I
La religion est la pensée dominante des Harmonies. L’amour n’y est plus que comme un souvenir délicieux, comme une apparition matinale et céleste, qui s’est retirée dans le lointain, après avoir initié l’âme du poète à de plus sublimes mystères ; l’hymne a presque partout remplacé l’élégie. Beaucoup de ces hymnes ne sont que de tendres et mélodieuses prières, où les couleurs de la nature, les enchantements de la poésie, viennent prêter leur charme à l’expression d’une foi paisible et soumise. Avec plus d’abondance et d’éclat, ce sont des chants, comme depuis Prudence jusqu’à Manzoni, l’Église en a pour chaque heure, pour chaque saison, pour chaque solennité de la vie. L’hymne de la nuit, celle du matin et du soir, celle de l’Enfant au réveil, la Cantate pour les enfants d’une maison de charité, la Lampe du temple et quelques autres pièces encore, ont toute la sérénité et la mansuétude d’une âme fidèle, virginale, d’un cœur doux et résigné, qui croit, qui espère et qui adore. Ici, point de méditation amère sur les choses de la vie, point de question trop pressante adressée aux doutes éternels de l’âme, point de retour douloureux et prolongé du poète sur lui-même ; le poète n’est plus que le dernier du temple, le plus humble et le plus fervent ; il chante, il s’exhale, il rayonne :
Élevez-vous, voix de mon âme,Avec l’aurore, avec la nuit !Élancez-vous comme la flamme,Répandez-vous comme le bruit !Flottez sur l’aile des nuages,Mêlez-vous aux vents, aux orages,Au tonnerre, au fracas des flots ;L’homme en vain ferme sa paupière,L’hymne éternel de la prièreTrouvera partout des échos !
Ne craignez pas que le murmureDe tous ces astres à la fois,Ces mille voix de la nature,Étouffent votre faible voix !Tandis que les sphères mugissent,Et que les sept cieux retentissentDes bruits roulants en son honneur,L’humble écho que l’âme réveillePorte en mourant à son oreilleLa moindre voix qui dit : Seigneur !
Cette pièce, pourtant, n’est pas toujours onction et douceur ; elle devient parfois une extase, un délire, la voix du poète s’élève, éclate, et il s’écrie avec la trompette des anges, avec la lèvre ardente des prophètes :
Mon âme a l’œil de l’aigle, et mes fortes penséesAu but de leurs désirs volant comme des traits,Chaque fois que mon sein respire, plus presséesQue les colombes des forêts,Montent, montent toujours, par d’autres remplacées,Et ne redescendent jamais !
Les quatre Harmonies qui ont pour unité l’idée de Jéhovah, appartiennent encore à cet ordre majestueux de poésie biblique. Le spectacle de la nature et des montagnes dans les tempêtes, les miracles de la végétation, et en particulier le chêne qui en est le roi, enfin l’humanité et la femme, ce chef-d’œuvre de la création, y sont tour à tour célébrés comme racontant le nom et la gloire du Créateur. Mais, dans toutes ces pièces, et avec des qualités différentes d’énergie ou de grâce, d’élévation ou de tendresse, le poète ne fait autre chose qu’invoquer et adorer. Il prête d’admirables cantiques à ce petit nombre d’âmes secrètes et incorruptibles qui ont gardé dans toute sa pureté la foi des anciens jours ; mais il n’exprime pas tout ce qu’il y a d’inquiet et de remuant dans les esprits et dans les cœurs de ce siècle, même les plus sincères, même les plus affamés de croyances. Il parle en fidèle de tous les temps, en interprète de la prière commune ; sa voix est générale et solennelle comme l’orgue d’une basilique. Mais si l’on veut trouver le sentiment chrétien avec ses espérances, ses besoins, ses angoisses intimes, tel qu’il agite et ronge en ce moment bien des âmes, c’est à d’autres pièces qu’il faut s’adresser, véritables méditations de métaphysique religieuse, où le poète, seul avec lui-même, cherche, interroge, doute, passe de la défaillance à l’espoir, et le plus souvent, dès qu’il a entrevu la lueur, se prosterne au lieu de conclure.
On aurait tort, selon nous, de voir là-dedans un pas rétrograde de M. de Lamartine vers la philosophie humaine et un ébranlement de cette conviction ferme et durable dans laquelle ses Méditations nous font montré établi. Toutes les hymnes si vives et si ferventes dont nous venons de parler, déposeraient assez contre une telle interprétation, et le poète lui-même prend soin de réduire ses doutes et ses craintes à leur juste mesure, en disant quelque part :
Ah ! pour la vérité n’affectons pas de craindre ;Le souffle d’un enfant là-haut peut-il éteindre L’astre dont l’Éternel a mesuré les pas ?Elle était avant nous, elle survit aux âges ;Elle n’est point à l’homme, et ses propres nuagesNe l’obscurciront pas.
Elle est ! elle est à Dieu qui la dispense au monde,Qui prodigue la grâce où la misère abonde :Rendons grâce à lui seul du rayon qui nous luit !Sans nous épouvanter de nos heures funèbres,Sans nous enfler d’orgueil et sans crier ténèbresAux enfants de la nuit.
Mais enfin il y a souvent des heures funèbres ; souvent la colonne qui marche dans le désert tourne sa face obscure. Les théologiens philosophes, qui ont analysé et décrit psychologiquement les divers états de la grâce. s’accordent à reconnaître, jusqu’à un certain point, plus de doutes et de tentations à mesure qu’on est plus avancé, tandis qu’à un degré inférieur, l’âme encore faible et tout éblouie de son passage de la nuit au jour, ne sait plus, pendant quelque temps, distinguer les ombres. C’est ce qui fait, selon nous, que, dans tout ce que ces derniers volumes renferment de philosophie religieuse et de débats intérieurs, la décision est moins rapide, le cri de victoire moins triomphant, que dans les Méditations. Toujours un pressentiment douloureux s’y mêle. Moins jeune et mûri par l’expérience, le poète sait qu’il n’en a pas fini avec les funestes pensées ; que, pour les avoir repoussées aujourd’hui, il n’en sera peut-être pas délivré demain, et que le meilleur port ici-bas nous laisse encore sentir le contre-coup des orages. Trois pièces importantes nous semblent marquer cette nuance nouvelle dans la manière religieuse de M. de Lamartine, savoir : L’Hymne au Christ, Pourquoi mon âme est-elle triste ? et Novissima Verba, ou Mon âme est triste jusqu’à la mort.
Pourquoi mon âme est-elle triste ? Voilà ce que se demande le poète à une de ces heures où la grâce est en défaut, et où nous tombons dans le délaissement. Cependant il n’est pas encore arrivé au terme de la vie ; il n’a pas encore épuisé la gloire, l’amour, l’avenir. Mais qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que l’avenir ? qu’est-ce que la gloire ? Vanités, dérisions ! rien qui remplisse, rien qui apaise ! L’amour seul mérite qu’on l’excepte d’entre toutes les choses humaines et qu’on ne le blasphème pas.
Lui seul est au-dessus de tout mot qui l’exprime.Éclair brillant et pur du feu qui nous anime,Étincelle ravie au grand foyer des cieux !Char de feu qui, vivants, nous porte au rang des dieux !Rayon ! foudre des sens ! inextinguible flamme,Qui fond deux cœurs mortels, et n’en fait plus qu’une âme !Il est.. il serait tout, s’il ne devait finir,Si le cœur d’un mortel le pouvait contenir…
Mais lui-même il passe ; la mort le brise ou le temps l’use ; il périt dans le déchirement, ou il s’éteint dans l’indifférence :
Je vois passer, je vois sourireLa femme aux perfides appasQui m’enivra d’un long délire,Dont mes lèvres baisaient les pas !Ses blonds cheveux flottent encore,Les fraîches couleurs de l’auroreTeignent toujours son front charmant,Et dans l’azur de sa paupièreBrille encore assez de lumièrePour fasciner l’œil d’un amant !
La foule qui s’ouvre à mesureLa flatte encor d’un long coup d’œil,Et la poursuit d’un doux murmureDont s’enivre son jeune orgueilEt moi je souris et je passe !Sans effort de mon cœur j’effaceCe songe de félicité,Et je dis, la pitié dans l’âmeAmour ! se peut-il que ta flammeMeure encore avant la beauté ?
Après l’amour, il n’y a plus rien dans la vie ; la terre semble ingrate et nue ; le ciel est voilé, parfois il s’entrouvre, et l’on espère y voir un signe de salut, y lire un mot mystérieux ; mais toujours quelque nuage obscurcit l’apparition, toujours quelque lettre manque au nom divin ; et voilà pourquoi l’âme du poète est triste, pourquoi son cœur change de place comme un malade dans son lit, pourquoi son inquiète pensée fuit et revient sans cesse, comme une colombe blessée, comme un oiseau de nuit, comme les hirondelles aux approches des tempêtes.
Ces mêmes anxiétés se retrouvent avec plus d’énergie et de profondeur encore dans le
poème intitulé : Novissima Verba, ou Mon âme est triste jusqu’à la
mort ; c’est une véritable agonie au jardin des Olives ; agonie longue,
traînante, dont les assauts n’ont pas de fin. On compte les pensées du poète comme les
battements de l’artère à sa tempe, comme les gouttes de sueur froide qui lui tombent du
front. La vie entière et ses faux biens repassent, un à un, sous ses yeux ; il vide
encore une fois le calice, et, quand il est aux dernières gouttes, il s’écrierait
volontiers aussi : « Ô mon Dieu, détournez-le de moi ! »
L’angoisse est
aiguë, la perplexité immense. Il cherche un point dans les ténèbres, il tente toutes les
voies pour trouver une issue. Un moment, son désespoir est au comble ; l’ironie va le
saisir, et, prenant l’existence pour l’amer sarcasme d’un maître jaloux, il est prêt à
lui rendre mépris pour mépris, à le maudire et à le railler ; — ou bien, à d’autres
instants, la défaillance le poussant à la mollesse, il se demande s’il n’est pas mieux
de prolonger les voluptés jusqu’à la tombe et de se noyer l’âme sur des seins embaumés
de roses. Mais un éclair de la conscience fait évanouir ces lâches idées. Il entend au
dedans de lui une voix secrète qui lui dit : « Puisque l’ombre redouble, que le
froid de la nuit se fait sentir, et que tu as marché tout te jour, prends courage,
c’est que tu n’es pas loin d’arriver. »
Dès lors la chaîne des saintes idées
se renoue ; le souvenir de Dieu redescend, de ce Dieu fait homme, dont le dernier
soupir, la dernière voix fut aussi une plainte à son père, un pourquoi sans
réponse. Rassuré par cet exemple sublime, l’agonisant se relève ; il triomphe, et
sa pensée redevient calme, sereine, et telle qu’au matin de l’aimante jeunesse. Un jour,
en Sicile, sur les flancs de l’Etna, au lever du soleil, il était assis, non pas seul,
mais une autre main dans sa main, un autre œil sur le sien, une autre voix mariée à sa
voix. Ces beaux lieux, ces horizons vermeils, l’azur de cette mer, surtout cette
créature adorée, tout l’inondait d’amour, tout lui peignait Dieu ; et les paroles leur
manquaient, heureux amants ! pour exhaler le chant de leurs cœurs.
Et qui m’eût dit alors qu’un jour la grande imageDe ce Dieu pâlirait sous l’ombre d’un nuage,Qu’il faudrait le chercher en moi comme aujourd’hui,Et que le désespoir pouvait douter de lui ?
La scène change ; un autre souvenir se retrace ; il est moins sublime, mais peut-être il risque moins de s’effacer. Au bord de quelque golfe d’Italie, à l’entrée de quelque villa dont la blancheur contraste avec les bosquets de citronniers qui l’entourent, on entend le son d’une harpe, et une voix, voix si douce que l’amour s’y devine :
Le portique au soleil est ouvert : une enfantAu front pur, aux yeux bleus, y guide en triomphantUn lévrier folâtre aussi blanc que la neige,Dont le regard aimant la flatte et la protège ;De la plage voisine ils prennent le sentierQui serpente à travers le myrte et l’églantier ;Une barque non loin, vide et légère encore,Ouvre déjà sa voile aux brises de l’aurore,Et berçant sur leurs bancs les oisifs matelots,Semble attendre son maître, et bondit sur les flots..
Ici le souvenir reste inachevé ; on sent qu’il pourrait aller plus loin, qu’il touche à la vie présente du poète, et que c’est là pour lui le plus familier, le plus charmant refuge après l’agonie.
Nous avons insisté sur ce poème, parce que l’éclat et la multiplicité des détails auraient pu dérober au lecteur l’harmonie de la composition ; nous l’avons analysé et souvent traduit en prose, parce que le voile de poésie est si brillant chez M. de Lamartine que l’œil est tenté parfois de s’y arrêter, comme l’oreille à l’enchantement de sa mélodie, sans trop s’inquiéter de pénétrer au-delà.
L’Hymne au Christ respire une pieuse et filiale inquiétude sur l’avenir humain de la religion ; le poëte ressent profondément la plaie du christianisme dans notre âge :
Ô Christ ! il est trop vrai, ton éclipse est bien sombre ;La terre sur ton astre a projeté son ombre ;Nous marchons dans un siècle où tout tombe à grand bruit.
Il ne désespère pourtant pas ; comment l’humanité se laisserait-elle ravir ce que rien ne pourrait remplacer ?
Ah ! qui sait si cette ombre où pâlit ta doctrineEst une décadence ou quelque nuit divine,Quelque nuage faux prêt à se déchirer,Où ta foi va monter et se transfigurer ?…
Le poète, en finissant, s’écrie que, quoi qu’il advienne, le Dieu de son berceau sera celui de sa tombe ; et que, dût l’autel l’écraser en croulant, il embrassera la dernière colonne de ce temple où il a tout reçu et tout appris. Douloureuse parole, qui ouvre à l’âme des abîmes de pensées, et nous reporte malgré nous vers ces époques fatales des Symmaque et des Synésius !