(1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274

Loutherbourg

Il en est de la poésie ainsi que de la peinture.

Combien on l’a dit de fois ! Mais ni celui qui l’a dit le premier, ni la multitude de ceux qui l’ont répété après lui n’ont compris toute l’étendue de cette maxime. Le poëte a sa palette comme le peintre, ses nuances, ses passages, ses tons, il a son pinceau et son faire ; il est sec, il est dur, il est cru, il est tourmenté, il est fort, il est vigoureux, il est doux, il est harmonieux et facile.

Sa langue lui offre toutes les teintes imaginables, c’est à lui à les bien choisir. Il a son clair-obscur dont la source et les règles sont au fond de son âme. Vous faites des vers, vous le croyez parce que vous avez appris de Richelet à arranger des mots et des syllabes dans un certain ordre et selon certaines conditions données, parce que vous avez acquis la facilité de terminer ces mots et ces syllabes ordonnées par des consonnances. Vous ne peignez pas, à peine savez-vous calquer ; vous n’avez pas, peut-être même êtes-vous incapable de prendre la première notion du rythme. Le poëte a dit : monte decurrens velut amnis, … etc. qui est-ce qui ose imiter Pindare ? " c’est un torrent qui roule ses eaux à grand bruit de la cime d’un rocher escarpé. Il se gonfle, il bouillone, il renverse, il franchit sa barrière, il s’étend : c’est une mer qui tombe dans un gouffre profond. " vous avez senti la beauté de l’image qui n’est rien.

C’est le rythme qui est tout ici ; c’est la magie prosodique de ce coin du tableau que vous ne sentirez peut-être jamais. Qu’est-ce donc que le rythme ? Me demandez-vous. C’est un choix particulier d’expressions, une certaine distribution de syllabes longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou aiguës, légères ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu’on a et dont on est fortement occupé, aux sensations qu’on ressent et qu’on veut exciter, aux phénomènes dont on cherche à rendre les accidens, aux passions qu’on éprouve, et au cri animal qu’elles arracheraient, à la nature, au caractère, au mouvement des actions qu’on se propose de rendre, et cet art-là n’est pas plus de convention que les effets de l’arc-en-ciel ; il ne se prend point ; il ne se communique point ; il peut seulement se perfectionner. Il est inspiré par un goût naturel, par la mobilité de l’âme, par la sensibilité, c’est l’image même de l’âme rendue par les inflexions de la voix, les nuances successives, les passages, les tons d’un discours accéléré, ralenti, éclatant, étouffé, tempéré en cent manières diverses. écoutez le défi énergique et bref de cet enfant qui provoque son camarade. écoutez ce malade qui traîne ses accents douloureux et longs. Ils ont rencontré l’un et l’autre le vrai rythme, sans y penser. Boileau le cherche et le trouve souvent ; il semble venir au devant de Racine. Sans ce mérite un poëte ne vaut presque pas la peine d’être lu ; il est sans couleur. Le rythme pratiqué de réflexion a quelque chose d’apprêté et de fastidieux. C’est une des principales différences d’Homère et de Virgile, de Virgile et de Lucain, de l’Arioste et du Tasse. Le sentiment se plie de lui-même à l’infinie variété du rythme ; la réflexion ne saurait. L’étude, le goût acquis, la réflexion saisiront fort bien la place d’un vers spondaïque, l’habitude dictera le choix d’une expression, elle séchera des pleurs, elle laissera couler les larmes ; mais frapper mes yeux et mon oreille, porter à mon imagination, par le seul prestige des sons, le fracas d’un torrent qui se précipite, ses eaux gonflées, la plaine submergée, son mouvement majestueux et sa chûte dans un gouffre profond, cela ne se peut. Entrelacer d’étude des syllabes sourdes ou molles, entre des syllabes fortes, éclatantes ou dures, suspendre, accélérer, heurter, briser, renverser, cela ne se peut. C’est nature et nature seule qui dicte la véritable harmonie d’une période entière, d’un certain nombre de vers.

C’est elle qui fait dire à Quinault : au temps heureux où l’on sait plaire, … etc.

C’est elle qui fait dire à Voltaire : le moissonneur ardent, qui court avant l’aurore… etc.

Que reste-t-il de ces deux morceaux divins, si vous en ôtez l’harmonie ? Rien. C’est elle encore qui fait dire à Chaulieu : tel qu’un rocher, … etc.

Il faut voir le tourment, l’inquiétude, le chagrin, le travail du poëte lorsque cette harmonie se refuse.

Ici, c’est une syllabe de trop, là c’est une syllabe de moins, l’accent tombe quand il doit être soutenu, il se soutient quand il doit tomber ; la voix éclate où la chose la veut sourde, elle est sourde où la chose la veut éclatante ; les sons glissent où le sens doit les faire onduler, bouillonner. J’en appelle au petit nombre de ceux qui ont éprouvé ce supplice. Toutefois sans la facilité de trouver ce chant, cette espèce de musique, on n’écrit ni en vers ni en prose : je doute même qu’on parle bien ; sans l’habitude de la sentir ou de la rendre, on ne sait pas lire ; et qui est-ce qui sait lire ? Partout où cette musique se fait entendre, elle est d’un charme si puissant qu’elle entraîne et le musicien qui compose, au sacrifice du terme propre, et l’homme sensible qui écoute, à l’oubli de ce sacrifice.

C’est elle qui prête aux écrits une grâce toujours nouvelle. On retient une pensée, on ne retient point l’enchaînement des inflexions fugitives et délicates de l’harmonie ; ce n’est pas à l’oreille seulement, c’est à l’âme d’où elle est émanée que la véritable harmonie s’adresse. Ne dites pas d’un poëte sec, dur et barbare, qu’il n’a point d’oreille, dites qu’il n’a pas assez d’âme. C’est de ce côté que les langues anciennes avaient un avantage infini sur les langues modernes ; c’était un instrument à mille cordes, sous les doigts du génie, et ces anciens savaient bien ce qu’ils disaient, lorsqu’au grand scandale de nos froids penseurs du jour, ils assuraient que l’homme vraiment éloquent s’occupait moins de la propriété rigoureuse que du lieu de l’expression.

Ah ! Mon ami, quels soins il faudrait donner encore à ces quatre pages, si elles devaient être imprimées et que je voulusse y mettre l’harmonie dont elles sont susceptibles ! Ce ne sont pas les idées qui me coûtent c’est le ton qui leur convient. En littérature comme en peinture ce n’est pas une petite affaire que de savoir conserver son esquisse.

Cela est bien pour ce que cela est, et parlons de Loutherbourg. On peut réduire les compositions qu’il a exposées sous quatre classes : des batailles, des marines et des tempêtes, des paysages, et des dessins.

Batailles. une bataille. à droite, tout à fait dans la demi-teinte, c’est un château couvert de fumée ; on n’en aperçoit que le haut qu’on escalade, et d’où les assiégeans sont précipités dans un fossé où on les voit tomber pêle-mêle. En allant de ce fossé vers la gauche, le terrain s’élève et l’on voit à terre des drapeaux, des tymballes, des armes brisées, des cadavres, une mêlée de combattans formant une grande masse où l’on discerne un cavalier blanc à demi-renversé, mort et tombant en arrière vers la croupe de son cheval ; plus sur le fond, de profil, un cavalier brun dont le cheval se cabre et qui meurt. à la fumée, et à la lueur forte et rougeâtre qui colore cette fumée, on reconnaît l’effet d’un coup de canon. Sur les deux ailes et sur le fond, ce sont des combats particuliers, des actions moins ramassées, plus éteintes, et fesant valoir la masse principale. Dans cette masse, le cavalier blanc est vu par la croupe de son cheval.

Sur le devant, vers le centre du combat, morts, mourants, hommes blessés et diversement étendus sur la terre. Je passe sur beaucoup d’autres incidens.

Voilà un genre de peinture où il n’y a proprement ni unité de temps, ni unité d’action, ni unité de lieu. C’est un spectacle d’incidens divers qui n’impliquent aucune contradiction ; l’artiste est donc obligé d’y montrer d’autant plus de poésie, de verve, d’invention, de génie qu’il est moins gêné par les règles. Il faut que je voie partout la variété, la fougue, le tumulte extrême ; il ne peut y avoir d’autre intérêt. Il faut que l’effroi et la commisération s’élancent à moi de tous les points de la toile. Si l’on ne s’en tenait point à des actions communes, (et j’appelle actions communes toutes celles où un homme en menace ou en tue un autre) mais qu’on imaginât quelque trait de générosité, quelque sacrifice de la vie à la conservation d’un autre, on élèverait mon âme, on la serrerait, peut-être même m’arracherait-on des larmes. J’aime mieux une bataille tirée de l’histoire qu’une bataille d’imagination ; il y a dans la première des personnages principaux que je connais et que je cherche.

Le genre de bataille est celui de l’expression.

Celle-ci est belle, très-belle ; elle est fortement coloriée ; il y a une grande intelligence de presque toutes les parties de l’art, ce nuage rougeâtre qui occupe la partie supérieure du fond est bien vrai. Avec tout cela, il y a une ordonnance de routine qui marque une stérilité presque incurable, et puis une uniformité d’incidens ou qui n’intéressent point ou qui intéressent également.

J’aimerais bien mieux remarquer au milieu de ce fracas un général tranquille, oubliant le danger qui l’environne de toutes parts, pour assurer la gloire d’une grande journée, ayant l’œil à tout, la tête fière, et donnant ses ordres sur un champ de bataille comme dans son palais. J’aimerais bien mieux voir quelques-uns de ses principaux officiers occupés à lui former de leurs corps un bouclier. Je n’entends pas par une bataille une escarmouche de pandours ou de hussards ; j’en ai une plus grande idée. combat sur terre. du même.

Au centre, c’est une masse de combattans de la plus grande force, du plus grand effet. On y discerne, on est frappé par un cavalier vu par le dos et par la croupe de son cheval blanc et vigoureux ; il porte un étendart qu’un fantassin, qui est à sa gauche, cherche à lui enlever avec la vie ; mais ce cavalier a saisi la garde de l’épée du fantassin, et va lui plonger la sienne dans la gorge. L’étendart élevé et déployé fait un Bel effet, il marque un plan.

Cependant le cavalier court un autre danger non moins imminent : à droite, un autre fantassin s’est emparé de la bride de son cheval, mais l’animal furieux lui tient le bras entre ses dents et lui arrache des cris. Sous ses pieds, des chevaux ; autour de ces combattans, des morts, des mourans. De droite et de gauche, des mêlées séparées, des corps particuliers de troupes engagés, s’éteignant, s’étendant sur le fond, perdant insensiblement de la grandeur et de la lumière, s’isolant de la masse principale, et la chassant en devant.

Il y a, comme on voit, deux manières d’ordonner une bataille, ou en pyramidant par le centre de l’action ou de la toile auquel correspond le sommet de la pyramide, et d’où les branches ou différens plans de cette pyramide vont en s’étendant sur le fond à mesure qu’ils s’enfoncent dans le tableau, magie qui ne suppose qu’une intelligence commune de la perspective et de la distribution des ombres et des lumières ; ou en embrassant un grand espace, en regardant toute l’étendue de sa toile comme un vaste champ de bataille, ménageant sur ce champ des inégalités, y répandant les différents incidens, les actions diverses, les masses, les groupes liés par une longue ligne qui serpente, ainsi qu’on le voit dans les compositions de Le Brun. Je préfère cette manière ; elle demande plus de fécondité, elle fournit plus au génie, tout se déploie et se fait valoir, c’est un instant d’une action générale, c’est un poëme, les trois unités y sont ; au lieu qu’à la manière de Loutherbourg, deux ou trois objets principaux, un ou deux énormes chevaux couvrent le reste. Il semble qu’il n’y ait qu’un incident, un point remarquable ; c’est le sommet de la pyramide auquel on a tout sacrifié pour le faire saillir. combat de mer. du même.

L’ordonnance de ce combat de mer différera de peu de l’ordonnance du combat de terre ; tant ce technique ou la manière de pyramider du centre de la toile vers le fond est bornée. à droite, dans la demi-teinte, ainsi qu’à l’un des deux combats précédens, vaisseau et combattants dont les armes à feu sont dirigées vers un autre bâtiment qui fait le sommet de la pyramide et la masse principale. Autour de ce dernier bâtiment foule d’hommes tombant ou précipités dans les eaux.

Sur la droite, un de ces précipités isolé, et cherchant à se raccrocher au bâtiment. à gauche, sur le fond, et fesant l’effet des petites actions ou mêlées ou latérales aux deux combats de terre, autres vaisseaux couverts de combattans, éloignés, éteints, et chassant en devant le bâtiment du milieu.

J’aurais deviné d’avance cette distribution ; on a changé d’élément, mais c’est la même routine.

D’ailleurs celui-ci est moins beau. Comme on y a plus encore affecté la vigueur, il y a plus de papillotage ; l’action se passe au milieu des flots agités et écumeux.

Marines et tempêtes. marée montante et autres. du même.

La marée montante, les animaux qu’on passe dans une barque et qui descendent des montagnes ; le paysage avec des animaux, appartenans à un homme de mérite, mais un peu singulier, je ne suis point étonné qu’ils n’aient pas été exposés. Cet honnête homme, honnête, et très-honnête, fait peu de cas du genre humain, et vit beaucoup pour lui ; il est receveur général des finances, il s’appelle Randon De Boisset. Vous ne verrez pas ses tableaux, mais vous saurez une de ses actions qui ne vous déplaira pas. Au bout de cinq à six mois de son installation dans la place de fermier général, lorsqu’il vit l’énorme masse d’argent qui lui revenait, il témoigna le peu de rapport qu’il y avait entre son mince travail et une aussi prodigieuse récompense ; il regarda cette richesse si subitement acquise comme un vol, et s’en expliqua sur ce ton à ses confrères, qui en haussèrent les épaules, ce qui ne l’empêcha pas de renoncer à sa place. Il est très-instruit, il aime les sciences, les lettres et les arts. Il a un très beau cabinet de peinture, des statues, des vases, des porcelaines et des livres. Sa bibliothèque est double : l’une, des plus belles éditions qu’il respecte au point de ne les jamais ouvrir, il lui suffit de les avoir et de les montrer ; l’autre, d’éditions communes qu’il lit, qu’il prête et qu’on fatigue tant qu’on veut. On sait ces bizarreries, mais on les pardonne à la probité, au bon goût et au vrai mérite. Je l’ai connu jeune ; et il n’a pas tenu à lui que je ne devinsse opulent. une marine. du même.

On voit à droite, un grand pan de murailles ruinées au-dessus duquel, tout à fait de ce côté, une espèce de fabrique voûtée ; au pied de cette fabrique, des masses de roches. Plus vers la gauche, au-dessus du même mur, et un peu dans l’enfoncement, une assez haute portion de tour gothique avec l’éperon qui la soutient. Sur le devant, vers le sommet de la fabrique, un passage étroit avec une balustrade, conduisant de cette fabrique ruinée à une espèce de phare ; ce passage est construit sur le ceintre d’une arcade d’où l’on descend à la mer par un long escalier. Au pied du phare, sur le même plan, vers la gauche, un vaisseau penché à la côté comme pour être radoubé et calfaté. Plus vers la gauche, un autre vaisseau. Tout l’espace compris entre la fabrique de la droite et l’autre côté de la toile est mer, seulement sur le devant vers la gauche il y a une langue de terre où des matelots boivent, fument et se reposent.

Très-beau tableau, d’une grande vigueur. La fabrique à droite bien variée, bien imaginée, de Bel effet.

Les figures, sur la langue de terre bien dessinées et coloriées à plaisir. Si l’on voyait ce morceau seul, on ne pourrait s’empêcher de s’écrier : ô la belle chose ! Mais on le compare malheureusement avec un Vernet qui en alourdit le ciel, qui fait sortir l’embarras et le travail de la fabrique, qui accuse les eaux de fausseté, et qui rend sensible aux moins connaisseurs la différence d’une figure faite avec grâce, facilité, légèreté, esprit, mollesse, et d’une figure qui a du dessin et de la couleur, mais qui n’a que cela ; la différence d’un pinceau vigoureux, mais âpre et dur et d’une harmonie de nature ; d’un original et d’une belle imitation ; de Virgile et de Lucain. Le Loutherbourg est fait et bien fait ; le Vernet est créé. une tempête. on voit à gauche un grand rocher. Sur une longue saillie de ce rocher s’élevant à pic au-dessus des eaux, un homme agenouillé et courbé, qui tend une corde à un malheureux qui se noie. Voilà qui est bien imaginé. Sur une avance au pied du rocher, un autre homme qui tourne le dos à la mer, qui se dérobe avec les mains dont il se couvre le visage les horreurs de la tempête ; cela est bien encore.

Sur le devant, du même côté, un enfant noyé, étendu sur le rivage, et la mère qui se désole sur son enfant. Monsieur Loutherbourg, cela est mieux, mais ne vous appartient pas, vous avez pris cet incident à Vernet. Au même endroit plus vers la droite, un époux qui soutient sous les bras sa femme nue et moribonde ; ni cela non plus, Monsieur Loutherbourg, autre incident emprunté de Vernet.

Le reste est une mer orageuse, des eaux agitées et couvertes d’écume. Au-dessus des eaux un ciel obscur qui se résout en pluie.

Tableau cru, dur, sans mérite, sans effet, peint de réminiscence de plusieurs autres, plagiat. Ces eaux de Loutherbourg sont fausses ou celles de Vernet ; le ciel de Loutherbourg est solide et pesant, ou les mêmes ciels de Vernet ont trop de légèreté, de liquidité et de mouvement. Monsieur Loutherbourg, allez voir la mer ; vous êtes entre des étables, et l’on s’en apperçoit, mais vous n’avez jamais vu de tempêtes. autre tempête. à droite, roches formidables, dont les proéminences s’élancent vers la mer, et sont suspendues en voûte au-dessus de la surface des eaux. Sur ces roches, plus sur le devant, autres roches moins considérables, mais plus avancées dans la mer. Dans une espèce de détroit ou d’anse formée par ces dernières, une mer qui s’y porte avec fureur. Sur leur penchant dans la demi-teinte, homme assis soutenant par la tête une femme noyée qu’un autre, sur la pente en dessous, porte par les pieds. Sur l’extrémité d’une de ces roches ceintrées du fond, la plus isolée, la plus loin jettée sur les flots, un spectateur, les bras étendus, effrayé, stupéfait et regardant les flots en un endroit où vraisemblablement des malheureux viennent d’être brisés, submergés. Autour de ces masses escarpées, hérissées, inégales, sur le devant et dans le lointain des flots soulevés et écumeux. Vers le fond, sur la gauche, un vaisseau battu de la tempête.

Toute cette scène obscure ne reçoit du jour que d’un endroit du ciel à gauche où les nuées sont moins épaisses. Ces nuées vont en se condensant en s’obscurcissant sur toute l’étendue des eaux. Elles sont comme palpables vers la gauche.

Les eaux sont dures et crues. Pour ces nuées, Vernet aurait bien su les rendre aussi denses, sans les faire mattes, lourdes, immobiles et compactes. Si les ciels, les eaux, les nuées de Loutherbourg sont durs et crus, c’est la suite de sa vigueur affectée et de la difficulté de mettre d’accord, quand on a forcé de couleur quelques objets.

Paysages. cascades. à droite, masse de rochers, cascade entre ces rochers. Montagnes sur le fond. Vers la gauche, au-delà des eaux de la cascade, sur une terrasse assez élevée, animaux et pâtre, une vache couchée, une autre vache qui descend dans l’eau, une troisième arrêtée, sur laquelle le pâtre debout et vu par le dos a les bras appuyés. Tout à fait vers la gauche, le chien du pâtre, ensuite des arbres et du paysage.

Arbres lourds, mauvais ciel, à l’ordinaire ; pauvre paysage. Cet artiste a communément le pinceau plus chaud… mais, me direz-vous, qu’est-ce que peindre chaudement ? C’est conserver sur la toile aux objets imités la couleur des êtres de la nature dans toute sa force, dans toute sa vérité, dans tous ses accidens. Si vous exagérez, vous serez éclatant, mais dur, mais cru : si vous restez en deçà, vous serez peut-être doux, moelleux, harmonieux, mais faible. Dans l’un et l’autre cas, vous serez faux, à vous juger à la rigueur. autre paysage. du même.

J’apperçois des montagnes à ma droite ; plus sur le fond, du même côté, le clocher d’une église de village. Sur le devant, en m’avançant vers la gauche, un paysan assis sur un bout de rocher, son chien dressé sur les pattes de derrière et posé sur ses genoux ; plus bas et plus à gauche, une laitière qui donne dans une écuelle de son lait à boire au chien du berger. Quand une laitière donne de son lait à boire au chien, je ne sais ce qu’elle refuse au berger. Autour du berger, sur le devant, moutons qui se reposent et qui paissent. Plus vers la gauche, et un peu plus sur le fond, des bœufs, des vaches ; puis une mare d’eau. Tout à fait à ma gauche et sur le devant, chaumière, maisonnette, petite fabrique, derrière laquelle des arbres et des rochers qui terminent la scène champêtre dont le centre présente des montagnes dispersées dans le lointain ; montagnes qui lui donnent de l’étendue et de la profondeur.

La lumière rougeâtre dont elle est éclairée est bien du soir ; et il y a quelque finesse dans l’idée du tableau. autre paysage. du même.

Il y a un tableau de Vernet qui semble avoir été fait exprès pour être comparé à celui-ci, et apprécier le mérite des deux artistes. Je voudrais que ces rencontres fussent plus fréquentes ; quel progrès n’en ferions-nous pas dans la connaissance de la peinture ! En Italie plusieurs musiciens composent sur les mêmes paroles ; en Grèce plusieurs poëtes dramatiques traitaient le même sujet. Si l’on instituait la même lutte entre les peintres, avec quelle chaleur n’irions-nous pas au sallon ? Quelles disputes ne s’élèveraient pas entre nous ? Et chacun s’appliquant à motiver sa préférence, quelles lumières, quelle certitude de jugement n’acquererions-nous pas ? D’ailleurs croit-on que la crainte de n’être que le second n’excitât pas de l’émulation entre les artistes, et ne les portât pas à quelques efforts de plus ?

Des particuliers, jaloux de la durée de l’art parmi nous, avaient projetté une souscription, une loterie. Le prix des billets devait être employé à occuper les pinceaux de notre académie. Les tableaux auraient été exposés et appréciés. S’il y avait eu moins d’argent qu’il n’en fallait, on aurait augmenté le prix du billet. Si le fonds de la loterie avait excédé la valeur des tableaux, le surplus aurait été reversé sur la loterie suivante.

Le gain du premier lot consistait à entrer le premier dans le lieu de l’exposition, et à choisir le tableau qu’on aurait préféré. Ainsi il n’y avait d’autre juge que le gagnant ; tant pis pour lui et tant mieux pour celui qui choisissait après lui, si négligeant le jugement des artistes et du public, il s’en tenait à son goût particulier. Ce projet n’a point eu lieu, parce qu’il était embarrassé de différentes difficultés qui disparaissent en suivant la manière simple dont je l’ai conçu.

La scène montre à droite le sommet d’un vieux château ; au-dessous, des rochers. Dans ces rochers, trois arcades pratiquées ; au long de ces arcades un torrent dont les eaux resserrées par une autre masse de roches qui s’avancent encore plus sur le devant, viennent se briser, bondir, couvrir de leur écume un gros quartier de pierre brute et s’échappent ensuite en petites nappes sur les côtés de cet obstacle. Ce torrent, ces eaux, cette masse font un très-Bel effet et bien pittoresque. Au-delà de ce poétique local, les eaux se répandent et forment un étang. Au-delà des arcades, un peu plus sur le fond et vers la gauche, on découvre le sommet d’un nouveau rocher couvert d’arbustes et de plantes sauvages. Au pied de ce rocher, un voyageur conduit un cheval chargé de bagage. Il semble se proposer de grimper vers les arcades par un sentier coupé dans le roc, sur la rive du torrent. Il y a entre son cheval et lui une chèvre. Au-dessous de ce voyageur, plus sur le devant et plus sur la gauche, on rencontre une paysane montée sur une bourique ; l’ânon suit sa mère. Tout à fait sur le devant, au bord de l’étang formé des eaux du torrent, sur un plan correspondant à l’intervalle qui sépare le voyageur qui conduit son cheval de la paysane affourchée sur son ânesse, c’est un pâtre qui mène ses bestiaux à l’étang. La scène est fermée à gauche par une haute masse de roches couvertes d’arbustes, et elle reçoit sa profondeur des sommités des montagnes vaporeuses qu’on a placées au loin et qu’on découvre entre les roches de la gauche et la fabrique de la droite.

Quand Vernet ne l’emporterait pas de très-loin sur Loutherbourg par la facilité, l’effet, toutes les parties du technique, ses compositions seraient encore plus intéressantes que celles de son antagoniste. Celui-ci ne sait introduire dans ses compositions que des pâtres et des animaux ; qu’y voit-on ? Des pâtres et des animaux ; et toujours des pâtres et des animaux. L’autre y sème des personnages et des incidents de toute espèce, et ces personnages et ces incidens, quoique vrais, ne sont pas la nature commune des champs. Cependant ce Vernet, tout ingénieux, tout fécond qu’il est, reste encore bien en arrière du Poussin du côté de l’idéal. Je ne vous parlerai point de l’ Arcadie de celui-ci, ni de son inscription sublime : je vivais aussi dans la délicieuse Arcadie ; mais voici ce qu’il a montré dans un autre paysage plus sublime peut-être, et moins connu ; c’est celui-ci qui sait aussi, quand il lui plaît, vous jetter du milieu d’une scène champêtre l’épouvante et l’effroi !

La profondeur de sa toile est occupée par un paysage noble, majestueux, immense ; il n’y a que des roches et des arbres, mais ils sont imposans.

Votre œil parcourt une multitude de plans différens depuis le point le plus voisin de vous jusqu’au point de la scène le plus enfoncé. Sur un de ces plans-ci, à gauche, tout à fait au loin, sur le fond, c’est un groupe de voyageurs qui se reposent, qui s’entretiennent, les uns assis, les autres couchés ; tous dans la plus parfaite sécurité. Sur un autre plan, plus sur le devant, et occupant le centre de la toile, c’est une femme qui lave son linge dans une rivière ; elle écoute. Sur un troisième plan plus sur la gauche, et tout à fait sur le devant, c’était un homme accroupi, mais il commence à se lever et à jetter ses regards mêlés d’inquiétude et de curiosité vers la gauche et le devant de la scène ; il a entendu. Tout à fait à droite et sur le devant, c’est un homme debout, transi de terreur, et prêt à s’enfuir, il a vu. Mais qu’est-ce qui lui imprime cette terreur ? Qu’a-t-il vu ? Il a vu tout à fait sur la gauche et sur le devant, une femme étendue à terre, enlacée d’un énorme serpent qui la dévore et qui l’entraîne au fond des eaux, où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent déjà. Depuis les voyageurs tranquilles du fond jusqu’à ce dernier spectacle de terreur, quelle étendue immense et sur cette étendue, quelle suite de passions différentes jusqu’à vous qui êtes le dernier objet, le terme de la composition ! Le beau tout ! Le Bel ensemble ! C’est une seule et unique idée qui a engendré le tableau. Ce paysage, ou je me trompe fort, est le pendant de l’ Arcadie  ; et l’on peut écrire sous celui-ci (la crainte) ; et sous le précédent (la pitié).

Voilà les scènes qu’il faut savoir imaginer quand on se mêle d’être un paysagiste. C’est à l’aide de ces fictions qu’une scène champêtre devient autant et plus intéressante qu’un fait historique.

On y voit le charme de la nature avec les incidens les plus doux ou les plus terribles de la vie. Il s’agit bien de montrer ici un homme qui passe ; là un pâtre qui conduit ses bestiaux, ailleurs, un voyageur qui se repose ; en un autre endroit un pêcheur sa ligne à la main et les yeux attachés sur les eaux ! Qu’est-ce que cela signifie ? Quelle sensation cela peut-il exciter en moi ? Quel esprit, quelle poésie y a-t-il là-dedans ? Sans imagination on peut trouver ces objets à qui il ne reste plus que le mérite d’être bien ou mal placés, bien ou mal peints. C’est qu’avant de se livrer à un genre de peinture, quel qu’il soit, il faudrait avoir lu, réfléchi, pensé ; c’est qu’il faudrait s’être exercé à la peinture historique qui conduit à tout. Tous les incidens du paysage du Poussin sont liés par une idée commune, quoique isolés, distribués sur différens plans, et séparés par de grands intervalles. Les plus exposés au péril, ce sont ceux qui en sont les plus éloignés. Ils ne s’en doutent pas, ils sont tranquilles, ils sont heureux, ils s’entretiennent de leur voyage.

Hélas ! Parmi eux, il y a peut-être un époux que sa femme attend avec impatience et qu’elle ne reverra plus ; un fils unique que sa mère a perdu de vue depuis longtemps et dont elle soupire en vain le retour ; un père qui brûle du désir de rentrer dans sa famille, et le monstre terrible qui veille dans la contrée perfide dont le charme les a invités au repos, va peut-être tromper toutes ces espérances. On est tenté, à l’aspect de cette scène, de crier à cet homme qui se lève d’inquiétude : fuis ; à cette femme qui lave son linge : quittez votre linge, fuyez ; à ces voyageurs qui se reposent : que faites-vous là ? Fuyez, mes amis, fuyez… est-ce que les habitants des campagnes, au milieu des occupations qui leur sont propres, n’ont pas leurs peines, leurs plaisirs, leurs passions : l’amour, la jalousie, l’ambition ; leurs fléaux, la grêle qui détruit leurs moissons et qui les désole, l’impôt qui déménage et vend leurs ustensiles ; la corvée qui dispose de leurs bestiaux et les emmène ; l’indigence et la loi qui les conduisent dans les prisons ? N’ont-ils pas aussi nos vices et nos vertus ? Si au sublime du technique l’artiste flamand avait réuni le sublime de l’idéal, on lui élèverait des autels.

tableau d’animaux. on voit à droite un bout de roche. Sur cette roche des arbres ; au pied le pâtre assis. Il tend, en souriant, un morceau de son pain à une vache blanche qui s’avance vers lui et sous laquelle l’artiste a accroupi une autre vache rousse ; celle-ci est sur le devant et couvre les pieds de la vache blanche.

Autour de ces deux vaches, ce sont des moutons, des brebis, des béliers, des boucs, des chèvres. Il y a une échappée de campagne sur le fond. Tout à fait sur la gauche un âne s’avance de derrière une autre fabrique de roche vers des chardons parsemés autour de cette masse qui ferme la scène du côté gauche.

Beau, très-beau tableau, très-vigoureusement et très-sagement colorié. Animaux vrais, peints et éclairés largement ; les brebis, les chèvres, les boucs, les béliers et l’âne sont surprenans. Pour le pâtre et tout le côté droit du tableau, s’il paraît un peu sourd, c’est peut-être le défaut de l’exposition, l’effet de la demi-teinte qui est forte. Le ciel est un des plus mauvais, des plus lourds de l’artiste ; c’est un gros quartier de lapis-lazuli à couper avec le ciseau d’un tailleur de pierre, on peut s’asseoir là-dessus, cela est solide, jamais corps ne divisera cette épaisseur en tombant ; point d’oiseau qui n’y périsse étouffé.

Il ne se meut point, il ne fuit point ; il pèse sur ces pauvres bêtes. Vernet nous a rendus difficiles sur les ciels ; les siens sont si légers, si rares, si vaporeux, si liquides ! Si Loutherbourg en avait le secret, comme ils feraient valoir le reste de sa composition ! Les objets seraient isolés, hors de la toile, ce serait une scène réelle. Jeune artiste, étudiez donc les ciels. Vous voulez être vigoureux, j’y consens ; mais tâchez de n’être pas dur. Ici, par exemple, vous avez évité l’un de ces défauts sans tomber dans l’autre, et le vieux Berghem aurait souri à vos animaux.

Dessins. le dedans d’une étable éclairée de la lumière d’une lanterne de corne. en entrant dans cette étable par la gauche, on trouve des cruches et autres ustensiles champêtres ; puis la lanterne de corne suspendue à un chevron de la toiture ; au-dessous un chien qui dort ; plus vers la droite, dormant aussi, le pâtre le dos étendu sur de belle paille ; sous un râtelier, tout à fait à la droite, un ânon couché sur des gerbes.

Je serais transporté de celui-ci, si je n’avais pas vu le premier.

scène champêtre éclairée par la lune. du même.

Imaginez à gauche une grande arcade ; sous cette arcade, des eaux ; entre des nuages, le disque de la lune dont la lumière faible et pâle frappe la partie supérieure de la voûte ou arcade, et éclaire la scène. Au pied de la voûte sur le devant, une chèvre ; en s’avançant vers la droite, toujours sur le devant, des moutons et des vaches ; depuis l’intérieur de la voûte, sur toute la longueur du fond, une fabrique ruinée, dont le sommet est couvert d’arbustes. Sur un plan qui partage à peu près en deux la profondeur, un pâtre sur son âne.

Au-dessous, un peu plus sur la droite, un bélier et des moutons. Sur le devant, quelques masses de pierres. Des roches couvertes d’arbustes ferment la scène vers la droite.

C’est encore un très-beau dessin. L’artiste semble s’être proposé à peu près le même local et les mêmes objets à éclairer de toutes les lumières différentes qu’il s’agit de distinguer avec du blanc, du brun et du bleu ; il n’a oublié que le feu. Après de pareilles études, il ne tombera pas dans le défaut si fréquent et si peu remarqué, je ne dis pas dans les paysages, mais dans toutes les compositions, de n’employer qu’un seul corps lumineux et de peindre toutes les sortes de lumières. le dedans d’une écurie éclairée d’une lanterne de corne placée sur le devant. du même.

On voit à gauche les têtes de quelques bêtes à cornes. Sur le fond un pâtre s’en allant vers la droite avec une botte de paille sous chaque bras.

La lanterne posée à terre sur le devant l’éclaire par le dos. Plus à droite et au premier plan, un âne debout qui braille. Autour de l’animal importun, des moutons couchés. Tout à fait à droite et sur le fond, un râtelier avec du foin. Les précédens ne déparent ni celui-ci ni les suivans. le dedans d’une écurie, éclairée par une lampe. du même. à gauche, une petite séparation tout à fait dans l’ombre et sur le devant, où l’on voit un pâtre assis sur un grabat, se frottant les yeux, bâillant, s’éveillant. Au-dessus de sa tête des planches sur lesquelles des pots et autres ustensiles. Au-delà de la couche du pâtre, en dedans de l’écurie, poteau d’où partent plusieurs chevrons, à l’un desquels la lampe est suspendue. Au pied de ce poteau, paniers et ustensiles. Proche la lampe, plus sur le fond, des chevaux, vis-à-vis ces chevaux, un bouc. Sur un plan entre les chevaux et le bouc, un autre pâtre ; proche de celui-ci, un ânon ; autour de l’ânon, en allant vers la droite, quelques moutons ; au-dessus des moutons, sur le fond, vaches s’acheminant avec le reste des animaux vers une grande porte ouverte à droite à l’angle intérieur du mur latéral droit. Tout à fait de ce côté, attenant à la porte sur le devant, fabrique de bois ; au pied de cette fabrique, des sacs debout, un crible et d’autres ustensiles. autre dedans d’écurie éclairée d’une lampe. du même. à gauche, fabrique de bois. Sur une planche attachée à un poteau lampe alumée. Au pied de ce poteau, pâtre endormi, son chien à ses pieds. Puis un amas de foin, une grande vache debout ; autour de cette vache sur le devant, des moutons couchés et un ânon accroupi. — fermez les yeux, prenez de ces six dessins le premier qui vous tombera sous la main, et soyez sûr d’avoir une chose précieuse. Je ne sais si, à tout prendre, ils ne sont pas plus faits dans leur genre que les tableaux de l’artiste ; ici il n’y a rien à reprendre. autres dessins sur différents papiers. du même.

C’est un berger à droite, assis à terre, le coude appuyé sur un bout de roche, ses animaux se reposant devant lui. C’est un souffle, mais c’est le souffle de la nature et de la vérité. Beau dessin, crayon large, grands animaux, économie de travail merveilleuse.

Le livret annonce d’autres morceaux sous le même numéro 130, mais je ne me les rappelle pas. Je ne les regrette pas pour vous, la meilleure description dit si peu de chose, mais bien pour moi qui les aurais vus.

Et vous voilà tiré de Loutherbourg à qui certes on ne saurait refuser un grand talent. C’est une belle chose que son tableau d’animaux. Voyez cette vache blanche, comme elle est grasse ! Plus vous la regarderez de près, plus le faire vous en plaira, il est touché comme un ange. Le combat sur terre, le combat sur mer, la tempête, le calme, le midi, le soir, six morceaux qui appartiennent au comte De Creutz, sont tous fort beaux et d’un Bel effet. Il y a des terrasses, des roches, des arbres, des eaux imités à miracle et d’un ton de couleur très-chaud, très-piquant. Dans la bataille sur terre, son morceau de réception, le coup de canon, ou plutôt ce ciel, cette fumée teinte d’un feu rougeâtre, est bien ; le cheval blanc dessiné à ravir, belle croupe, tête pleine de vie ; l’animal et le cavalier vont tomber : le cavalier se renverse en arrière ; il a abandonné ses armes ; son cheval est sur la croupe ; les armes sont faites avec précision, et il y a là un tact tout particulier. Boucher m’arrêta par le bras, et me dit : regardez bien ce morceau ; c’est un homme que cela. L’autre cavalier sur le fond alonge le bras en laissant tomber son sabre.

Un des blessés sur le devant a une épée passée à travers les flancs et tente inutilement de l’arracher. Il est bien dessiné et son expression est forte. La touche vigoureuse des soldats morts, le brillant matte de l’acier donnent de la force au devant du tableau. La terrasse est chaudement faite, heurtée, coloriée. à l’angle droit on escalade un fort ; la teinte y est très-vaporeuse, les soldats ajustés à la manière de Salvator Rosa, mais ce n’est pas la touche fière de celui-ci. Si vous voulez bien savoir ce que c’est que papilloter en grand, arrêtez-vous un moment encore devant le combat de mer, et vous sentirez votre œil successivement attiré par différens objets séparément très-lumineux, sans avoir le temps de s’arrêter, de se reposer sur aucun. Les combattans n’y manquent pas d’action ; ce sont des turcs d’un côté, de l’autre des soldats cuirassés. Ce tableau est plus soigné et moins beau. à la tempête, le local est trop noir, les vagues lourdes, la pluie semblable à une trame de toile, à un réseau à prendre des bécasses ; il est monotone, point de clair, pas la moindre lueur ; les figures très-bien pensées, très-maussadement coloriées. Le calme est roussâtre et sec. à cet instant, les objets sont comme abreuvés de lumière, effet très-difficile à rendre. On n’obtient de grandes lumières que par l’opposition des ombres, et à midi tout est brillant, tout est clair, à peine y-a-t-il de l’ombre dans la campagne, elle y est comme détruite par la vigueur des reflets, il n’en reste qu’au fond des antres, dans les cavernes où l’obscurité est redoublée par l’éclat général, faible à la lisière des forêts, il faut s’y enfoncer pour l’y trouver forte. Le soir est peint chaudement. On voit que la terre est encore brûlante. Les arbres ne sont pas mal feuillés, Loutherbourg en tout touche fortement et spirituellement.

Revenez sur le tableau d’animaux. Regardez le cheval chargé de bagage et son conducteur, et dites-moi s’il était possible de faire cet animal avec plus de finesse, et ce bagage avec plus de ragoût.

Au morceau où la laitière donne de son lait au chien du berger, le chien est de bonne couleur, les figures sont bien dessinées, et la dégradation de la lumière prolonge du centre du tableau à une distance infinie, la campagne et le lointain. J’ajouterai de ses dessins qu’il était impossible d’y montrer plus d’esprit et plus d’intelligence. C’eût été bien dommage qu’une canne à pomme d’or égarée dans sa maison eût privé l’académie d’un aussi grand artiste, cependant peu s’en est fallu. Quand on éveille la jalousie par un grand talent, il ne faut pas prêter le flanc du côté des mœurs. La furie de ce jeune peintre se jette sur tout, mais c’est dans les batailles surtout qu’elle se déploie. En lui pardonnant sa manière de pyramider, sa disposition est bien entendue, les groupes s’y multiplient sans confusion ; sa couleur est forte, les effets d’ombres et de lumières sont grands ; ses figures noblement et naturellement dessinées, leurs attitudes variées ; ses combattans bien en action, ses morts, ses mourans, ses blessés bien jettés, bien entassés sous les pieds de ses chevaux ; ses animaux vrais et animés ; ce sont des bataillons rompus, des postes emportés, un feu perçant à travers les rougeâtres tourbillons de la poussière et de la fumée ; du sang, du carnage, un spectacle terrible. à l’une de ses tempêtes sa mer est trop agitée aux parties éloignées du tableau. La chaloupe qui coule à fond, le mouvement de l’eau sont bien rendus, si ce n’est qu’il est absurde que de frêles bâtimens tentent un abordage par un gros temps ou, comme disent les marins, par une mer trop dure.

Encore une fois, Loutherbourg a un talent prodigieux ; il a beaucoup vu la nature, mais ce n’est pas chez elle, c’est en visite chez Berghem, Wouwermans et Vernet. Il a de la couleur, il peint d’une manière ragoûtante et facile ; ses effets sont piquans. Dans ses tableaux de paysages, il y a quelquefois des figures qui visent un peu à l’éventail ; j’en appelle à l’un de ses tableaux du matin ou du soir, et à cette petite femme qu’on y voit montée sur un cheval avec un petit chapeau de paille sur la tête et noué d’un ruban sous son cou. Avec cela c’est un furieux garçon et qui n’en restera pas où il en est, surtout si en s’assujettissant un peu plus à l’étude du vrai, ses compositions viennent à perdre je ne sais quoi de romanesque et de faux qu’on y sent plus aisément qu’on ne le peut dire. Son grand tableau de bataille l’a élevé au rang d’académicien ; et c’est ma foi à bon titre ; c’est le plus beau, celui qui caractérise le mieux un grand maître. Des dix-huit morceaux qu’il a exposés, il n’y en a pas un où l’on ne découvre des beautés. Ce qui lui manque peut s’acquérir, on n’acquiert point ce qu’il a. Qu’il aille, qu’il regarde et qu’il fasse provision de phénomènes. Si ces dessins sur papier blanc au crayon rouge ont moins d’effet que ceux sur papier bleu, cela tient certainement à la couleur du papier et du crayon ; un dessin sur papier blanc et à la sanguine est nécessairement plus égal de ton, de touche et d’effet ; mais en général ils sont d’un prix inestimable. Mon ami, y avez-vous bien pris garde ?

Avez-vous observé combien ils sont fins et spirituels ? Quel effet ! Quelle touche ! Quel ragoût ! Quelle vérité ! Ah ! Les beaux dessins !

Berghem ne les désavouerait pas.

Au reste, n’oubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien ; mes descriptions, parce qu’il n’y a aucune mémoire sous le ciel qui puisse emporter fidellement autant de compositions diverses ; mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même amateur. Je vous dis seulement ce que je pense et je vous le dis avec toute ma franchise. S’il m’arrive d’un moment à l’autre de me contredire, c’est que d’un moment à l’autre j’ai été diversement affecté, également impartial quand je loue et que je me dédis d’un éloge, quand je blâme et que je me dépars de ma critique. Donnez un signe d’approbation à mes remarques lorsqu’elles vous paraîtront solides, et laissez les autres pour ce qu’elles sont. Chacun a sa manière de voir, de penser, de sentir ; je ne priserai la mienne que quand elle se trouvera conforme à la vôtre, et cela bien dit une fois, je continue mon chemin sans me soucier du reste, après avoir murmuré tout bas à l’oreille de l’ami Loutherbourg : votre femme est jolie ; on le lui disait avant qu’elle vous appartînt, qu’on continue à le lui dire depuis qu’elle est à vous, à la bonne heure, si cela vous convient autant qu’à elle ; mais faites en sorte qu’on puisse oublier sans conséquence sur son lit ou le vôtre, son chapeau, son épée ou sa canne à pomme d’or. Madame Vassé et tant d’autres moitiés d’artistes que je nommerais bien ont aussi des lits, mais on y retrouve tout ce qu’on y oublie.