(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative »
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(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative »

Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative

I. Les modes de la Révolution. — II. La Renaissance.

Lorsque l’on s’applique à considérer l’individu, le milieu social apparaît à son égard comme une cause de Bovarysme. Entre les individus d’un même groupe social, on rencontre en effet nombre de nuances et de variétés. Or l’idéal commun, qui s’exprime dans la loi, dans la coutume, dans le préjugé, dans les mœurs, se propose à tous avec un même caractère d’uniformité. La suggestion qu’il exerce a donc pour conséquence de rapprocher les uns des autres tous ces individus distincts en contraignant chacun d’eux à se départir dans une certaine limite de son originalité, en lui persuadant de se reconnaître en un modèle quelque peu différent de lui-même. Mais, si cessant de considérer l’individu isolé, on porte la vue sur le groupe qui le contient, on s’aperçoit que ce groupe lui-même, considéré à son tour comme une entité distincte, n’échappe pas non plus à la possibilité et au danger de se concevoir différent de lui-même. Pour le groupe, pour la collectivité, de quelque nature qu’elle soit, ce fait de Bovarysme se réalise aussitôt qu’un certain nombre des individus qui le composent subit la fascination d’une coutume étrangère au lieu de subir la suggestion de la coutume propre à son groupe. Voici dès lors la collectivité divisée avec elle-même : sa réalité acquise la prédispose à de certaines manières d’être et elle est incitée par quelques-uns des siens à en adopter d’autres. Le mal est ici beaucoup plus facile à constater qu’il ne l’était dans l’intimité d’une psychologie individuelle, car il s’exprime par une division entre les différents individus du groupe, les uns demeurant fidèles à l’imitation de la coutume héréditaire, les autres s’appliquant à imiter le modèle étranger. Cet antagonisme engendre un défaut de convergence dans l’effort commun, et ce dommage, ainsi que chez l’individu, se traduit, tantôt par des effets superficiels et comiques, tantôt par des conséquences plus graves, déterminant un rendement moindre de l’activité générale, une dépréciation de l’énergie collective, une production moins parfaite, une impuissance et jusqu’à une complète désagrégation.

I

La Révolution française, à n’en considérer que le décor, n’a pas laissé que de montrer parfois le ridicule qui s’attache à un essai d’imitation impuissant à se réaliser et voué à la parodie. C’est ainsi que l’engouement pour Rome et la Grèce ne pouvait donner à des Français du xviii e siècle, produits d’une longue hérédité chrétienne, les sentiments et les conceptions d’un Grec ou d’un Romain. Impuissants à faire revivre en eux l’âme antique, les hommes de la Révolution en ont été réduits à imiter les Romains et les Grecs par les côtés extérieurs. Or cette, reproduction des apparences d’une énergie, lorsqu’elle n’est pas précédée de la reproduction de l’énergie même qui engendre dans la réalité ces apparences, cette reproduction est proprement une parodie. C’est ce que fut en partie la phraséologie de la tribune à la Constituante et à la Convention. C’est ce que fut cette appellation de citoyen dont on fit un terme égalitaire : une conception politique qui devait aboutir à substituer, plus fortement que ne l’avait fait le pouvoir royal, l’état à la cité, était mal venue à relever ce titre de citoyen, d’origine si particulariste, inventé naguère pour consacrer une distinction et un privilège. De même les tribuns et les consuls n’eurent de commun que le nom avec ceux de la Rome républicaine. L’imitation du costume sous un ciel si différent mit ce Bovarysme de l’antique au point de la caricature. Cette mode eut tant de faveur que Bonaparte, soit qu’il en ait subi l’engouement, soit qu’il ait jugé politique de l’exploiter pour sa gloire, revêtit le jour du sacre la pourpre des Césars et que les yeux n’en furent point, étonnés. Les imitations religieuses furent aussi grossières ; rien ne pouvait être plus contraire à la religion concrète d’un grec que la divinisation des idées abstraites, que ce culte de la déesse Raison, inauguré avec un appareil emprunté aux rites du paganisme, dans la vieille cathédrale gothique de la Cité, à Notre-Dame.

Il va. de soi que s’il s’agissait d’apprécier en son ensemble la Révolution et son œuvre, ces quelques traits seraient de valeur si mesquine qu’ils ne vaudraient pas même d’être cités ; mais de telles remarques n’ont d’autre objet que de préciser par des exemples, ainsi qu’on l’eût pu faire avec des cas d’anglomanie, les conséquences les plus superficielles du Bovarysme d’une collectivité.

Du même point de vue de cette imitation de l’antiquité dont on vient de montrer quelques effets superficiels, et considérant cette même psychologie de l’esprit révolutionnaire, Fustel de Coulanges a noté, au début de son grand ouvrage, quelques conséquences plus graves du Bovarysme historique. « L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome, a-t-il écrit, a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les anciens et pour cela seul, la liberté chez les modernes a été mise en péril. »7 D’un point de vue plus général, on pourrait aussi montrer que la Révolution française exprime un Bovarysme idéologique dont le mécanisme caché sera l’objet par la suite d’un complet examen, et qui, en la circonstance, a pour effet de substituer une réalité rationnelle à la réalité historique, de mettre le fait concret sous le gouvernement de l’idée abstraite.

II

On peut dès à présent noter que tout remous profond de l’énergie d’une collectivité sociale donne naissance, en même temps qu’à un progrès parfois et à des changements heureux, à des phénomènes de Bovarysme qui marquent une solution de continuité dans le développement du groupe et introduisent dans sa composition, avec des éléments hétérogènes, qui ne sont point assimilables, un principe d’affaiblissement et de désorganisation.

La Renaissance peut être considérée comme l’une des époques où l’énergie d’une société s’est transformée de la façon la plus violente sous l’influence d’un modèle offert par une civilisation antérieure. Ainsi la vie d’un individu est tout à coup métamorphosée par l’effet d’un legs qui le rend y possesseur d’une richesse inattendue. Il semble que grâce à la découverte d’un trésor accumulé par l’effort des meilleurs hommes de l’Humanité, la tâche des hommes du moyen âge, en mal d’enfanter eux-mêmes Une civilisation, ait été soudainement allégée. Ils se sont vu placer devant les yeux des modèles parfaits, mettre en main des méthodes — merveilleux instruments de mentalité ; — ils se sont vu montrer des raccourcis, ouvrir des portes dérobées et soudain ils se trouvèrent de plain-pied avec un territoire où fleurissaient l’art, la science et le goût, où s’épanouissaient déjà la connaissance et la beauté. Le pouvoir de la notion comme appareil de transmission a montré ici toute son efficacité. Par son entremise, deux forces ont été mises bout à bout et additionnées, une économie d’efforts a été réalisée ; grâce aux issues qui lui furent ouvertes l’énergie intellectuelle d’une époque, rassemblée jusque-là sur elle-même, put se dépenser en des réalisations immédiates, alors qu’elle eût dû peut-être s’exténuer longtemps encore eu recherches et en inventions de procédés et de moyens. En même temps, il faut demeurer d’accord que jamais principe de fascination plus puissant ne fut projeté dans les consciences, ni ne fut plus propre à détourner de leur propre voie des activités en formation. Sous l’influence de l’idéal hellénique et latin le génie du moyen âge fut contraint de biaiser, de se concevoir différent de soi-même. Il méprisa quelques-unes de ses propres aspirations pour s’attacher à un idéal en partie étranger et qui ne lui était pas entièrement accessible.

Si l’on restreint à notre pays l’observation du cas pathologique, il faut constater d’ailleurs que le principe de suggestion, qui détourna de la satisfaction de soi-même le groupe français de cette époque, se fortifia ici d’un nouvel appoint qui en augmenta le danger. L’Italie, qui avait précédé la France dans la découverte et dans l’imitation de l’antique, lui présenta, à côté des modèles de l’Attique et de Rome, des modèles italiens, des œuvres déjà parfaites en quelques ordres, dans la peinture notamment et dans la sculpture. La France du xvie  siècle a donc eu à se défendre contre l’attraction d’un double foyer lumineux. Elle n’y a pas toujours réussi et le dommage fut ici d’autant plus sensible que le génie franc, mêlé déjà au génie latin, représentait sous son aspect le plus original et avec son développement le plus haut la civilisation du moyen âge. Or cette civilisation à mesure qu’on l’étudie avec moins de prévention, apparaît d’une rare fécondité en richesses réalisées ou virtuelles. La faculté d’inventer des formes originales, ce qui est proprement la génialité, y fut poussée au plus haut point, tant chez quelques grands hommes que parmi la foule anonyme. Il faut se rémémorer que les provinces à cette époque inventent une langue. Fondant les débris des idiomes barbares dans les formes latines, elles composent un dialecte qui est, à cette époque et à la suite de la conquête normande, la langue littéraire de la Grande-Bretagne aussi bien que de la France et d’une partie des pays germaniques. Une bonne part de l’invention romanesque dont la littérature italienne de la Renaissance a tiré profit est l’œuvre des conteurs français du moyen âge, et le thème des épopées, commun au pays de race franque, germanique et normande, s’est développé dans l’Ile de France, où se résume à cette époque, du ixe au xiie  siècle, l’effort original d’une mentalité humaine qui ne doit encore que peu de chose à la culture antique. Cette langue que les conteurs ont recueillie de la bouche populaire et dont ils ont fait déjà un instrument d’art, cette langue va devenir celle de Rutebeuf, de Villehardouin, de Joinville ; elle va atteindre sa perfection avec. Villon, et on retrouve encore sa saveur, bien que masquée déjà, dans les vers de Marot.

Cette énergie de l’esprit, qui enfantait une langue, s’exprimait en même temps par une passion de savoir qui, s’exerçait dans tous les sens. Suscitant le goût de la recherche et de l’érudition, cette curiosité passionnée aboutissait à la découverte de la beauté antique, et il est permis de penser que si cette trouvaille fut par la suite le moyen de l’un des bonds les plus prodigieux de l’esprit humain, elle fut elle-même la conséquence et l’un des effets d’une activité déjà formée et qui avait sa source en elle-même. La nouveauté de certaines recherches en fait foi. Il semble en effet difficile de faire honneur à l’antiquité, si pauvre sous ce rapport, de l’étonnant essor de l’esprit scientifique et il paraît plus équitable de voir, en cette manifestation de l’esprit où excellera l’humanité moderne, le fruit venu à maturité de la discipline et de l’ardeur intellectuelle du moyen âge.

Il n’en reste pas moins qu’ayant découvert la Vénus hellénique, l’homme du xvie  siècle fut fasciné par sa splendeur et il est aisé de relever dans notre littérature, dans notre architecture et dans nos arts plastiques les déviations que subit le génie national du fait de cette admiration. C’est d’abord la langue littéraire que déforme, selon la judicieuse remarque de M. Remy de Gourmont 8, l’invasion des mots grecs : introduits par les savants qui ne font état que de leur valeur significative, n’ayant pas été accommodés et mis au point par le gosier et l’oreille populaire, ces mots ne parviennent pas à se fondre dans la substance sonore du langage ; ils y résonnent comme do fausses notes. Les vices qui résultent de cet alliage se rencontrent jusqu’en des poètes de la valeur de Ronsard : ils donnent à l’œuvre de la pléiade cette apparence artificielle, si différente de l’aspect vivant et naturel de l’œuvre des poètes précédents. Les déchets que l’on rencontre dans la prose de Rabelais n’ont pas d’autre origine. L’inconvénient fat tel qu’il fallut réagir. Les écrivains du xviie  siècle réformèrent, la fausse conception que l’on s’était faite de nos nécessités verbales sous l’empire d’un enthousiasme aveugle ; les mots mal venus et qui n’étaient point en harmonie avec nos formes sonores furent en partie chassés du langage. On ne saurait douter pourtant que notre langue n’eût été plus homogène et plus pure, si cette alluvion ne l’avait un moment recouverte.

En peinture de même, la Renaissance a substitué, dans les pays de culture française, à une école originale qui, avec les van Eick, avec Memling, avec Clouet, comptait déjà des maîtres, les modèles italiens. Il n’a pas fallu moins de deux siècles pour que le goût national se dégageât de ce servage et avec Boucher, avec Greuze, avec Fragonard nous restituât une peinture française.

Parmi les arts plastiques, la sculpture est celui où le génie de notre race s’est toujours montré excellent. Les œuvres antérieures à la Renaissance, celles particulièrement qui sont dues au ciseau des statuaires bourguignons témoignent déjà d’une attachante beauté. Aussi, le don naturel est-il ici si fort, qu’il ne semble pas que l’imitation de l’antique ait détourné nos artistes de la direction originale vers laquelle ils inclinaient. Jean Goujon, Germain Pilon, Jean Cousin semblent n’avoir tiré que des bénéfices de la vue des modèles qui leur furent proposés et n’avoir perdu à cette, contemplation aucune des qualités qui leur étaient propres.

Pour ce qui est de l’art de construire, si une même disposition naturelle a permis à nos architectes d’accommoder en quelque mesure le goût antique aux besoins si différents des temps modernes et aux nécessités d’un autre climat, il est trop évident que c’en est fait, dès la Renaissance, de notre architecture religieuse. Bientôt le style jésuite va montrer dans toute leur difformité les œuvres d’une sensibilité qui a perdu conscience de ses propres manières d’être et se conçoit à l’imitation de modèles dont elle est impuissante à s’approprier l’âme secrète.

Si l’architecture civile conserve encore quelque pureté à l’époque de Louis XIII, là aussi, pourtant, l’imitation du modèle étranger nous opprime et cette influence va grandir. Si belle que soit par ses proportions la colonnade du Louvre, il est impossible de ne pas sentir qu’elle répond pourtant à des besoins nés sous un autre ciel et qu’elle n’aura pas ici mission de satisfaire.

Ainsi, en tous les ordres de l’activité mentale, l’influence de la culture antique a. contraint l’esprit français, au xvie  siècle, à se concevoir quelque peu différent de lui-même, et on ne saurait nier que cette fascination ne se soit fait sentir parfois avec trop de force et au détriment de la civilisation déjà formée qui la subissait.