(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Jules Laforgue » pp. 36-47
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Jules Laforgue » pp. 36-47

Jules Laforgue

L’un des poètes les plus originaux qu’avait révélés Lutèce, Jules Laforgue, ne lui survivra que de peu. Il mourra l’année suivante (1887), d’une maladie de poitrine, à l’âge de vingt-sept ans. Jules Laforgue était « un Breton né sous les tropiques », à Montevideo.

Il s’est dépeint ainsi au physique, dans ses Moralités légendaires, sous le masque d’Hamlet. « De taille moyenne et assez spontanément épanoui, il porte, pas trop haut, une longue tête enfantine ; cheveux châtains s’avançant en pointe sur un front presque sacré et retombant, plats et faibles, partagés par une pure raie droite, celer deux mignonnes oreilles de jeune fille ; masque imberbe sans air glabre, d’une pâleur un peu artificielle mais jeune ; deux yeux bleu-gris partout étonnés et timides, tantôt frigides, tantôt réchauffés par les insomnies ; un nez sensuel ; une bouche ingénue, ordinairement aspirante, mais passant vite du mi-clos amoureux à l’équivoque rictus des gallinacés… Il ne s’habille que de noir et s’en va, s’en va, d’une allure traînarde et correcte, correcte et traînarde5. »

Il dit encore :

Mon père (un dur par timidité)
Est mort avec un profil sévère ;
J’avais presque pas connu ma mère,
Et donc vers vingt ans je suis resté.

Alors, j’ai fait d’la littérature,
Mais le démon de la Vérité
Sifflotait tout l’temps à mes côtés :
« Pauvre ! as-tu fini tes écritures ?… »
Or, pas le cœur de me marier,

Étant, moi, au fond trop méprisable !
Et elles, pas assez intraitables !?
Mais tout l’temps là à s’extasier !
………………………………………
C’est pourquoi je vivote, vivote,
Bonne girouette aux trent’six saisons,
Trop nombreux pour dire oui ou non…
— Jeunes gens ! que je vous serv’ d’ilote.

En 1880 il « vivotait » à Paris. Il demeurait à ce moment, seul, rue Berthollet, se nourrissant très irrégulièrement, chez lui, faute d’argent. Une fois, il voulut, après bien des hésitations, entrer dans un petit restaurant à un franc. Il en sortit les joues en feu, la tête lourde ; et il confiait par lettre à sa sœur : « Si tu savais ce que c’est que cette nourriture bon marché, dont la cuisson est bâclée à la diable ! et que de poivre ! » Il ajoutait : « Je passe des après-midi d’oubli à la Bibliothèque. Je ne m’ennuie que lorsque, averti par la faim, je songe qu’il faut manger. Je vois tout le monde entrer dans les restaurants, moi je ne peux pas ; alors je monte dévorer mes petites provisions dans ma chambre ou je vais sur un banc caché du Luxembourg… Puis, très souvent, au crépuscule, en rentrant, je m’accoude à ma petite croisée et je rêve, sans pensée, regardant Notre-Dame et les toits et les cheminées. J’ai la tête si lourde que je m’endors de bonne heure. »

Il traînait ainsi désemparé, songeant à la mort, abattu par une immense tristesse, lorsque la protection de M. Ephrussi lui valut à Berlin la place de lecteur de l’impératrice Augusta, aux appointements de 9 000 francs par an. C’était la fortune. Le voilà introduit dans le monde des cours, logé dans un palais blanc aux salons dorés, entouré de laquais chamarrés, servi magnifiquement à table ; mais, remarque-t-il, « ces dîners somptueux sont si fades à mon estomac qui a déjà broyé pas mal de vache enragée ! » ; et ailleurs : « On m’a apporté à déjeuner, — des choses innombrables et fines, — mais je n’ai faim qu’en France. »

L’impératrice est pleine de bienveillance pour lui. Son entourage le gâte. Il continue à s’ennuyer. Dehors, il se désespère à ne voir que « des boutiques allemandes ». Aussi sa joie éclate à Strasbourg, où les enseignes sont en français, où le bureau de tabac a sa lanterne rouge, où il entend une jeune bonne dire en français à un enfant : « Pourquoi que tu pleures, René ? » ! « Tu ne peux te figurer, écrit-il à sa sœur, combien cette simple phrase m’est allée au cœur » ; et il conclut : « Le bon moyen de maintenir le patriotisme dans le cœur des Français est de les faire voyager. »

Au bout de cinq ans, il se démet de son poste pour se marier avec une jeune Anglaise pauvre, qu’il a connue à Berlin et chez qui il prenait des leçons d’anglais. Le mariage a lieu à Londres, sans autre formalité que la présence d’un clergyman et de quatre témoins, et les nouveaux époux viennent s’installer à Paris, au 8 de la rue de Commaille. La situation pécuniaire du poète est précaire. Il voit disparaître ses dernières économies. Il compte, pour vivre, sur sa plume. Ses Complaintes, publiées, lui ont valu du bruit et de précieuses affections. Paul Bourget était depuis longtemps pour lui un protecteur dévoué ; mais son mal de poitrine, qu’il portait en germe à son départ pour Berlin, ne s’est pas amélioré sous les brouillards de la Sprée. Le Dr Robin, après l’avoir ausculté, reconnaît un poumon menacé. Il faut quitter Paris. Laforgue songe à Pau, à Alger. Déjà il ne peut plus travailler. L’opium de ses pilules le tient engourdi deux après-midi sur trois.

« Ce fut, bientôt, dit Gustave Kahn, la misère entière, à deux, sans remède, sans amis qui fussent en mesure de l’aider efficacement. C’était la détresse fière et décente, le ménage soutenu par la vente lente d’albums, de collections, de bouquins rares, et puis la maladie, aggravée… Une nuit, Mme Laforgue, au réveil, trouvait son mari mort à côté d’elle.

« Ah ! le funèbre enterrement ! poursuit Gustave Kahn, dans un jour saumâtre, fumeux, un matin jaunâtre et moite ; enterrement simple, sans aucune tenture à la porte, hâtivement parti à huit heures, sans attendre un instant quelque ami retardataire, et nous étions si peu derrière ce cercueil : Émile Laforgue, son frère, Th. Ysaye, le pianiste, quelques parents lointains dans une voiture avec Mme Jules Laforgue, Paul Bourget, Fénéon, Moréas, Adam et moi ; et la montée lente, lente à travers la rue des Plantes, à travers les quartiers sales, de misère, d’incurie et de nonchalance, où le crime social suait à toutes les fenêtres pavoisées de linge sale, aux devantures sang de bœuf, rues fermées, muettes, obscures, sans intelligence, la ville telle que la rejettent sur ses barrières les quartiers de luxe, sourds et égoïstes ; on avait dépassé si vite ces quartiers de couvents égoïstes et clos où quelques baguettes dépouillées de branches accentuent ces tristesses de dimanche et d’automne qu’il avait dites dans ses Complaintes, et, parmi le demi-silence, nous arrivons à ce cimetière de Bagneux, alors neuf, plus sinistre encore d’être vide, avec des morts comme sous des plates-bandes de croix de bois, concessions provisoires, comme dit bêtement le langage officiel, et, sur la tombe fraîche, avec l’empressement, auprès du convoi, du menuisier à qui on a commandé la croix de bois et qui s’informe si c’est bien son client qui passe, avec trop de mots dits trop haut, on voit, du fiacre, Mme Laforgue riant d’un gloussement déchirant et sans pleurs, et sur cet effondrement de deux vies, personne de nous ne pensait à la rhétorique tumulaire6. »

Jules Laforgue représente le type accompli de l’intellectuel en 1880. Il a parcouru tous les pays, visité les musées, dévoré les bibliothèques. Il s’est joué toutes les musiques. Aucune manifestation d’art ne lui reste étrangère. À vingt ans, avec cette suractivité cérébrale qu’on remarque chez certains phtisiques, il a fait le tour de toutes les civilisations. Son cerveau est un carrefour où se bousculent pêle-mêle les races, les idées, les philosophies, les religions. Solitaire et sans le sou, il n’en traîne pas moins, à travers les spectacles quotidiens de la rue et la féerie des choses, une âme plus riche en sensations que celle d’un satrape oriental, mais cette vivacité d’impressions se paye de l’abolition de la volonté. C’est le mal du temps. La situation de l’homme moderne, au milieu des secousses et des perpétuelles transformations sociales, est celle d’un acrobate obligé de se maintenir en équilibre sur une boule en mouvement. Jules Laforgue a appris à lire chez les Goncourt. Il s’est intoxiqué de leur poison. Il reste préoccupé de l’écriture artiste, de cette littérature que Barbey d’Aurevilly appelle la littérature du tabac, littérature d’impulsifs, de sensitifs, d’impressionnistes, toute en nerfs aigus, vibrants. Il a traversé le fatal Vigny, l’apocalyptique Hugo. Il a épousé le raphaélisme de Lamartine, le paganisme de Gautier, la comédie humaine de Balzac et les pastorales de George Sand. Il est revenu des déclamations puériles de Musset. Il s’est dépris de Leconte de Lisle pas assez humain, de Cazalis trop dilettante, de Sully Prudhomme trop froid, trop technique, mais il reste envoûté de Baudelaire, ce damné de Paris, du contumace Corbière, du somnambule et magnétique Rimbaud et un peu aussi de Mallarmé, orfèvre du brouillard. Quel malaise il ressent, comme tous les jeunes gens de son époque, de ces influences contradictoires ! Il essuie les plâtres d’un monde en construction. Curieux de se renseigner et de saisir un point d’appui, il court partout où l’on récite des vers. On le rencontre aux Hydropathes. Les rares amis qu’il a, achèvent de le tirailler en tous sens. Il flotte entre le pointilleux, le méticuleux Bourget qui le retient aux limites du devoir parnassien, et le spéculatif Gustave Kahn qui tient de ses origines sémites une grande facilité d’improvisation, des aptitudes d’essayiste et qui le pousse aux aventures.

Baudelaire l’invite à se raconter « sur un mode modéré de confessionnal », mais lui insuffle ses préjugés de 1830, sa haine du « bourgeois » qu’il veut éloigner, en se cuirassant d’un peu de fumisme extérieur. Aux Hydropathes, Laforgue rencontre Sapeck et Alphonse Allais, joyeux farceurs. On trouve encore originale cette manie d’éberluer ses contemporains. Ce n’est qu’un ridicule suranné.

En 1880, on croit plus que jamais à la mission du poète. Nous ne sommes plus au temps où Malherbe ne se donnait d’autre importance que celle d’un bon joueur de quilles. Jean-Baptiste Rousseau est venu, depuis, se réclamer de l’esprit divin et Vigny a attesté le caractère sacré du poète. Hugo prend des allures de prophète. La religion de l’art s’est installée sur les débris de la Foi. Cette religion veut ses prêtres, ses confesseurs, ses martyrs. Elle dresse ses basiliques et ses chapelles. Cela, au moment même où les trônes s’écroulent, où l’opérette triomphe avec Hervé et Offenbach, où Renan ironise, où Taine coupe l’essor de l’âme en lui rognant les ailes et prétend que le crime et la vertu sont des produits naturels du cerveau comme le vitriol et le sucre ; mais tandis que la France s’étourdit de flonflons, Wagner y introduit le mysticisme et l’influence de Schopenhauer se marque par une explosion soudaine de pessimisme. Une cassure s’est produite dans l’époque. Cette cassure se retrouve chez tous les écrivains d’alors. Parmi les poètes survivants, il y a Banville qui s’emploie à remettre sur l’épaule des dieux la pourpre insultée. On trouve chez lui, comme chez Musset, cette idée désolante du génie s’offrant en sacrifice. Pour la rendre, Musset avait dressé l’image du pélican qui nourrit ses petits de sa propre chair. Banville, moins solennel, évoque l’image du clown qui, pour amuser la foule, s’expose à se rompre le cou, et il songe aussi à Pierrot, cet éternel bafoué. Ce n’est plus le bon Pierrot d’autrefois « qui riait aux aïeux dans les dessus de portes » et qui se dédommage de ses infortunes de cœur en dégustant une bonne bouteille ou un pâté friand. C’est déjà le Pierrot mélancolique qui va devenir le Pierrot en détresse de Verlaine :

Sa gaieté, comme sa chandelle, hélas ! est morte.
……………………………………………………
Avec le bruit d’un vol d’oiseaux de nuit qui passe
Ses manches blanches font vaguement par l’espace
Des gestes fous auxquels personne ne répond.

C’est en ce Pierrot-là que se reconnaît Jules Laforgue. C’est à lui qu’il va confier son angoisse. C’est lui qu’il va choisir comme protagoniste, pour jouer sur la scène la tragi-bouffonnerie qu’il médite et qui n’est qu’une réplique modernisée du Bourreau de soi-même.

Laforgue rêve d’écrire « l’histoire, le journal d’un Parisien de 1880 qui souffre, doute et arrive au néant et cela, dans le décor parisien, les couchants, la Seine, les averses, les pavés gras, les Jablochkoff, et cela, dans une langue fouillée et moderne, sans souci des codes du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages cosmologiques du grotesque, etc. ».

« Ce livre, dit Laforgue, sera intitulé : le Sanglot de la terre. Première partie : ce seront les sanglots de la pensée, du cerveau, de la conscience de la terre. Un second volume où je concentrerai toute la misère, toute l’ordure de la planète dans l’innocence des cieux, des bacchanales de l’histoire, les splendeurs de l’Asie, les orgues de Barbarie de Paris, le carnaval des Olympes, la morgue, le musée Dupuytren, l’hôpital, l’amour, l’alcool, le spleen, les massacres, les Thébaïdes, la folie, la Salpêtrière.

« Puis un roman, tout d’analyses et de notules psychologiques. Un personnage et quelques comparses. C’est une autobiographie de mon organisme, de ma pensée, transportée à un peintre, à une vie, à des ambitions de peintre, mais un peintre penseur, Chenavard pessimiste et macabre. Un raté de génie…

« Et alors mon grand livre de prophéties, la Bible nouvelle qui va faire déserter les cités. La vanité de tout, le déchirement de l’illusion, l’angoisse des temps, le renoncement, l’inutilité de l’univers, la misère et l’ordure de la terre perdue dans les vertiges d’apothéoses éternelles de soleils7. »

Et Laforgue se met à l’œuvre et il accouche d’un chaos fulgurant d’éclairs. C’est le prophète de l’inconscient ; son esprit fatigue aspire au nirvanah, à n’être plus que l’algue flottante ou le madrépore sous-marin, à vivre de la vie végétative des plantes. Et il se bat les flancs pour mal écrire en vers, à la façon du clown qui use à rater ses tours, plus d’adresse qu’il n’en faudrait pour y réussir. C’est un mélange d’Isaïe et de Tabarin, de Wagner et d’Offenbach. Son cri d’angoisse expire en refrains de café-concert, préoccupé qu’il est de se blaguer lui-même, et cela explique qu’en dépit de dons prestigieux, son lyrisme échoue avant la cristallisation parfaite et qu’il demeure un essayiste impénitent, comme s’il dédaignait d’être autre chose que le héros qu’il avait ambitionné de peindre : un raté de génie.