(1860) Ceci n’est pas un livre « Les arrière-petits-fils. Sotie parisienne — Premier tableau » pp. 180-195
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Les arrière-petits-fils. Sotie parisienne — Premier tableau » pp. 180-195

Premier tableau

Une chambre dégarnie. — Une malle devant la cheminée ; à terre, cinq chaussettes, une botte dépenaillée s’échappant d’un lambeau de journal, deux ou trois chemises finissant à la ceinture… Tout ce qu’il faut enfin pour écrire un roman réaliste. — Midi sonne à l’estomac du locataire.

Scène première

Saturet seul, assis sur la malle.

Il faut vivre pourtant ! Cet animal d’huissier qui sort d’ici n’a pas l’air de se douter de ces choses-là, lui… Que faire ? J’ai fait de tout, j’ai abusé de tout. Vendre des mots aux gens d’esprit du journalisme ? Ma collection est épuisée ; il ne me reste plus que deux calembours qui ont déjà servi. — Donner des leçons d’argot, à quinze sous le cachet, aux vaudevillistes du Palais-Royal ? Impossible aujourd’hui : le ministre d’État vient d’obliger — par décret — les vaudevillistes à parler français…, et puis ils le savent tous — l’argot ! — Pas une idée ! — Allons trouver M. de Rothschild… attendrir sa caisse au récit des malheurs d’un père de famille sans ouvrage ? Vulgaire, vulgaire. Décidément, je deviens bête comme un honnête homme. Je ne trouve rien, rien, rien. (Il se lève et parcourt à grands pas les cinq chaussettes, la botte et les trois chemises.) Cristi ! j’ai faim. Quel est donc l’imbécile qui a dit que l’appétit vient en mangeant ? L’appétit vient en ne mangeant pas. — Si je faisais un petit somme ? Qui dort dîne, a dit un autre, — un autre imbécile ! La preuve, c’est que, quand je dors, j’ai beau m’être repu, je rêve toujours que j’ai faim et que je n’ai rien pour dîner… (Il laisse tomber ses deux bras et reste, les yeux baissés, dans l’attitude du découragement. Son regard rencontre le journal qui enveloppe la botte.) Lisons, ça mettra mon imagination en train… Si je me faisais journaliste ? Ah ! oui, une rude idée ! je n’ai pas de quoi prendre des leçons d’armes seulement pendant huit jours. — Voyons ce qu’elle raconte, cette feuille. (Lisant.) « Faits divers : On vient de découvrir en province une arrière-petite-fille de Racine. Aux termes de la nouvelle loi sur la propriété littéraire, mademoiselle Noëmi Trochu (c’est ainsi qu’elle se nomme) n’aurait-elle pas des droits à percevoir dans les tragédies de notre immortel poète ?… » Et caetera, et caetera… (Amer.) Pourquoi n’est-ce pas moi qu’on a découvert ? ce journal est idiot. (Continuant sa lecture.) « … Hier, une foule innombrable se pressait aux portes de l’Odéon pour assister à la reprise du Légataire universel… » Dire qu’il y a des morts qui font de l’argent, quand les vivants crèvent de faim… Intrigants, allez !… « Le rôle de Crispin a été rendu de la façon la plus remarquable par Thiron… » Crispin ! ah ! voilà le compagnon que j’ai toujours rêvé. S’il vivait encore (s’exaltant), s’il vivait encore (il monte sur la malle), à nous deux, nous abrogions le Code pénal ! nous tenions Paris entre nos mains ! (Il jette le journal et reste quelque temps rêveur. Tout à coup, comme frappé d’une révélation subite) Oh !!! (accentuant chaque mot) : « Hier, une foule innombrable se pressait aux portes de l’Odéon pour assister à la reprise du Légataire universel… » (Allant par la chambre avec agitation.) Oui… non… pourquoi pas, après tout ? (Entre Finette.)

Scène II

Finette.

Que fais-tu ?

Saturet, une chaussette à la main.

Je déménage !

Finette.

Encore ! Tu seras donc toujours panné ?… tu te figures que ça m’arrange, cette vie-là ?

Saturet, tendre.

Que veux-tu, ma colombe… il y a des hauts et des bas dans l’existence. (Contemplant mélancoliquement la chaussette.) Des bas ? — pas toujours.

Finette.

Ne m’exaspère pas, Saturet. (Larmoyante.) Toi qui m’avais promis de me faire un sort… ha ! ha ! ha ! j’ai été trop crédule. (Sévère.) Tiens, tu n’es qu’une canaille !

Saturet, évidemment absorbé.

Oui… non… pourquoi pas, après tout ?

Finette.

Une vraie canaille ! Comme si tu ne pouvais travailler un peu à mon avenir…

Saturet, avec dignité.

Finette, vous oubliez que j’ai le cœur trop haut placé pour ne pas mettre l’indépendance au-dessus de tous les biens de cette terre. L’indépendance, c’est le droit de ne pas travailler !

Finette.

Tu n’as pas de cœur. Ah ! j’aurais mieux fait d’écouter le petit bijoutier de la rue de Rivoli.

Saturet.

Je vous l’ai toujours dit, Finette : le chrysocale vous perdra.

Finette, elle s’assied sur la malle.

Et penser que je lui ai tout donné à cet homme, tout, tout !

Saturet.

N’exagérons pas. — Allons, soyez gentille… Oui… non… pourquoi pas, après tout ? (Il esquisse un léger cancan par. la chambre.)

Finette.

Ô ma mère ! ma mère ! Pourquoi avez-vous laissé ma jeunesse sans guide ? (À Saturet.) Finis donc de sauter. Il me semble que tu me piétines le cœur.

Saturet, s’arrêtant.

Sais-tu lire ?

Finette.

Une insulte de plus !

Saturet, il lui met le journal sous les yeux.

Regarde. « On vient de découvrir… Droits à percevoir… » Et plus bas : « Hier, une foule innombrable… Légataire universel… Au théâtre de l’Odéon… »

Finette.

Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait, ces écritures ? Tu ne me mènes jamais au spectacle.

Saturet.

Qu’est-ce que cela te fait ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que je t’achèterai bientôt une robe, deux robes, trois robes, avec des volants, beaucoup de volants ! (Entrent, sans être vus, Bidault, Nichot, Cascaret et Poupardot tenant des notes à la main.) Cela veut dire que je vais hériter ! (Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot, s’approchent peu à peu de Saturet.) Hériter ! Il me semble (il étend les mains) que je palpe déjà des billets de cent, des billets de mille… (Ses mains étendues rencontrent les notes élevées en l’air par Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot.) Enfer et protêts !

Scène III

Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot, ensemble.

C’est…

Saturet.

C’est bien, messieurs… vous êtes exacts : l’exactitude est l’impolitesse des créanciers. Donnez-vous la peine de vous asseoir… Finette, avance la malle à ces messieurs. (Présentant Finette.) Mademoiselle Finette ; demoiselle de compagnie à la journée. — Maintenant, procédons avec ordre, je vous prie. Vous concevez que je ne puis vous entendre tous à la fois. Je vous écouterai par rang de taille… À vous, papa Bidault. (Bidault tend sa note. Saturet la parcourant :)

— 3 sous de tabac ;

— Une reprise aux bottes de monsieur, 15 sous ;

— Pour avoir éloigné, par trois fois différentes, le tailleur de monsieur, 2 fr. (Regardant Nichot.) Ironie !

— 30 sous pour ce qu’on peut avoir oublié…

— Total : 19 fr. 80.

(À part.) 19 fr. 50 ! — Et l’on soutient que l’instruction manque aux classes ouvrières ! (Haut, avec impassibilité.) Concierge, il y a une erreur, à votre préjudice. C’est 20 fr. 50 que je vous dois.

Bidault, embarrassé.

Possible, monsieur. Je n’ai pas fait mes classes, moi.

Saturet.

Effacez-vous, papa Bidault. À votre tour, monsieur Cascaret. Pas de détail ; votre total, simplement, — en deux chiffres, si c’est possible ?

Cascaret.

105 francs.

Saturet.

Je suis sûr, cher monsieur Cascaret, que vous oubliez les six sous de l’omnibus qui vous a déposé devant ma porte. Ajoutez ces 30 centimes, je vous en prie.

Cascaret.

Vous êtes bien honnête. (À part.) Si j’osais, je lui dirais que j’ai pris un sapin.

Saturet.

Vos griefs sont entendus, monsieur Cascaret. — Créancier Poupardot, approchez sans crainte. Votre âge ? pardon… votre total ?

Poupardot.

77 fr. 85 cent. Si vous voulez vérifier…

Saturet.

Oh ! monsieur Poupardot ! Je m’en rapporte à vous. Vous n’êtes pas de ces gens… (Poupardot se rengorge.) Passez-moi donc votre note. Bien. — Monsieur Nichot, je suis à vos ordres. Vous dites ?

Nichot.

210 fr. Je ferai de plus observer à monsieur que je suis venu en remise.

Saturet, regardant les bottes et le pantalon crottés de Nichot.

Il était macadamisé, à ce qu’il paraît, votre remise ! Après ça, vous aurez peut-être été éclaboussé par un piéton… (Nichot se dissimule avec confusion derrière Poupardot.) Personne ne dit plus mot ? (Sondant la ruelle du lit, se penchant sous le manteau de la cheminée. Avec la voix de Me Pillet) il n’y a pas encore un créancier par là ? Une fois, deux fois, trois fois, personne ne dit mot ? Adjugé ! (Nichot, Bidault, Cascaret, Poupardot tendent vers lui une main avide.) À bas les pattes ! Messieurs, je proteste de mon ardent désir de me libérer envers vous. (Mouvement d’inquiétude dans l’auditoire.) Malheureusement la fatalité s’y oppose… (Murmures.) De toutes mes splendeurs et de tous mes bibelots passés, il ne me reste plus que cette malle. Et encore j’ai perdu le cadenas… (Explosion des murmures.) Messieurs ! (Il prend Finette par la main.) la loi me défend de mener cette femme au marché des esclaves pour vous désintéresser avec le prix qu’elle représente… Si nous étions en Amérique… mais nous ne sommes pas en Amérique.

Finette.

Ami, s’il te faut ma liberté pour te sauver, l’honneur, prends-la.

Saturet.

Noble femme !

Cascaret.

Il ne s’agit pas de ça. Nous voulons de l’argent, nous voulons de l’argent !

Nichot, promenant son regard autour de lui.

Il ne reste plus rien à saisir ici ?

Poupardot, féroce.

Emparons-nous de ses vêtements, ce sera toujours cela. (Nichot, Cascaret, Bidault, Poupardot, se précipitent avec ensemble sur Saturet.)

Saturet, calme.

Déshabillez-moi ; c’est ce que je veux. J’ai besoin que vous me déshabilliez. (Ils se reculent étonnés.) Déshabillez-moi donc : il faut que je sorte !

Cascaret, Nichot, Bidault, Poupardot.

Que dit-il ?

Saturet.

Je dis ceci : qu’un homme mal habillé a besoin de se déshabiller pour bien s’habiller. Monsieur Nichot, prêtez-moi votre paletot ; — monsieur Cascaret, prêtez-moi votre gilet ; — monsieur Poupardot, prêtez-moi votre cravate ; — monsieur Bidault, allez me chercher votre pantalon noir des dimanches ! (Silence et stupéfaction.) Insensés ! vous hésitez, et c’est le destin de vos notes qui s’agite en ce moment ! Déshabillez-moi et déshabillez-vous, je vous le répète !

Cascaret.

Cette plaisanterie passe les bornes de l’indécence, monsieur.

Saturet hausse les épaules.

Il faut donc tout vous dire. Écoutez. (Il se place au milieu d’eux. Explication à voix basse très animée. Cascaret, Poupardot, Nichot, Bidault, se regardent.)

— Comprenez-vous, maintenant ?

Cascaret.

Mais la morale publique, monsieur, la sixième chambre !

Nichot.

Moi, d’abord, j’ai des principes. Jamais je ne prêterai mon concours — et encore moins mon paletot…

Poupardot.

Je ne crois pas que la probité nous permette…

Saturet, impassible.

À votre aise, messieurs. Faites saisir ma malle alors : il y a bien pour 30 sous de bois.

Cascaret, à Nichot.

Si c’est le seul moyen pourtant !

Nichot.

Puis, en somme, on n’est pas une canaille parce qu’on cherche à se faire payer. C’est égal, j’ai des principes. Et ça m’ennuie de confier mon paletot à un torse étranger : il y a un bouton qui ne tient pas.

Poupardot, avec énergie.

Décidons-nous et déshabillons-nous. Vous concevez, il doit avoir une tenue convenable. Moi, je ne serais pas flatté qu’un individu se présentât dans mon salon (montrant Saturet) accoutré comme il l’est ! Il faut se mettre à la place des gens, aussi. Monsieur Saturet, voici ma cravate.

Bidault.

M. Poupardot parle le langage de la raison. Je m’en vais chercher le pantalon noir. (Exit. Nichot et Cascaret dépouillent leur paletot et leur gilet.)

Saturet.

Vous êtes de braves gens. Merci ! Finette embrasse ces messieurs. Ce sont nos seconds pères !

Finette.

Tous trois ?

Saturet, avec conviction.

Tous trois. — Maintenant, fais un paquet des vêtements de ces hommes généreux.

Poupardot.

Un paquet ? Vous ne vous habillez donc pas ici ?

Saturet.

Oh ! monsieur Poupardot, devant madame ! Chez elle, à la bonne heure ; ce sera plus convenable.

Finette, bas à Saturet.

Chez moi ? Où prends-tu ça : chez moi ?

Saturet, bas à Finette.

C’est une manière de parler. Saisis ma pensée : Je ne me déshabille pas… je garde sur moi mon paletot, que je trouve attendrissant. (Montrant les vêtements de Cascaret, Nichot, etc.) Quant à cette défroque de l’opulence, nous l’accrocherons en passant… il faut tout prévoir… je puis ne pas réussir ! Et, là-dessus, viens un peu que je t’explique le journal, à toi aussi. (Ils se retirent tous deux vers le fond du théâtre. Haut.) Vous permettez, messieurs ? (Pantomime véhémente de Saturet et de Finette.)

Finette.

Je n’oserai jamais.

Saturet.

Bah ! tu oseras… Tu as bien osé m’aimer !

Finette.

Eh bien ! oui… mais j’aurai mes trois robes ?

Bidault rentre avec le pantalon noir,
dont s’empare Saturet.

Saturet.

Dieu vous le rendra.

Bidault.

Et vous aussi, monsieur ?

Saturet annexe le pantalon au paquet. Bas à Finette.

Tu comprends que tu ne peux pas te trimballer par les rues avec la tenue en question. Nous irons en voiture… Je monte le premier ; si je ne suis pas descendu au bout de dix minutes, tu montes à ton tour.

Finette.

Très bien. Mais comment payerons-nous le cocher ?

Saturet.

Nous le prendrons à l’heure ! — À bientôt, messieurs. (Exeunt Finette et Saturet. — Nichot, Cascaret, Bidault, Poupardot s’asseoient sur la malle. Silence.)

Scène IV

Bidault, se levant tout à coup.

Ah ! mon Dieu ! le pantalon noir ! Moi qui ai cousu dans la ceinture mes trois obligations du Nord ! (Il sort comme une tempête.)

Cascaret, Nichot, Poupardot.

Que dit-il ? Suivons ce concierge ! Qui sait où le mènerait la vengeance ? (Ils sortent comme un ouragan.)