AUGUSTE BARBIER, Il Pianto, poëme, 2e édition
Ce poëme, dont la Revue des Deux Mondes a publié la première édition, et qui ne va pas à moins de douze cents vers, a été conçu par l’auteur des Iambes, durant un voyage qu’il a fait récemment en Italie. C’est l’Italie tout entière, sa tristesse de servitude et de tombeau, l’imagnificence de ses peintures aux murailles des palais et des temples que rien autre de grand ne remplit, sa foi en ruine, ses mains aux fers, sa noble mamelle que l’oisiveté flétrit ou que souille l’étranger, — c’est tout ce spectacle, amèrement beau, qui a inspiré le poëte ; de la blessure qu’une telle vue lui a causée sont nés à l’instant et, pour ainsi dire, ont ruisselé ses vers. On n’avait rien rapporté jusqu’à ce jour, en notre poésie, d’aussi abondamment naïf et fidèle de cette contrée tant parcourue. M. de Lamartine, dans de fort belles méditations et dans sou dernier chant de Childe-Harold, avait point à merveille les grands traits des horizons et des paysages, l’idéal en quelque sorte élyséen de ce ciel, de cette mer de Naples, de cette éternelle enchanteresse au sein de laquelle l’auteur des Martyrs nous avait déjà introduits un moment avec saint Augustin, Jérôme et Eudore ; mais dans ces harmonieux tableaux de M. de Lamartine, les hommes avec leurs variétés et leurs contrastes, les monuments avec leurs caractères, n’étaient pas touchés : la nature envahissait tout, et encore la nature dans sa plus vague plénitude, sans contours arrêtés, sans détails curieux et distincts, telle en un mot qu’elle se réfléchit dans un cœur que remplit l’amour ; ce n’étaient que chauds soleils, aubes blanchissantes, comme dans Claude Lorrain, firmaments étoilés, murmures, vapeurs et ombrages. Le poëme de M. de Lamartine nous rendait la pure lumière du ciel d’Italie ; mais les autres points plus solides de la réalité, tout ce qui était marbre, figures peintes ou hommes vivants, nous ne l’avions pas. M. Casimir Delavigne, dans ses secondes Messèniennes, entreprises de propos délibéré, avait marqué plus d’effort et d’estimable étude que de facilité féconde. Un autre poëte moins connu, mais digne pourtant de souvenir, M. Jules Lefèvre, le même qui a combattu naguère sous Varsovie, dans un poëme intitulé le Clocher de Saint-Marc, publié il y a environ sept ans, avait essayé une peinture sincère, expressive, mais que trop de labeur avait trahie et que les souvenirs récents de Byron avaient surchargée ; les personnes, enfin, qui épient attentivement le progrès de la chose poétique, savaient que M. Antony Deschamps avait composé sur Rome et Naples plusieurs pièces de vers intitulées Italiennes, dont on vantait le ton grandiose, naturel, même un peu cru : mais ces morceaux ne sont pas encore maintenant publiés.
On voit donc que ce n’était pas chez nous une matière banale, un sujet usé à traiter que l’Italie. M. Barbier l’a embrassé dans son entier. Son poëme se divise en quatre masses principales ou chants : 1° le Campo Santo à Pise ; c’est le vieil art toscan catholique au Moyen-Age que l’auteur y ranime dans la personne et dans l’œuvre du peintre Orcagna, contemporain de Dante ; 2° le Campo Vaccino, ou le Forum romain ; solitude, dévastation, mort ; la majesté écrasante des ruines encadrant la misère et l’ignominie d’aujourd’hui ; 3° Chiaia, la plage de Naples où pêchait Masaniello : c’est un mâle dialogue entre un pêcheur sans nom, qui sera Masaniello si l’on veut, et Salvator Rosa ; les espérances de liberté n’ont jamais parlé un plus poétique langage ; 4° Bianca, ou Venise, c’est-à-dire cette divine volupté italienne que l’étranger du nord achète et profane comme une esclave. — Telle est la distribution générale du poëme, à laquelle il faut joindre, pour en avoir l’idée complète, un prologue et un épilogue, puis, dans l’intervalle de chaque chant, un triple sonnet sur les grands statuaires, peintres et compositeurs, Michel-Ange, Raphaël, Cimarosa, etc. ; l’ordonnance en un mot ne ressemble pas mal à un palais composé de quatre masses ou carrés (les quatre chants), avec un moindre pavillon à l’extrémité de chaque aile (prologue et épilogue), et avec trois statues (les sonnets) dans chaque intervalle des carrés, en tout neuf statues. Cette manière de traduire en architecture le plan du poëte, toute singulière qu’elle peut paraître, le fait mieux comprendre que ne le pourrait une plus longue analyse.
L’ancien art catholique, et l’art plus varié des écoles qui se succèdent ; la religion, aujourd’hui sans vie, réduite à des formes encore augustes dans leur inanité ; l’arène de l’antique politique foulée çà et là par quelque vieux prélat, quelque moine sale, par des pâtres velus ou des mendiants en guenilles ; la liberté qui peut toutefois sortir jusque des filets du pêcheur napolitain ; ce que retrouverait alors d’enchantement et de génie cette belle captive ressuscitée : voilà donc les idées vraiment grandes qui ont tour à tour passé de l’âme du poëte dans ses chants. Nous recommandons plus particulièrement à ceux que la pensée politique préoccupe, et qui aiment à voir le talent des artistes s’en faire l’auxiliaire et l’organe, cette troisième partie où sous le nom de Salvator, le génie mécontent, sinistre et découragé, est repris, remontré par l’homme du peuple en ces termes magnanimes :
Du peuple il faut toujours, poëte, qu’on espère,Car le peuple, après tout, c’est de la bonne terre,La terre de haut prix, la terre de labour ;C’est ce sillon doré qui fume au point du jour,Et qui, empli do séve et fort de toute chose,Enfante incessamment et jamais ne repose.C’est lui qui pousse aux cieux les chênes les plus hauts ;C’est lui qui fait toujours les hommes les plus beaux.Sous le fer et le soc, il rend, outre mesure,Des moissons de bienfaits pour le mal qu’il endure.On a beau le couvrir de fange et de fumier,Il change en épis d’or tout élément grossier.Il prête à qui l’embrasse une force immortelle ;De tout haut monument c’est la base éternelle ;C’est le genou de Dieu, c’est le divin appui ;Aussi malheur ! malheur ! à qui pèse sur lui !
Il y a une profonde et consolante vérité à nous présenter ainsi le peuple comme certain de lui-même, sentant sa vigueur croissante et son avénement prochain ; à lui faire donner une sévère leçon au poëte qui trop souvent en nos jours, lui qui devrait diriger, s’égare, s’exaspère, n’entend que la voix de l’orgueil blessé, au lieu de répondre d’une lyre sympathique à l’appel fraternel des hommes, et farouche, inutile, manquant de foi au lendemain, s’enfuit comme Salvator dans les montagnes84.
L’épilogue du poëme, où l’Italie est comparée à Juliette au cercueil, à Juliette assoupie et non pas morte, prophétise la résurrection tant désirée : la plainte immense, il pianto, se termine par un cri d’espoir. Le poëte, en des vers pleins de tendresse, conjure cette belle contrée, alors qu’elle pourra renaître, de ne s’adresser jamais qu’à ses enfants :
Dans tes fils réunis cherche ton Roméo,
et il repousse d’elle avec effroi toute intervention de l’étranger, du barbare, comme il dit, dans cette délivrance sacrée :
Car ce qui n’est pas toi ni la Grèce ta mère,Ce qui ne parle pas ton langage sur terre,Et tout ce qui vit loin de ton ciel enchanteur,Tout le teste est barbare et marqué de laideur.
Les vers sont exquis et mélodieux : le sentiment d’où ils découlent ressemble à cette exclusive prédilection dont les mères jalouses environnent une fille nubile et chérie. Je pardonnerais de grand cœur au poëte de nous ranger, Gaulois ou Germains, parmi les barbares : pourtant n’y aurait-il pas eu plus de vérité à la fois et de pensée progressive ou même inspiratrice à montrer cette main noblement suppliante que l’Italie nous tend, que l’égoïsme de nos gouvernants a lassée jusqu’ici, mais que nous irons étreindre un jour d’une main de frères ? Ne l’oublions pas : si l’Italie a pour elle sa beauté, le don inné des arts et le génie impérissable de sa race, nous ne sommes pas déshérités non plus, nous avons l’action, le foyer ardent et les lumières. Dans la famille des peuples que la liberté doit bénir, le mot de barbare n’a point de sens ; il n’y a plus de laideur. Les canuts de Lyon ont-ils donc quelque chose de moins héroïque au front que la jeunesse de Modène ? Ce n’est pas à l’auteur de la Curée, au peintre de la Liberté des barricades qu’il faut rappeler cela. Plus nous irons, et plus l’art gagnera à se dépouiller de toute chimère. A côté du gracieux mensonge, que M. Barbier s’est permis dans son épilogue, il y avait une grande pensée d’alliance humaine que ce mensonge lui a dérobée. Avec plus de vérité, je le crois, il aurait pu trouver à répandre tout autant de charme.
Le style du poëme est large, abondant, et jaillit comme d’une source, en débordant quelquefois. Les défauts sont de rapidité, d’oubli, de hasard, jamais de système. La versification proprement dite n’est pas toujours assez strictement observée ; les images en foule sortent d’elles-mêmes à tous les points d’un si riche sujet, et décorent comme en se hâtant une pensée vive, continuelle, qui s’échappe au travers et que rien n’empêche. Le Pianto de M. Barbier, en un mot, porte une empreinte originale et prend sa place tout d’abord entre les plus éclatantes productions de notre poésie contemporaine.
— Je reviendrai sur Brizeux dans un des volumes suivants ; je n’aurai pas à revenir sur M. Auguste Barbier. Qu’a-t-il fait depuis l’heure où il lançait ainsi ses jets magnifiques et grandioses un peu à l’aventure ? Il s’est tu, il s’est laissé oublier ; puis, après quelque vingt ans et plus, on a vu paraître sous le nom d’Auguste Barbier, dans la Revue Française et ailleurs, de petits vers hésitants, faiblets, puérils, gentillets, florianesques et tout à fait naïfs : c’était à jurer que ce n’était ni du même poëte ni du même homme. Quelques-uns ont pu dire, en se reportant aux Iambes et en les voyant de loin debout comme une colonne de Juillet : « Ce n’est pas lui qui a fait ça ! » — L’explication de ce curieux phénomène de physiologie biographique serait à rechercher. L’originalité de M. Barbier, dans le principe, était sans doute beaucoup moins grande qu’elle n’avait paru et dû paraître à ceux qui ne suivent pas de très-près ces choses de poésie. André Chénier, pour les Iambes, lui avait fourni à la fois le rhythme et le style, la forme et le tou : ce qui ne veut pas dire que Barbier n’y eût pas apporté une grande verve et une ardeur sincère : il avait reçu en plein le coup de soleil de Juillet. Comme un fils de bourgeois poussé et jeté hors des gonds, il avait eu, on l’a dit, son heure d’héroïsme, son jour de « sublime ribote. » Cette ribote de poésie ne s’est jamais plus retrouvée depuis ce jour-là. Dans ses vers même sur l’Italie, et malgré de très-beaux passages, il se trahissait déjà beaucoup d’incertitude et d’indécision : Vigny disait à propos du Pianto : « C’est beau, mais ce n’est déjà plus lui. » Il m’est arrivé à moi-même de le comparer dès lors à un homme qui marche dans un torrent et qui en a jusqu’au menton ; il ne se noie pas, mais il n’a pas le pied sûr : il tâtonne et vacille comme un homme ivre. Musset, dans une bambochade inédite (le Songe du Reviewer,) donne aussi l’idée de Barbier comme d’un petit homme qui marche entre quatre grandes diablesses de métaphores qui le tiennent au collet et ne le lâchent pas :
Et quatre métaphoresOnt étouffé Barbier !
— Or, voilà que depuis peu, à trente-cinq ans d’intervalle, ses amis se sont avisés, un matin, de réveiller son nom comme celui d’un poëte candidat naturel à l’Académie : il a certes pour cela les titres suffisants ; c’est un général qui, au début de sa carrière, a remporté une victoire : comme Jourdan devenu bonhomme en vieillissant, il a eu sa journée de Fleurus. Ce qu’il y a de piquant, c’est que la plupart des académiciens, quand on leur parla d’Auguste Barbier, ne l’avaient pas lu et ne distinguaient que confusément son nom de celui de ses homonymes : l’un des quarante, et des plus au fait, M. de Montalembert, soutenait même qu’il était mort. Mais en le lisant, en s’étonnant bien un peu de cette veine énergique, à outrance, de ces rimes débraillées, toutes rutilantes d’un beau cynisme, qui sortent violemment de la gamme du classique et qui éclatent à la face du lecteur comme un honnête et vertueux engueulement, on s’est aperçu pourtant qu’il avait lancé à la rencontre une de ses plus rudes apostrophes et invectives au Corse à cheveux plats :
Je n’ai jamais chargé qu’un homme de ma haine,Sois maudit, ô Napoléon !
Cette seule vue a tout raccommodé ; retour et vicissitudes bizarres des opinions humaines ! il a maudit l’homme du premier Empire : tout péché lui est à l’instant remis ; toute justice est rendue au poëte : il sera nommé, il est mûr.