Tacite7
Il y a une quinzaine d’années environ qu’un critique aussi instruit que spirituel, chargé, dans le Journal de l’Empire, d’examiner les traductions nouvelles qui paraissaient alors en foule, s’avisa un matin, comme par boutade et pour couper court à sa tâche, de signifier nettement que les grands écrivains de l’antiquité étaient et seraient à jamais intraduisibles, et qu’il y avait bien de la simplicité à se donner sérieusement le soin Ingrat de les reproduire. De là grande rumeur, comme on peut penser, et réclamations sans nombre. Le paradoxe était criant en effet ; il attaquait mille amours-propres en masse, et d’ailleurs le monde n’était pas encore, comme depuis, accoutumé à entendre, à tolérer, à embrasser les paradoxes. Peu s’en fallut même qu’on ne taxât le méfait de romantisme, et Dieu sait ce que ce mot renfermait d’infamant en 1812. Par bonheur pour l’aristarque, ses antécédents littéraires étaient irréprochables et le mettaient hors de soupçon ; jusque dans les paradoxes de M. Dussault il entrait un je ne sais quoi de classique et d’universitaire qui commandait le respect et l’examen. A part, d’ailleurs, un léger ton de persiflage qui ne nuisait pas à l’agrément, les raisons et arguments sur lesquels il appuyait son assertion ne manquaient ni de solidité ni d’évidence. On nous permettra donc de revenir un peu longuement sur une opinion si pleine d’autorité en pareille matière, d’autant plus, selon nous, que, bien comprise, modifiée en quelques points et réduite à ses vrais termes, elle nous semble fort recevable, sans que, pour cela, il en résulte rien de fâcheux pour les prétentions des traducteurs vulgaires, et encore moins pour l’honneur des traducteurs éminents comme M. Burnouf. Ce dernier même, qui donne, en apparence, à la théorie de Dussault, un si superbe démenti, nous saura quelque gré peut-être de montrer que cette théorie au fond ne contrarie nullement l’hommage dû au plus digne interprète de Tacite, et que, puisqu’elle put s’accommoder autrefois avec le Pline de M. Guéroult, elle ne saurait blesser aujourd’hui le disciple et l’émule de ce maître habile. Dussault distingue d’abord chez les Anciens le fond et la forme, la partie technique et la partie littéraire : la première, selon lui, tombant complètement sous la prise du traducteur ; la seconde, lui échappant toujours plus ou moins. Qu’on puisse traduire Platon ou Cicéron comme on traduit Aristote ou Vitruve, c’est ce qu’il ne nie point ; mais qu’on espère reproduire leur caractère et leurs beautés, c’est ce qui lui paraît chimérique.
« Vous croyez, dit-il, apprendre à connaître Tacite dans une traduction : eh bien, désabusez-vous ; vous ne le connaissez pas, vous ne le connaîtrez jamais par ce moyen ; on vous montre un fantôme, et l’on veut vous persuader que vous voyez Tacite : n’en croyez rien ; ce n’est pas lui, ce n’est pas même son ombre. »
Dans la première ferveur du paradoxe, il ne tient nul compte de cette amélioration progressive, de cette sorte de perfection chronologique par laquelle la traduction la plus récente l’emporte presque nécessairement sur ses aînées. Les degrés vers le mieux ne sont pour lui que des quantités infiniment petites, tendant à une limite qu’elles n’atteindront jamais, et de laquelle, toutes ensemble, elles n’approchent pas sensiblement ; ce sont des pas de Lilliputiens pour gravir une immense montagne. En reconnaissant que la plupart des traductions ne fournissent que trop de preuves à l’appui de ce système, nous nous garderons bien de l’accueillir en des termes aussi tranchants, aussi dédaigneux ; nous ne le pourrions sans la plus grande injustice et qu’en faisant violence au vrai sens qu’il avait dans l’esprit de Dussault. Non, sans doute, il n’est pas indifférent de lire le Platon de Dacier ou celui de M. Cousin, le Pline de Poinsinet ou celui de M. Guéroult, le Tacite de La Bletterie ou celui de M. Burnouf ; mais, d’un autre côté, est-il indifférent de lire le Tacite de M. Burnouf, le Pline de M. Guéroult, le Platon de M. Cousin, ou les écrivains originaires eux-mêmes ? Voilà en quoi consiste la question véritable, ou plutôt il n’y a pas là de question, En effet, pour qu’une résurrection si miraculeuse de l’auteur original fût possible, il faudrait entre son traducteur et lui non-seulement une égalité, mais une identité de talent ; et, quand on l’obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu d’analogie qu’il y a du traduire au produire, surtout le peu de ressemblance Ses idiomes, suffirait encore pour empêcher fréquemment le succès. Fénelon n’excelle pas dans les traductions d’Homère, ni Rousseau dans celles de Tacite. Avant que notre idiome fût fixé, et quand déjà il sortait de sa première indigence, du temps d’Amyot et pendant tout le XVIe siècle, il abondait en ressource pour traduire les Anciens ; il se modelait sur eux avec ampleur et souplesse, et en prenait de vives et fidèles empreintes, jusque sous des mains médiocrement habiles. Avec Malherbe, Coëffeteau, Vaugelas, une ère nouvelle pour les traductions commença. Alors, on se piqua de les écrire avec pureté, correction, élégance, et d’en faire des thèmes de beau langage avant tout. Cette première fleur de rhétorique une fois fanée, la pureté et la correction du style, avec la fidélité au texte, furent longtemps les seuls mérites que parurent ambitionner les traducteurs et les seuls qu’ils rencontrèrent quelquefois. Rollin, dans les nombreux morceaux traduits en ses histoires, nous semble le type de cette manière simple, facile et agréable, quoique faible. Ce ne fut guère qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’on s’en écarta, et que la traduction devint une lutte véritablement littéraire, pleine de fatigue et d’honneur. Or, dans une lutte aussi inégale, la seule victoire à espérer est de n’être pas constamment vaincu ; la seule ressource dans la défaite, lorsqu’on ne peut l’éviter, est de la dissimuler avec art, et, puisqu’il faut tomber, de tomber du moins avec grâce. Ces conditions remplies par le traducteur, on a droit de proclamer son œuvre excellente, non pas qu’elle exprime jamais l’original, si l’original est d’un grand maître, non pas même qu’elle en approche de fort près, mais parce qu’elle en approche d’aussi près, parce qu’elle l’exprime aussi bien que le comportent la différence des procédés et celle des idiomes. La perfection du genre consiste donc à atteindre ce degré extrême de l’approximation, à ôter ainsi aux traducteurs à venir l’espoir raisonnable d’aller au-delà, et à donner dans une langue moderne le dernier mot sur un grand écrivain de l’antiquité. C’est ce qu’ont fait Delille pour les Géorgiques, Guéroult pour ses fragments de Pline ; c’est ce que M. Burnouf va faire pour Tacite, à en juger par les deux livres des Histoires qu’il vient de publier. Nous n’énumérerons pas ici tant d’infructueux essais de traductions, depuis le président Claude Fauchet, qui donna en 1582 une version complète, critiquée dès son apparition par Étienne Pasquier, jusqu’au janséniste La Bletterie, qui fit parler son auteur, dit Voltaire, en bourgeois du Marais. Le culte d’admiration qui environna au XVIIIe siècle l’historien de Néron et de Tibère amena dans la lice des émules plus dignes de lui ; mais ils n’y tinrent pas longtemps : d’Alembert se borna à des morceaux de choix ; Rousseau n’acheva que le premier livre des Histoires, et il avoue qu’un si rude jouteur l’eût bientôt lassé. Tacite retomba donc aux mains de traducteurs de profession. L’oratorien Dotteville refit l’œuvre de la Bletterie, et la diction de ce doux vieillard, pure, châtiée, coulante et tout à fait dans le goût de Rollin, a du moins l’avantage de se laisser lire avec un plaisir continu. M. Dureau de La Malle, qui vint après, profita amplement du travail de Dotteville ; mais, adoptant un système plus ambitieux, il visa à l’énergie, à l’éclat, à la concision de son modèle ; et comme, malgré un talent incontestable, il n’était pas de force à réussir, il ne rencontra que roideur, bizarrerie, obscurité. On sent qu’il se hausse, pour ainsi dire, jusqu’à Tacite, et cet effort d’impuissance choque encoiti plus le lecteur que la résignation modeste du bonhomme Dotteville. Depuis M. Dureau, quelques traductions partielles ont été tentées, et l’on se rappelle les Tableaux de Tacite, publiés récemment par M. Letellier. Mais ces estimables essais disparaissent aujourd’hui devant l’ouvrage complet de M. Burnouf. Si l’on est attentif à l’impression littéraire qu’on éprouve à la lecture de Tacite, si on la dégage de tant d’autres émotions non moins vives qui la compliquent, voici ce qu’on observe, je crois. L’historien vous parle une langue si rapide, si forte, si poignante, qu’il vous enlève, vous tire à lui, vous force de penser avec lui en cette langue qui lui est propre, et, fût-on un latiniste assez vulgaire, pourvu qu’on comprenne, se fait comprendre face à face, sans trucheman, sans aucune de ces traductions sous-entendues que Cicéron en ses longs développements laisse à son lecteur tout le temps de faire. Qu’on essaie pourtant de traduire, et l’on sentira confusément qu’il y a, malgré la difficulté extrême de les saisir, bien des tours français répondant à ceux de l’historien latin, et que la traduction d’une phrase de Cicéron ou de Tite-Live, si elle est plus facile à commencer, est aussi plus difficile à finir. Entre toutes les qualités d’un écrivain, la force et l’énergie se prêtent le mieux à ce passage toujours violent d’un idiome dans un autre ; elles offrent plus de corps, pour ainsi dire, à la main qui les déplace, et il suffit que cette main et l’instrument qu’elle manie ne fléchissent pas sous le fardeau. Voyez Davanzati, avec quelle simplicité unie et franche il a rendu Tacite dans la langue de Machiavel ! Mais bien que l’énergie et la force caractérisent Tacite, on se tromperait fort de penser qu’elles soient les uniques mérites de son style, et que les autres parties, l’éclat, l’abondance, le nombre, y aient été sacrifiées. Ce qu’on doit peut-être le plus admirer en lui, c’est l’enchaînement étroit et continu, la contexture serrée et impénétrable qui fait qu’en ses récits tout se tient, et que les traits les plus saillants, les sentences les plus hardies, sortent du fond, y rentrent, et ne paraissent jamais qu’amenés et soutenus. Ces membres qu’au premier coup d’œil on croirait rompus, épars, simplement pressés les uns contre les autres, un lien Invincible les unit, une vie commune les meut, un seul et même souffle de pensée les anime. Les traducteurs, surtout ceux de Tacite, n’ont rien à quoi ils doivent plus s’attacher qu’à cette continuité du discours. Distraits en effet à chaque pas par des difficultés de détail, forcés de reprendre souvent haleine, et de cheminer péniblement phrase à phrase ; de plus, dénués de verve personnelle, et revenant puiser sans cesse à celle de l’original, ils courent risque, s’ils n’y prennent garde, de laisser trace en leur ouvrage de ces allées et venues perpétuelles, et de fatiguer le lecteur par leur marche inégale et heurtée. M. Burnouf s’est préservé, à force d’art, de ce défaut, que n’avait pas évité Dureau de La Malle. Il a ménagé avec un soin infini les liaisons les plus légères, les transitions les plus délicates, et a presque effacé par son industrieuse élégance la marque de ses longs et laborieux efforts. Cette attention, au reste, qui ne l’a jamais abandonné, ne l’a pas détourné de chercher à propos et de rencontrer fréquemment le nerf et la vigueur. Il est superflu de louer l’extrême fidélité au texte, que le nom de M. Burnouf certifie beaucoup mieux que tous nos éloges : c’est assurément bien assez de tant de mérites réunis pour classer cette traduction au premier rang. Nous nous permettrons cependant de soumettre avec doute et respect au savant interprète quelques critiques légères, dont il appréciera la valeur. Il nous a semblé que son élégance, parfois un peu scrupuleuse, se refusait trop ces expressions familières et fortes, ces tours vifs et francs, que notre vieille langue offrait en foule à son choix, et qui s’adaptaient si naturellement à Tacite. Non pas que nous pensions qu’il faille systématiquement refaire l’énergie de Montaigne, non plus que la naïveté d’Amyot. L’exemple de Paul-Louis Courier vient d’être réfuté par des raisons trop solides et trop ingénieuses, pour être renouvelé de longtemps ; et d’ailleurs cette sorte d’espièglerie érudite, de laquelle il se tirait si bien, ne convenait qu’à lui seul ; mais, sans se réduire, ainsi qu’il le faisait, aux ressources du vieux langage, on ne doit pas absolument se les interdire. Quand Alfieri voulut se mesurer avec Salluste, il retrempa l’idiome toscan aux sources primitives ; quand Rousseau s’attaqua à Tacite, il s’était muni de la lecture des Vies de Plutarque et de celle des Essais. En examinant sous le rapport du style ce premier livre des Histoires, traduit par l’illustre auteur, nous l’avons trouvé plus digne qu’on ne croit de Tacite et de lui, par le ton libre et ferme qui y respire, et je ne sais quelle séve de grand écrivain qui y circule ; on sent qu’il y traite son émule d’égal à égal, et que même, au besoin, il s’inquiète assez peu de le brusquer. M. Burnouf nous pardonnera de préférer la version de Jean-Jacques à la sienne sur trois ou quatre points que nous indiquerions, si nous ne voulions épargner à nos lecteurs des détails toujours inutiles et fastidieux. Mais certes, ils ne sauraient nous reprocher d’avoir longuement fixé leur attention sur un de ces hommes si rares de nos jours, purs d’ambition et d’intrigues, voués pour la vie à la science et à l’enseignement, participant de cœur et d’âme aux progrès, aux vœux d’une jeunesse qu’ils ont formée et qui les révère, et s’étonnant ensuite avec une véritable candeur quand la réputation qu’ils méritent vient couronner leurs solides et précieux travaux.