Chapitre I
La poésie
1. Réveil de la querelle des anciens et des modernes : La Motte-Houdar et ses idées. Éloignement de l’antiquité. Absence de l’idée et du sentiment de l’art. — 2. Faiblesse de la poésie au xviiie siècle : littérature morte. Rhétorique, ou esprit.
Le fait général le plus sensible dans la première moitié du xviiie siècle, c’est la décadence des genres d’art. Ils ne vivent que d’une vie factice, soutenus par la mode et par l’éducation, réduits à l’application mécanique de règles devenues arbitraires, parce qu’on n’en comprend plus le sens artistique.
1. Les idées de la Motte-Houdar
Et d’abord la poésie a disparu. La querelle des anciens et des modernes s’est réveillée : c’est le premier épisode de la vie littéraire du xviiie siècle. Un homme d’esprit, Houdar de la Motte470, ami de Fontenelle et l’un des oracles du salon philosophe de Mme de Lambert, s’est avisé en 1714 de traduire l’Iliade en vers. Son dessein est de manifester par un cas illustre la loi du progrès : il prétend refaire telle qu’Homère l’eût écrite s’il eût vécu en 1714. Il corrige donc les caractères des dieux, des héros, leurs actions brutales, leurs injurieux discours, la prolixité des descriptions, la négligence des redites, tout ce qui choque la morale, la politesse, le goût d’un siècle éclairé. Ainsi perfectionnée, l’Iliade se réduit à douze chants : et ce qui tombe, c’est tout ce qui n’est pas la notation sèche du fait, tout ce qui est sentiment, couleur, poésie. En compensation, La Motte prête à Homère l’esprit galant et les pointes : il nous donne un Achille fait à souhait pour les Nuits blanches de Sceaux. La Motte savait mal le grec et travaillait sur la traduction en prose de Mme Dacier, une lourde, honnête et respectueuse traduction. Mme Dacier fut scandalisée de ce travestissement : elle fulmina contre La Motte ses Causes de la corruption du goût, cédant à son adversaire l’avantage de la politesse. Il n’avait pas besoin de cela pour mettre de son côté un public dont il exprimait le goût secret.
La Motte ne répète pas simplement Perrault : il fait un pas de plus. Ce n’est pas réellement aux anciens qu’il en veut ; c’est à la poésie. La poésie est contraire à la raison. En effet, elle se compose de deux éléments : les figures audacieuses, et le vers. Elle consiste à se donner beaucoup de mal pour ne pas parler naturellement ni clairement. On force sa pensée, on la déforme, on l’obscurcit par l’embellissement des figures ; on l’estropie, on la mutile, on la fausse par la contrainte du vers, de la mesure, de la rime. La Motte ne peut assez s’étonner « du ridicule des hommes qui ont inventé un art exprès pour se mettre hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudraient dire ». Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à la prose ? « La prose dit blanc dès qu’elle veut, et voilà son avantage. » Les meilleurs vers sont chargés d’impropriétés, d’incorrections, de louches équivoques : dans leur perfection idéale, ils doivent être comme de la prose, nets, clairs, précis ; pourquoi, dès lors, ne pas écrire tout de suite en prose ? En conséquence, La Motte fait des tragédies en prose, des odes en prose.
La Motte parle de la poésie comme un aveugle des couleurs. Sa théorie prouve une inintelligence absolue de la poésie, qu’il réduit à une forme artificielle. Cependant je suis tenté de lui donner raison, dans le temps et dans les circonstances où il écrit. Il n’y avait plus de poètes, plus d’artistes : ne valait-il pas mieux laisser le vers et les formes d’art, et écrire en bonne, simple et franche prose ? La Motte le pensait, et son ami Fontenelle était tout à fait de son avis. Ils eurent pour eux Trublet et Terrasson ; c’est peu ; mais ils eurent Duclos, ce qui vaut mieux, et ils eurent Montesquieu ou Buffon, ce qui est considérable. Ces deux grands esprits condamnaient la poésie, parce qu’ils n’étaient pas poètes, le vers, parce que, n’étant pas poètes, ils n’en avaient pas besoin ; et ils ne voyaient autour d’eux que des gens qui versifiaient sans nécessité, qui eussent mieux fait de parler en prose.
Cependant les idées de La Motte choquaient trop les habitudes d’esprit de la bonne société, les préjugés de l’éducation et du monde, pour avoir chance d’être reçues. Il s’attira une foule de répliques, ode de M. de la Faye, épître de M. de la Chaussée, sans compter les épigrammes de J.-B. Rousseau. Mais l’homme qui gagna la cause des vers, et fit perdre la partie à La Motte, ce fut Voltaire. Voici un des plus beaux cas de l’influence de l’individu dans l’évolution littéraire. Par la séduction de son esprit, par la sincérité de sa conviction, par sa facilité brillante de versificateur, et l’éclat de ses premiers poèmes, Voltaire réduisit les théories de La Motte à passer pour des paradoxes sans conséquence.
2. La poésie sans poésie
Le résultat est connu : les vers et les versificateurs pullulèrent ; on n’en eut pas plus de poésie et de poètes. Il n’est pas utile d’insister : cette partie de notre littérature est une partie morte ; ayons le courage d’en alléger notre exposition471.
La raison domine dans toute cette production versifiée, et la raison d’un siècle analyseur, abstracteur, argumenteur et critique ; on ne rencontre pas un éclat de passion, pas une impression, pas une image : aucune trace fraîche enfin de la nature ou de la vie.
Les odes de La Motte s’appellent le Devoir, le Désir d’immortaliser son nom, la Bienfaisance, l’Émulation : ce sont des dissertations méthodiques, parfois ingénieuses, où la part de la poésie se marque par l’emphase, la dureté, la cacophonie, l’effort sensible pour ne pas parler comme tout le monde. Il semble que La Motte gâte, à les mettre en vers, de bons morceaux de prose. Les odes de Jean-Baptiste Rousseau, de Voltaire, de Thomas, de Lefranc de Pompignan, de Lebrun — ce ne sont pas les noms qui manquent — sont des exercices de rhétorique, parfois brillants, jamais sincères : le lieu commun impersonnel en fait le fond.
Faut-il parler de l’épopée ? La Henriade irait rejoindre Alaric et la Pucelle, si Voltaire n’avait entouré son poème, truqué et fardé, de notes qui sont souvent de curieuses dissertations littéraires et historiques, si le nom de l’auteur aussi ne constituait pas seul un intérêt sensible à l’ouvrage.
Les poèmes didactiques sont là pour prouver la supériorité de la philosophie du siècle, lorsqu’elle s’exprime en prose. Je ne parle pas de l’ennuyeux Racine ou de l’innocent Delille : les Discours sur l’homme de Voltaire, en s’enveloppant de la dignité du vers, ont perdu ce trait, ce mordant, ce jaillissement d’idées, d’ironie et d’esprit, toutes les qualités les plus constantes enfin et les plus séduisantes de l’humeur voltairienne.
Les élégiaques sont ou des libertins qui s’échauffent par des images polissonnes, ou des coquets insensibles qui font de l’esprit sur des idées d’amour.
Ce n’est aussi qu’une idée de la nature qui emplit tant de poèmes sur la nature, Saisons de Saint-Lambert, Mois de Roucher, Jardins de Delille. La plupart sont écrits par des Hommes du monde qui n’ont vu la nature que dans leurs parcs ou à l’opéra. Ils l’affadissent, par toutes les niaiseries qui ont passé en lieu commun sur l’innocence de la vie champêtre. Mais surtout le vice radical de leurs descriptions, c’est qu’ils donnent ou suggèrent les noms des objets naturels : ils n’en procurent jamais la vision. Ils semblent dresser des inventaires, et non peindre des paysages. Cela est sensible chez Delille, le maître des poètes descriptifs du siècle.
Au fond, toute cette poésie est mort-née ; elle ne peut vivre dans l’atmosphère que lui fait la raison philosophique. On ne recherche et l’on ne sent que l’exactitude scientifique de la pensée et de l’expression ; on n’a que des idées abstraites à exprimer, et on ne les rend que par des signes abstraits. Pour mettre de l’art, on recourt aux figures de rhétorique et aux machines poétiques : personne n’y croit, mais c’est la mode, et cela fait bien. On use de termes convenus, et d’un langage qui paraît noble, parce qu’il n’est pas celui de la vie courante. A mesure que le siècle avance, la grande ressource de la poésie est la périphrase, qui substitue la description de l’objet au nom de l’objet. Mais cette description n’est pas faite pour susciter une image : c’est un petit problème qu’on offre à résoudre à l’intelligence du lecteur ; et tout est dit quand il a trouvé — non la chose — mais le mot. Il ne s’agit que de poser élégamment les termes du problème, de façon que la solution se présente instantanément à l’esprit. Ou traite le vers mathématiquement, par le compte exact des syllabes. Du son des mots, on n’a cure, et par conséquent on néglige la rime ; bonne ou mauvaise, elle indique suffisamment la fin du vers : et n’est-ce pas à cela qu’elle sert ? On ne sait plus ce que c’est que le rythme : il ne s’agit que de mettre la césure ici ou là.
Pour être justes, disons qu’on a fait au xviiie siècle des vers charmants, et beaucoup : dans les genres où l’esprit suffisait. Je ne dis rien des contes ; la polissonnerie froide et concertée y étouffe l’esprit ; il n’y a là pour nous qu’ennui et dégoût. La satire lyrique du xvie siècle ou du xixe ne saurait se rencontrer ; mais on trouvera la satire analytique, critique, épigrammatique, le pamphlet en vers, amusant ou virulent, qui dissout les doctrines ou diffame les hommes. Un provincial gauche, à qui les salons ne firent pas fête, Gilbert, a trouvé dans les blessures profondes de son amour-propre une source d’amertume éloquente : il a vu le faible de son siècle, les petitesses de ses grands hommes, et sa raillerie s’est abattue, précise, lourde, assommante. Voltaire est exquis, quand il lâche la bride à sa verve et se moque de tout ce qui le gêne, hommes et choses : il arrive dans le Pauvre Diable, dans les Systèmes, dans la Vanité, à égaler sa prose par ses vers.
Il est le maître aussi dans les stances, les épitres, dans tous les genres agréables qui fixent l’esprit de la conversation. Il a été à bonne école, il a recueilli chez Vendôme et chez la duchesse du Maine la tradition des Hamilton et des Chaulieu : il a le secret charmant de ces choses légères, qui s’évaporent à l’examen et semblent faites de rien. Une pointe d’idée, une ombre de sentiment, c’en est assez, et toute la nature de Voltaire se répand dans ces petites pièces.
En ce genre, il y aurait bien des noms à citer. Je ne nommerai que Gresset, chez qui point déjà un air de rêverie mélancolique étouffé sous la volonté de rire, et Piron, l’intarissable, gaillard et drolatique Piron, qui n’a jamais rien dit de plus plaisant que les mots de bonne foi où il se mettait sans rire au-dessus de Voltaire.
Voltaire, même dans la poésie légère, reste infiniment supérieur à Piron, comme à Gresset, comme à tous les autres : il est au-dessus du genre ; il a des idées, qui lui donnent corps et substance. Les autres sont trop vides. On est vite fatigué de ce miroitement, de ces reflets, de ces paillettes, de ces étincelles.
Enfin, je mettrai à part les épigrammes : c’est le triomphe du siècle. On en faisait si naturellement, si infatigablement en prose, qu’il n’est pas étonnant qu’on en ait fait en vers de réellement parfaites. Piron y est d’une bouffonnerie saisissante avec un grain de fantaisie délicieux : Voltaire y porte une justesse aiguë de pensée et d’expression. Mais l’artiste supérieur en cette bagatelle, c’est Lebrun, le faiseur d’odes, celui qu’on appelait Lebrun Pindare. Il a une âpreté qui donne du sérieux à l’épigramme et par la sûreté des applications, par la nerveuse perfection de la forme, il a su agrandir ce jeu d’esprit : il en a fait un appareil de condensation de la critique littéraire ; ses meilleures pièces sont comme des extraits concentrés et mortels. La Harpe en a su quelque chose.
Il y a donc de quoi lire, et où se plaire dans les ouvrages en vers du xviiie siècle. Mais aucune œuvre ne compte dans l’histoire de la pensée ; et cela est grave, en un siècle où la pensée est tout ; surtout, il manque à cette poésie d’être poétique. Il faut franchir tout le siècle : nous verrons reparaître inopinément la poésie et l’art, avec André Chénier.