(1874) Premiers lundis. Tome I « Victor Hugo : Odes et ballades — I »
/ 3414
(1874) Premiers lundis. Tome I « Victor Hugo : Odes et ballades — I »

I

Dès les premiers instants de la Restauration et du sein même de ses souvenirs naquit en France une poésie qui frappa, quelque temps, par son air de nouveauté, ses promesses brillantes de talent et une sorte d’audace. De jeunes esprits, nourris du Génie du Christianisme, tournés par leur nature et leur éducation aux sentiments religieux et aux croyances mystiques, avaient pensé, à la vue de tant d’événements mémorables, que les temps marqués étaient accomplis et que l’avenir allait enfin se dérouler selon leurs vœux. Tout amoureux qu’ils étaient cependant des âges chevaleresques et monarchiques, des légendes et des prouesses, le spectacle de nos exploits et de nos désastres récents, les grandes révolutions contemporaines, surtout la merveilleuse destinée de Napoléon et sa double chute, les avaient fortement remués : champions du vieux temps, et remplis d’affections modernes, ils étaient novateurs, même en évoquant le passé. On le vit bien dans leurs essais littéraires. Autour de deux ou trois idées fondamentales, s’organisa chez eux un système complet de poésie, formé du platonisme en amour, du christianisme en mythologie, et du royalisme en politique. L’intention politique leur semblait, en général, une partie essentielle de toute composition littéraire, et il fallait bien qu’il en fût ainsi, puisque, selon M. Hugo, l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses. Au milieu d’une société étrangère par ses goûts et ses besoins à ces sortes de théories, une vive sympathie dut bientôt réunir et liguer ensemble les jeunes réformateurs : aussi ne manquèrent-ils pas de s’agréger étroitement, et de se constituer envers et contre tous missionnaires et chevaliers de la doctrine commune. Voici ce qu’écrivait, dans la Muse française, M. Soumet, sur le ton solennel d’un prône ou d’un ordre du jour : « Les lettres sont aujourd’hui comme la politique et la religion ; elles ont leur profession de foi, et c’est en ne méconnaissant plus l’obligation qui leur est imposée que nos écrivains pourront se réunir, comme les prêtres d’un même culte, autour des autels de la vérité ; ils auront aussi leur sainte alliance ; ils n’useront pas à s’attaquer mutuellement des forces destinées à un plus noble usage ; ils voudront que leurs ouvrages soient jugés comme des actions, avant de l’être comme des écrits ; ils ne reculeront jamais devant les conséquences, devant les dangers d’une parole courageuse, et ils se rappelleront que le dieu qui rendait les oracles du temple de Delphes, avait été représenté sortant d’un combat. » Une fois qu’on en venait à un combat dans les formes avec les idées dominantes, on était certain de ne pas vaincre. La société se fâcha de n’être pas mieux comprise par une poésie qui se proclamait celle du siècle, et à son tour elle se piqua de ne pas la comprendre. Tant soit peu injuste par représailles, elle eut ses prédilections et ses antipathies : Casimir Delavigne et surtout Béranger furent ses poètes ; et ils le méritaient bien sans doute ; mais d’autres aussi méritaient quelque estime, qui, après des succès de salon, n’obtinrent du public que peu d’attention et force plaisanteries. J’excepte ici la belle renommée de M. de Lamartine : elle n’appartient proprement à aucune école, et fut conquise, du premier coup, sur l’enthousiasme avec toute l’insouciance du génie. Il ne fallait pas moins que cette naïveté sublime de ses premières Méditations pour faire pardonner à l’auteur la teinte mystique de ses croyances, et, encore, le moment de la surprise passé, s’est-on bien tenu en garde contre un second accès de ravissement. Quant à l’école de la Muse française, elle manquait de semblables moyens de séduction. Procédant d’après des règles expresses de poétique et de politique, elle oubliait trop ce vœu d’un de ses talents les plus indépendants :

Heureux qui ne veut rien tenter !
Heureux qui ne vit que pour vivre,
Qui ne chante que pour chanter !

Elle eut bientôt ses lieux communs, ses fadeurs mythologiques, sa chaleur factice, et la plupart des défauts qu’elle reprochait à l’ancienne poésie. Le style, qui frappe et enlève le grand nombre des lecteurs, lui a surtout manqué ; et, chez elle, la pensée, souvent belle et vraie, n’a presque jamais pu se dégager de ses voiles. Au tourment du langage et à l’impuissance d’expression, on aurait dit des prêtres sur le trépied ; et, à ce sujet, l’on se rappelle peut-être encore avec quelle loyauté, assurément bien méritoire, l’auteur du Clocher de Saint-Marc a porté sentence contre lui-même dans le Mercure. De cette lutte inégale entre quelques salons et l’esprit du siècle, qu’est-il arrivé ? Le siècle, de plus en plus ennemi de tout mysticisme, a continué sa marche et ses études. Se contentant de ses deux ou trois poètes favoris, il s’est peu inquiété d’en acquérir de nouveaux ; de sa part, les encouragements, et même eu dernier lieu les critiques, ont presque entièrement cessé. La Muse française a donc fini d’exister à titre d’école, et l’Académie, comme si elle avait peur des revenants, a pris soin de la décimer. Mais après la chute de leur théorie, un rôle assez beau resterait encore aux jeunes talents qui, désabusés d’une vaine tentative, abjurant le jargon et le système, se sentiraient la force d’entrer dans de meilleures voies, et de faire de la poésie avec leur âme. Cette fois, ils pourraient rencontrer la gloire et mériter la reconnaissance du public : car, il ne faut pas s’y tromper, malgré ses goûts positifs et ses dédains apparents, le public a besoin et surtout avant peu de temps aura besoin de poésie ; rassasié de réalités historiques, il reviendra à l’idéal avec passion ; las de ses excursions éternelles à travers tous les siècles et tous les pays, il aimera à se reposer, quelques instants du moins, pour reprendre haleine, dans la région aujourd’hui délaissée des rêves, et à s’asseoir en voyageur aux fêtes où le conviera l’imagination. Eh ! comment, par exemple, resterait-il insensible à ces chants délicieux et purs, récemment échappés à une épouse, à une mère, à une amie de la France ? Disons-le pourtant, si l’on voulait absolument rapporter les poésies de madame Tastu à une école, et rattacher son écharpe à quelque bannière, ce n’est qu’à la Muse française qu’on en pourrait faire honneur. Madame Tastu, par un délicat hommage d’amitié, s’avoue l’élève de madame Dufresnoy ; mais qu’il y a loin de ses pieux et tendres accents à des élégies qui ne sont le plus souvent que de pâles et sèches imitations de Parny ! A chaque instant, ses affections mélancoliques et chrétiennes nous la montrent en harmonie avec ces modestes poètes qui ont pris pour devise le mot d’André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Elle-même se plaît à le reconnaître, en leur empruntant fréquemment ses épigraphes ; seulement, chez elle, tout vestige de système a disparu, et rien ne lui échappe qui n’ait passé par son cœur.

De tous ceux qui formaient la tribu sainte et militante à ses beaux jours d’ardeur et d’espérance, le plus indépendant, le plus inspiré, et aussi le plus jeune, était M. Victor Hugo. Dans le cercle, malheureusement trop étroit, où il se produisit, l’apparition de ses premières poésies fut saluée comme l’un de ces phénomènes littéraires dont les muses seules ont le secret . Il avait à peine atteint dix-sept ans lorsqu’il envoya son ode sur le rétablissement de la statue de Henri IV au concours des jeux floraux : l’églantine lui fut décernée, à la seule lecture, au milieu des applaudissements et des larmes d’admiration. M. Hugo devait cette étonnante précocité et à la trempe de son âme et aux circonstances de ses plus tendres années. Né dans les camps, élevé au milieu de nos guerriers, il avait de bonne heure parcouru l’Europe à la suite de nos drapeaux ; son jeune cœur était déjà oppressé d’une foule d’ineffables sentiments, à l’âge ordinaire des jeux et de l’insouciance. Il nous a lui-même retracé fidèlement cette turbulence croissante de ses premières pensées à la vue de tant de grands spectacles. C’étaient des élans belliqueux, des accès de ferveur sainte : M. de Chateaubriand lui prédisait la gloire.

Le premier volume d’odes parut, et M. Hugo s’y montrait déjà tout entier. La partie politique y domine : ce sont des pièces sur la Vendée, sur Quiberon, sur l’assassinat du duc de Berri. A chaque page une haine violente contre la Révolution, une adoration exaltée des souvenirs monarchiques, une conviction délirante, plus avide encore de la palme de martyr que du laurier de poète, et, pour peindre ces sentiments de feu, un style de feu, étincelant d’images, bondissant d’harmonie ; du mauvais goût, à force de grandiose et de rudesse, mais jamais par mesquinerie ni calcul. Tel se révéla M. Hugo dans ses premières odes politiques : et, s’il n’y avait pas là de quoi faire un chantre populaire, si le siècle ne se pouvait prendre d’amour pour qui lui lançait des anathèmes, et si, en un mot, le Lamennais de la poésie ne devait pas prétendre à devenir le Béranger de la France, peut-être au moins il avait dans sa franchise et son talent des titres à l’impartialité et à la justice. Mais il s’était présenté l’injure à la bouche, et ne fut pas écouté ; sa voix se perdit dans le chant des Messéniennes, que redisait en chœur la jeunesse. Une autre cause nuisit au succès ; à côté des odes de circonstance se trouvaient dans le premier recueil des pièces telles que la Chauve-Souris et le Cauchemar, qui trahissaient chez M. Hugo je ne sais quel travers d’imagination contre lequel le goût français se soulève. Oubliant que certaines images difformes, pour être tolérables en poésie, doivent y rester enveloppées du même vague dans lequel elles glissent sur notre âme, il s’est mis, de gaieté de cœur, et avec toutes les ressources du genre descriptif, à analyser les songes d’un cerveau malade ; et il a traîné la chauve-souris au grand jour pour mieux en détailler la laideur. Il n’y aurait là qu’une orgie d’imagination jusqu’à un certain point excusable, si M. Hugo n’y revenait souvent. Mais dans son roman de Han d’Islande, remarquable à tant d’autres égards, il a passé toutes les bornes ; et son brigand est doué, grâce à lui, avec un luxe et une prédilection qu’on ne sait comment qualifier. Il en est résulté des impressions fâcheuses contre l’auteur ; le ridicule s’est tourné de ce côté pour se venger d’un poète trop dédaigneux de la faveur populaire ; et, laissant les nobles parties dans l’ombre, on a fait de son talent, aux yeux de bien des gens, une sorte de monstre hideux et grotesque, assez semblable à l’un des nains de ses romans. Mais ce n’est là qu’une ignoble et injuste parodie. Quand M. Hugo ne s’élève pas jusqu’aux hauteurs de l’ode, il se délasse souvent dans les rêveries les plus suaves, dont nul souffle étranger n’altère la fraîcheur : il se plaira, par exemple, à montrer à son amie le nuage doré qui traverse le ciel, à le suivre de la pensée, à y lire ses destinées de gloire ou d’amour, puis tout à coup à le voir s’évanouir en brouillard ou éclater en tonnerre. Son style alors s’amollira par degrés, et l’harmonie, dans les instants de repos, ne sera plus qu’un murmure.

Lorsqu’il publia son second volume d’odes, M. Hugo n’avait que vingt-deux ans. Y avait-il progrès dans ce nouvel essai de son talent ? Nous le croyons ; ou du moins, quoi qu’on ait dit, ce second recueil n’était en rien inférieur au premier. La fougue du poète y est plus fréquemment tempérée par la grâce ; on peut citer le Sylphe, bien plus aimable que le Cauchemar, et la Grand mère, qui appelle un piquant contraste avec son homonyme dans Béranger. Pourtant un défaut commun dépare ces jolies pièces : c’est l’abus d’analyse et de description. Ces petits enfants à genoux, qui prient Dieu pour leur aïeule, donnent des coups de pinceau à la Delille :

… par degrés s’affaisse la lumière,
L’ombre joyeuse danse autour du noir foyer.

Ce sylphe transi, qui frappe aux vitres de la châtelaine, s’anatomise lui-même avec une complaisance par trop mignarde. L’auteur n’échappe jamais à ce défaut ; déjà dans la belle ode où il fait parler Louis XVII, il s’était mis à chaque instant à la place de son personnage. L’un de ses romans surtout présente d’un bout à l’autre cette inadvertance à un incroyable degré. Bug-Jargal, en effet, n’est qu’un récit fait au bivouac par un jeune capitaine ; or, ce récit est rempli de dialogues à la Walter Scott, dont le capitaine fait fort patiemment les frais ; on y trouve même de longues pièces officielles, mais elles ont tellement frappé le capitaine qu’il assure les avoir retenues mot pour mot. Lorsque M. Hugo parle en son nom dans ses poésies, qu’il ne cherche plus à déguiser ses accents, mais qu’il les tire du profond de son âme, il réussit bien autrement. Qu’on imagine à plaisir tout ce qu’il y a de plus pur dans l’amour, de plus chaste dans l’hymen, de plus sacré dans l’union des âmes sous l’œil de Dieu ; qu’on rêve, en un mot, la volupté ravie au ciel sur l’aile de la prière, et l’on n’aura rien imaginé que ne réalise et n’efface encore M. Hugo dans les pièces délicieuses intitulées Encore à toi et Son nom ; les citer seulement, c’est presque en ternir déjà la pudique délicatesse. Un sentiment bien touchant qui respire dans ce même volume est celui de la tristesse et de la défaillance du poète à la vue des amertumes qu’il a rencontrées sur le chemin de la gloire. On comprend que le premier accueil l’a blessé au cœur, et qu’il avait mieux espéré de la vie. Il ne lance plus ses vers qu’avec défiance et comme par devoir. Lorsqu’il est las de chanter aux hommes, c’est au sein de Dieu qu’il va se reposer des fatigues et des dégoûts du message :

Je vous rapporte, ô Dieu, le rameau d’espérance ;
Voici le divin glaive et la céleste lance :
J’ai mal atteint le but où j’étais envoyé.
Souvent, des vents jaloux jouet involontaire,
L’aiglon suspend son vol à peine déployé ;
Souvent d’un trait de feu, cherchant en vain la terre,
L’éclair remonte au ciel, sans avoir foudroyé.

Mais M. Hugo allait relever pour la troisième fois le glaive et la lance : comment, dans cette autre récidive, a-t-il réussi ?