(1874) Premiers lundis. Tome I « Ferdinand Denis »
/ 3414
(1874) Premiers lundis. Tome I « Ferdinand Denis »

Ferdinand Denis

Scènes de la nature sous les tropiques de leur influence sur la poésie,
suivies de Camoëns et de José Indio

En même temps que des chroniques et des mémoires sans nombre jettent chaque jour des clartés nouvelles sur notre histoire passée ou contemporaine, notre curiosité, dont les besoins s’accroissent, se transporte au-delà des mers vers des nations encore mal connues, et s’enquiert aux voyageurs de ces grandes contrées du monde, réclamant d’eux du vrai et du nouveau, et accueillant avidement leurs récits. Mais c’est surtout aux détails de mœurs, à l’influence des lieux sur les habitudes et la littérature des peuples, que nous attachons du prix. Nous ne voulons pas qu’on nous promène par le monde, comme des enfants, pour le simple plaisir des yeux ; en peu d’années l’Europe a grandement vieilli ; sa tardive expérience cherche aujourd’hui partout une instruction sérieuse. M. Ferdinand Denis a compris cette vérité. C’est particulièrement sous ce point de vue qu’il a étudié les pays dont il parle. De retour dans sa patrie, il est revenu sur ses souvenirs : dans un temps où quiconque a vu est si empressé de dire, à un âge où l’on résiste si peu à l’épanchement d’une première impression, il a su longtemps contenir sa pensée, et l’a mûrie par de grands et consciencieux travaux. Il a consulté tous les voyageurs et jusqu’aux poêles qui ont parlé des lieux dont il avait à parler lui-même : non pas qu’un étalage pédantesque d’érudition atteste l’étendue de ses recherches ; rien n’est plus modeste que sa manière ; ses citations sont presque toujours des hommages, et ce n’est qu’avec l’accent de la reconnaissance qu’il salue les noms des voyageurs qui l’ont précédé.

L’idée qui a présidé à l’ouvrage est celle-ci ; La poésie tire son premier charme des images qu’elle emprunte à la nature ; dans nos tièdes contrées, au sein d’une civilisation toute-puissante, cette nature a peine à se faire jour et n’est pas à l’aise pour se déployer : là seulement où un climat de feu la féconde sans relâche, et où le voisinage de l’homme ne la met point à la gêne, pleine de vie et de jeunesse, elle éclate dans toute sa solennité. C’est donc rendre service aux poètes, c’est ouvrir de nouvelles sources à leurs inspirations, que de leur mettre sous les yeux quelques scènes des tropiques envisagées sous cet aspect, et de leur montrer en même temps comme exemple la couleur particulière qu’elles répandent sur la poésie des indigènes.

Cette idée est parfaitement juste : il faut au poète l’observation réfléchie de la nature ; son génie y gagne en étendue et en vérité. Les meilleures études poétiques, après la méditation approfondie des grands modèles, seraient sans contredit les voyages : les lieux sont encore plus éloquents que les livres. De nos jours, trois hommes qui ont écrit dans des genres et avec des mérites divers, mais toujours avec une grande richesse d’imagination, ont dû à de tels voyages la poésie neuve et brillante dont leur prose étincelle. Qu’on lise les belles pages de Volney, de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand, et qu’on voie si elles ne portent pas le caractère des lieux où elles furent écrites, et si, pour ainsi dire, le ciel qui les inspira ne s’y réfléchit pas tout entier. Mais ici, autour de l’idée principale, venaient naturellement se grouper une foule de questions accessoires que l’auteur a négligées et que provoquait l’esprit de l’époque : jusqu’à quel point est légitime et approuvé par le goût cet emprunt d’images étrangères ; en quoi il peut réellement consister ; si c’est en bravant l’harmonie par une foule de mots barbares tirés d’idiomes encore grossiers, ou en reproduisant simplement une pensée naïve, une coutume touchante d’un jeune peuple, si c’est en s’emparant sans discernement des êtres créés dans des mythologies étrangères, ou en ne s’enrichissant que des allégories ingénieuses et faites pour plaire en tous lieux, que le poète imitateur méritera dignement de la littérature nationale ; ou encore, s’il n’y a pas l’abus à craindre dans ce recours trop fréquent à des descriptions de phénomènes ; si Delille, Castel, que l’auteur cite souvent, et les écrivains de cette école qu’il paraît affectionner, s’en sont toujours gardés ; si enfin il n’y a pas souvent cet autre danger non moins grave à éviter, de parler à la nation d’une nature qu’elle ne comprend pas, d’en appeler à des souvenirs qui n’existent que pour l’écrivain, et réduire l’homme médiocrement éclairé à consulter Buffon ou Cuvier pour entendre un vers. Que si l’auteur à tout cela répond que de telles discussions sont plutôt l’affaire du critique que du voyageur, j’y consens, et j’en viens à examiner ce qu’il a fait plutôt que ce qu’il aurait pu faire.

Le même vague, la même indécision que nous avons signalée dans l’idée générale se fait remarquer encore durant les premières pages. L’auteur y jette un coup d’œil sur la nature des tropiques, sur les impressions qu’y causent les végétaux, l’Océan, les fleuves. Mais comme il ne précise pas nettement le lieu de ses observations ; et que, par conséquent, il ne fait qu’énoncer les effets dans leur généralité, sans les suivre et les analyser dans leurs détails, il ne satisfait que peu l’esprit qui cherche des applications positives. La situation de l’auteur est celle d’un homme sensible

Transporté devant un grand spectacle. Dans les premiers instants, c’est un tourment de l’enthousiasme qui travaille en vain à se produire au dehors, et qui se replie en cent façons sur lui-même avant d’atteindre l’effet cherché. Plus tard seulement, les sensations se séparent, se classent, et l’admiration, en quelque sorte, se motive. Il suit du premier défaut que le style dans cette partie est trop tendu et trop continuellement magnifique. Le soin est partout, tellement que les riches descriptions se perdent au milieu de tant d’éclat. Il en est pourtant dont la grâce vraiment enchanteresse ne saurait s’oublier :

« En Amérique, dit l’auteur, quand la marée s’est retirée, surpris quelquefois de trouver une fleur dans le fond d’un rocher stérile sur lequel le flot vient de se briser, vous voulez cueillir cette aigrette flottante qui résiste si bien aux orages et qui méprise la rosée du ciel ; tout à coup la fleur se retire des doigts indiscrets qui viennent de la toucher. Sensitive de ces rivages, elle est plus animée qu’une simple plante, et n’a point cependant la prévoyance des êtres entièrement organisés. C’est un polype élégant, et la nature semble avoir été dans l’indécision quand elle le fit naître. »

Et ailleurs, à l’occasion des déserts de l’Arabie et de l’Amérique :

« L’amour dans ces pays brûlants devient un sentiment dont rien ne peut distraire ; c’est le besoin le plus impérieux de l’âme ; c’est le cri de l’homme qui appelle une compagne pour ne pas rester seul au milieu des déserts. »

Certes Bernardin de Saint-Pierre n’eût pas mieux dit. Quoi qu’il en soit de ces beautés de détails, jusqu’ici notre reproche ne subsisterait pas moins, et l’on pourrait toujours dire à M. Denis ; A quoi bon adopter cette marche d’exposition incertaine, si peu propice à celui qui veut apprendre ? A quoi bon vous constituer ainsi en une admiration permanente, qui vous fatigue et le lecteur aussi, et qui ne lui permet de voir et de sentir qu’après vous et par vous ? Effacez-vous plutôt du tableau que vous offrez ; jetez-y en votre place des personnages naturels qui parlent et agissent en leur propre et libre allure ; n’intervenez pas entre eux et nous ; faites comme Walter Scott et Cooper ; disparaissez pour mieux peindre. On dirait que l’auteur a prévu cette objection, et dans deux épisodes très-remarquables, il a comme essayé de se rapprocher du genre de ces deux grands écrivains. Mais, alors même, on reconnaît combien il est loin d’eux, et la comparaison fait mieux ressortir la différence. En prêtant à ses personnages de longs récits, M. Denis ne s’aperçoit pas que c’est lui qui parle bien souvent par leur bouche, que leurs idées si malheureusement ingénieuses, leurs phrases à contre-temps élégantes, sont les siennes, et qu’il leur suppose trop aisément sa manière délicate d’observer et de sentir.

Le premier épisode nous fait connaître la tribu brésilienne des Machakalis. Un jeune chef de cette peuplade raconte dans une route à un Portugais, comment il s’était épris de la fille d’un gouverneur de la province, et quelles furent les suites malheureuses de cet attachement. Il y a une singulière expression de mélancolie dans toute la personne de ce jeune guerrier à moitié sauvage, dont l’amour et la douleur ont développé l’âme. Il s’étonne de l’indifférence de ses compagnons, qui chantent la beauté des femmes, chassent le jaguar et s’enivrent tour à tour ; sa passion l’a tout d’un coup civilisé ; elle lui a révélé l’isolement de son existence, et, pour la première fois, les forêts lui ont paru solitaires. Cependant, il me toucherait encore plus si je né le voyais si grand raisonneur, et j’ose dire que je comprendrais mieux son infortune s’il me l’expliquait un peu moins.

Dans l’autre épisode, c’est un vieux nègre affranchi, Juan, retiré près de San Salvador, qui raconte l’histoire de son père Zombé. Les mœurs africaines, la traite et la révolte des esclaves, y sont peintes des plus vives couleurs, et l’on y puise une généreuse indignation contre un trafic hautement désavoué par la conscience des peuples. Parfois aussi des contrastes heureux reposent l’âme flétrie ; le dernier trait du tableau est plein de charme, quoique non tout à fait exempt du séduisant défaut que nous reprochons à M. Denis. En ce temps-là, les nègres débarqués au Brésil brisèrent leurs chaînes, se réunirent en république et fondèrent la ville de Palmarès. Ils s’y maintinrent quelque temps libres sous la conduite de Zombé. Mais bientôt Palmarès succomba sous les efforts des Portugais, malgré l’héroïsme de son défenseur. Or, le petit-fils de Zombé étant allé visiter les ruines de Palmarès,  revient et dit à son père Juan :

« Je suis allé dans la vallée, et j’ai été m’asseoir au milieu des palmiers qui sont étendus sur le sable ; tes récits sont revenus à ma mémoire. J’ai considéré tristement le théâtre des infortunes de Zombé… Hélas ! le croirais-tu bien ? tandis que j’étais plongé dans mes rêveries, des jeunes filles sont venues ramasser les fruits de quelques tamarins qui s’élèvent encore près du lac : des guirlandes de cassia couvraient leurs fronts d’ébène ; elles ont formé des danses, et leurs voix se sont élevées gaiement, mais elles ne célébraient point Palmarès. Elles semblaient ignorer les événements qui se sont passés si près d’elles. Ainsi donc, dans peu d’années tout s’oublie ! C’est de moi qu’elles ont appris les malheurs de leur ancienne patrie ; leurs yeux ont exprimé la douleur lorsque je leur ai parlé de mon aïeul ; mais le plaisir les entraînait, elles ont fini par m’inviter à leurs danses… »

Le reste de l’ouvrage n’est qu’à louer. Soit qui M. Denis nous transporte dans les bocages d’Otahiti, séjour charmant de la poésie et de la volupté, où le navigateur oublie l’Europe et la patrie ; soit qu’aux bords sacrés du Guige, il nous retrace les caractères des beaux lieux qu’il arrose, la plénitude de la végétation, des villes au sein des forêts, (les gazelles et les biches auprès du buffle et du tigre, l’éléphant sauvage et sa vaste domination sur les hôtes des bois, et ses guerres sanglantes contre des armées entières de chasseurs ; soit qu’accomplissant cette fois toute sa mission, il nous montre la littérature portugaise passant du Gange au Tage, et qu’il présente les fables des Indiens, et leurs riantes allégories, et leurs croyances si douces et si terribles tour à tour ; alors, en s’adressant aux poètes, il est poète lui-même ; sa pensée, singulièrement gracieuse, s’embellit encore d’une expression dont l’exquise pureté s’anime des couleurs orientales. Si la beauté confie à la colombe messagère le secret qu’elle n’oserait révéler à ses austères gardiens, il ajoute :

« Prête à voir l’oiseau charmant s’élever dans les airs, en emportant les vœux de sa tendresse, elle voudrait le retenir, comme on retient un aveu qui va s’échapper. »

S’il parle des bouquets mystérieux qui racontent et les tendres inquiétudes et les douces espérances d’une jeune captive :

« Messager, dit-il, plus discret que notre écriture, maintenant si connue, son parfum est déjà un langage, ses couleurs sont une idée. »

L’ouvrage dont nous venons de rendre compte est suivi d’une espèce de nouvelle historique sur la vie du Camoëns. Je crois peut-être expliqué de quelle manière ce morceau se rattache au but général de l’auteur. Aucun poète plus que Camoëns ne fut inspiré par les grands spectacles des tropiques : c’est à l’Inde qu’il emprunte ses plus riches descriptions ; son imagination, frappée des trombes, des tempêtes et des divers aspects de l’Océan, les a exprimés avec une vérité et une vigueur qui répandent sur ses écrits un charme éternel. L’auteur a donc voulu, ce me semble, démontrer en sa personne l’influence complète des scènes de la nature sur le génie. Je le loue s’il a eu cette idée ; mais l’exécution en est fausse et recherchée : c’est Camoëns qui conte son histoire à Jozé Indio. Pourquoi ces perpétuels récits ? Pourquoi s’imposer cette tâche pénible de faire dignement parler un grand homme ? Avec la connaissance approfondie qu’a M. Denis et de la littérature portugaise, et des ouvrages du poète, il devait oser se passer des combinaisons du roman, et ne chercher l’intérêt que dans la simple réalité. N’y avait-il donc pas assez d’émotions à recueillir du tableau naïf de ce noble cœur brisé par l’amour, qui va par-delà l’Océan se distraire dans les combats ou se consoler dans la nature ? Qu’on ne croie pourtant pas que les beautés manquent dans ce second écrit de M. Denis ; souvent il rachète par la vérité des détails le vice de sa conception.

Notre tâche est ici terminée ; mais puisqu’il s’agit du Camoëns, que ce nom soit une occasion de signaler publiquement à la reconnaissance des Portugais et des poètes un nom qui s’est inséparablement associé à ce grand nom. Placé dans un rang élevé, M. de Souza n’a pas cru y déroger en enrichissant la littérature de sa patrie d’une édition du Camoëns. Les soins, le temps ni les dépenses ne furent épargnés à cet acte de dévouement. On recueillit à grands frais dans toutes les bibliothèques de l’Europe les détails épars d’une vie qui fut à la fois si malheureuse et si obscure, et après des années de recherches, à la tête des œuvres du poète, reproduites dans tout l’éclat du luxe typographique, l’illustre éditeur put enfin placer l’histoire complète de cette vie tant méditée, magnifique et pieux monument élevé à la mémoire du génie. C’est à cette source pure et pour ainsi dire sacrée qu’a puisé M. Denis dans ses études sur Camoëns ; c’est là que puiseront tous ceux qui s’occuperont du même objet, et tous ils apprécieront, non sans émotion, la noble pensée de M. de Souza.