne s’en cachoit pas, qu’il disoit hautement,
Je suis le père de cet ouvrage ; Ogier n’en est que le
parrain. Il a fourni la soie, & moi le canevas
.
Avec quelque zèle dont le moine feuillant dom André eût servi son général, celui-ci ne se crut point satisfait. L’apologie de Balzac étoit un coup de massue. Le général remercia dom André de ses bons offices, & prit lui-même la plume. Sous le nom de Phyllarque ou prince des feuilles, faisant allusion à sa qualité de général des feuillans, il publia deux volumes de lettres contre Balzac. Elles étoient intitulées, Lettres de Phyllarque à Ariste. Il est impossible de rien écrire de plus bas, de plus indécent, de plus emporté. Ces lettres parurent en 1627. Les noms de plagiaire & d’ignorant n’y furent pas épargnés ; mais ceux d’infâme, d’Epicure, de Néron, de Sardanapale, de démoniaque & d’athée, y sont à chaque page. Quel gros volume ne composeroit point la liste de tous les écrivains accusés d’athéisme depuis Anaxagore !
De pareilles horreurs dans la bouche d’un prétre, d’un religieux, auroient dû révolter le public. Mais elles furent bien prises de tout le monde, graces à la haine qu’on portoit à Balzac, à l’ombrage que faisoit son mérite, à quelques distinctions qu’il s’attira de la part de la cour. Il eut le brevet d’historiographe de France ; titre si ambitionné, & qu’il appelloit une magnifique bagatelle. Cette ombre de faveur & la gloire réelle d’être nommé le père de la langue françoise, le maître & le modèle de l’éloquence, acharnèrent contre lui de petits écrivains avides d’un peu d’or & de fumée. Ils se rassemblèrent de toute part, à la voix de l’audacieux Phyllarque. Ils l’appelloient gouffre d’érudition, Hercule gaulois, destructeur du tyran de l’éloquence, héros véritable & seul digne des lauriers arrachés à l’usurpateur. C’étoit un déluge continuel de brochures, de couplets, de chansons contre Balzac. On tournoit en ridicule sa probité rigide & son titre de grand épistolier de France. Mais rien ne put le faire sortir de son caractère. Il disoit que la presse n’étoit point inventée pour la facilité de se décrier & de se charger d’injures. Il se plaignit seulement, dans le conversation, de celles qu’on débitoit contre lui. Le ton, l’emphase, les gestes, les mouvemens, avec lesquels il s’exprimoit là-dessus, l’amour-propre qu’il laissoit percer, & la critique dont ses ouvrages sont réellement susceptibles, étoient une nouvelle matière à satyres, à vaudevilles, & faisoient durer la comédie.
Phyllarque ou le prince des feuilles, enivré de ses succès, crut, en se vengeant, avoir rempli la vengeance divine. C’est par-là qu’il réussit à rendre Balzac odieux à tant de monde. Il gagna les femmes dévotes. Il les appelloit belles dames. Il leur déclara « que, si elles avoient un peu de courage, elles devoient crever les yeux à Balzac, ou du moins lui faire endurer la peine que les dames de la cour voulurent faire souffrir à Jean de Meun ».
En même temps qu’il faisoit de si belles exhortations, il envoyoit des
émissaires dans toutes les coteries dévouées à l’ordre, pour décrier Balzac.
Plusieurs bandes de moines, hardis & intrigans, se distribuèrent dans
les différens quartiers de Paris, & répandirent adroitement le fiel
& le désordre. Balzac s’en plaint dans sa Relation à
Ménandre, c’est-à-dire à Maynard ; relation qui ne fut imprimée que
17 ans après que tout eut été pacifié. « On a vu, dit-il, trois mois durant,
certain nombre de ceux de sa faction
sortir tous
les matins de leur quartier, & prendre leur département de deux en deux,
avec ordre de m’aller rendre de mauvais offices en toutes les contrées du
petit monde & de semer par-tout leur doctrine médisante, avec intention
de soulever contre moi le peuple, & le porter à faire de ma personne ce
que leur supérieur a fait de mon livre… Ils ont été rechercher, pour grossir
leur troupe, des hommes condamnés par la voix publique, fameux par leurs
débauches & par le scandale de leur vie, connus de toute la France par
les mauvais sentimens qu’ils ont de la foi. »
Toutes les actions du P. Goulu
parurent avoir les meilleurs motifs. On l’en félicitoit de par-tout.
« Quelques-uns de ses partisans, ajoute Balzac dans cette même relation, ont
assuré qu’il avoit reçu un bref de notre saint père le pape… D’autres ont
dit que l’assemblée du clergé avoit envoyé des députés pour se réjouir avec
lui de la prospérité de ses armes… Il n’y a point de prince ni de princesse,
de seigneur ni de dame de
condition, à qui il
n’ait fait porter ses livres en cérémonie, la plupart reliés en forme
d’heures ou de prières dévotes. Ils ont passé le Rhin, le Danube &
l’Océan ; ils ont volé au-delà des Alpes & des Pyrénées. Ils
interviennent dans toutes les conversations, & se fourent dans tous les
cabinets. On en a chargé des chariots pour envoyer au siège de la Rochelle…
Son portrait se montre par rareté au louvre. »
Presque tous les ordres religieux épousèrent les intérêts du grand
Phyllarque. Balzac avoit mal parlé de leur littérature. C’étoit une raison
pour le déchirer : les vérités blessent plus que tout le reste. Le prieur
Ogier & la Motte-Aigron étoient les seuls tenans de Balzac. Ils le
défendirent vaillamment. Ils démasquèrent le P. Goulu, le représentèrent
comme un ivrogne, buvant nuit & jour dans un verre
fait exprès & plus grand que la coupe de Nestor ;
comme un
gourmand, faisant très-bonne chère en gras, quoiqu’il
eût le teint si frais & l’embonpoint si excellent qu’on ne croyoit
pas qu’il eut besoin d’être dispensé de la règle du maigre
; comme
un religieux très-éloigné de l’esprit de son
ordre, le plus sévère de tous dans son institution, suivant un auteur*. Il étoit d’autant plus aisé
de faire connoître le monarque feuillant, qu’on le détestoit dans son petit
royaume. Ses sujets offroient eux-mêmes les mémoires de sa vie. Ils ne
demandoient pas mieux que de le voir abbaissé. On l’eût couvert de honte, si
l’on avoit profité de leurs divisions intestines ; mais Balzac ne voulut
jamais saisir ce moyen de vengeance. Il respecta la religion dans un
religieux, quel qu’il pût être. Les libèles ni leurs auteurs ne lui
plaisoient point. Rien de plus judicieux que sa lettre au chancelier
Séguier, en réponse à celle où ce digne chef de la magistrature lui disoit :
« Je viens de faire supprimer un libèle composé contre vous. »
Les gens de
lettres devroient toujours avoir dans l’esprit cet exemple de la modération
de Balzac. « Tant qu’il ne se
présentera au sceau
que de ces gladiateurs de plume, ne soyez point avare des graces du prince,
& relâchez un peu de votre sévérité. Si la chose étoit nouvelle, il se
peut que je ne serois pas fâché de la suppression du premier libèle qui me
diroit des injures. Mais, à cette heure qu’il y en a pour le moins une
petite bibliothèque, je suis presque bien aise qu’elle se grossisse, &
prends plaisir à faire un mont-joie des pierres que l’envie m’a jettées sans
me faire mal. »
Si cet écrivain n’eût toujours refusé de se battre en règle, cette querelle eut été bien plus terrible. Elle fut, malgré cela, sanglante. On en vint à l’épée & au pistolet. La mort seule du chef de la sédition empêcha que tout ne fût à feu & à sang. Le P. Goulu* termina sa carrière le 5 janvier 1629. Cet événement fut un coup de foudre pour sa cabale. Elle rendit à son chef tous les honneurs qu’elle imagina dûs à sa cendre. On grava sur sa tombe l’épitaphe la plus emphatique. Elle portoit, entr’autres choses, qu’il avoit rétabli la pureté de la langue françoise. Balzac composa là-dessus un poëme latin, intitulé Crudelis umbra, ombre cruelle, avec une lettre dans laquelle il applique à son ennemi ces vers d’Ovide* :
Hé quoi ! du sein des morts rallumant son couroux,Il se fait craindre encore, & me porte des coups !
Après la mort du redoutable Phyllarque, dom André reconnut ses torts avec Balzac, & lui demanda son amitié. Ces deux hommes d’un caractère si opposé devinrent amis. L’un n’a pu s’empêcher de s’écrier au sujet de l’autre(**) :
Deux cœurs faits pour s’unir d’un lien éternel,Dieux ! ont-ils pu d’abord ressentir tant de fiel !
A ce témoignage de sa réconciliation sincère, Balzac ajouta des marques de son affection pour tout l’ordre des feuillans. Il fit présent à l’église de saint Memin, près d’Orléans, d’une cassolette de vermeil, estimée quatre cent livres, avec un revenu annuel pour y entretenir des parfums. Balzac étoit magnifique en tout. Il le fut à l’égard de l’académie françoise. Cet homme éloquent est le premier qui ait fondé un prix d’éloquence. Sa mort, arrivée en 1654, fut une perte véritable pour les lettres. Son Christ victorieux & son Amynte sont ses meilleures pièces. Il ne manque à cet écrivain d’une imagination élevée, d’un stile énergique, harmonieux, pittoresque & correct, que d’être né trente ans plus tard, & d’avoir pris le goût des grands écrivains du siècle de Louis XIV. Leurs excellens ouvrages firent tomber les siens. Le public, éclairé sur la vraie noblesse de pensée & sur la justesse d’expression, ne vit dans Balzac que du brillant & de l’enflure. On retourna contre lui ce vers à sa louange, par Maynard :
Il n’est point de mortel qui parle comme lui.