Section 3, que l’impulsion du génie détermine à être peintre ou poëte, ceux qui l’ont apporté en naissant
En effet, il n’y a pas un grand mérite à mettre la plume à la main d’un jeune poëte, le premier venu, son génie seul la lui auroit fait prendre. Le génie ne se borne pas à une simple sollicitation, pour obliger celui qui l’a reçû à se produire. Le génie ne se rebute point, parce que ses premieres impulsions n’auroient pas eu d’effet : il presse avec perseverance, et il sçait enfin se faire jour à travers l’inapplication et la dissipation de la jeunesse.
Des emplois, ou trop élevez ou trop bas, une éducation qui semble éloigner l’homme de génie de s’appliquer aux choses pour lesquelles il est né, rien ne sçauroit l’empêcher de montrer du moins qu’elle étoit sa destinée, quand même il ne la remplit pas. Ce qu’on lui propose pour être l’objet de son application, ne sçauroit le fixer, si cet objet n’est pas celui que la nature veut qu’il suive. Il ne s’en laisse jamais écarter pour long-temps, et il y révient toûjours malgré les autres, et quelquefois malgré lui-même. De toutes les impulsions, celle de la nature, dont il tient son penchant, est la plus forte.
Tout devient palettes et pinceaux entre les mains d’un enfant doüé du génie de la peinture. Il se fait connoître aux autres pour ce qu’il est, quand lui-même il ne le sçait pas encore.
Les analistes de la peinture rapportent une infinité de faits qui confirment ce que j’avance. La plûpart des grands peintres ne sont pas nez dans les atteliers.
Très-peu sont des fils de peintre, qui, suivant l’usage ordinaire, auroient été élevez dans la profession de leurs peres. Parmi les artisans illustres qui font tant d’honneur aux deux derniers siecles, le seul Raphaël, autant qu’il m’en souvient, fut le fils d’un peintre.
Le pere du Georgeon et celui du Titien, ne manierent jamais ni pinceaux ni cizeaux, Leonard De Vinci, et Paul Veronése, n’eurent point de peintres pour peres. Les parens de Michel-Ange vivoient, comme on dit, noblement, c’est-à-dire, sans exercer aucune profession lucrative. André Del Sarte étoit fils d’un tailleur, et Le Tintoret d’un tinturier.
Le pere des Caraches, n’étoit pas d’une profession où l’on manie le craïon.
Michel-Ange De Caravage étoit fils d’un masson, et Le Correge fils d’un laboureur.
Le Guide étoit fils d’un musicien, Le Dominiquin d’un cordonnier, et L’Albane d’un marchand de soïe. Lanfranc étoit un enfant trouvé, à qui son génie enseigna la peinture, à peu près comme le génie de M. Paschal lui enseigna les mathematiques. Le pere de Rubens, qui étoit dans la magistrature d’Anvers, n’avoit ni attelier ni boutique dans sa maison. Le pere de Vandick n’étoit ni peintre ni sculpteur. Du Fresnoy, dont nous avons un poëme sur la peinture, qui a mérité d’être traduit et commenté par M. de Piles, et dont nous avons aussi des tableaux au-dessus du médiocre, avoit étudié pour être medecin. Les peres des quatre meilleurs peintres françois du dernier siecle, Le Valentin, Le Sueur, Le Poussin et Le Brun, n’étoient pas des peintres. C’est le génie de ces grands hommes qui les a été chercher, pour ainsi dire, dans la maison de leurs parens, afin de les conduire sur le Parnasse. Les peintres montent sur le Parnasse, aussi-bien que les poëtes.
Tous les poëtes, dont le nom s’est rendu célebre, sont une preuve encore plus forte de ce que j’avance sur la force de l’impulsion du génie. Il n’y auroit point de poëte, si l’ascendant du génie ne déterminoit pas de certains hommes à faire leur profession de la poësie.
Jamais pere ne destina son fils à faire la profession de poëte. Il y a même quelque chose de plus : ceux qui prennent soin de l’éducation d’un enfant de seize ans, tâchent toûjours, et l’on sçait bien pourquoi, de le détourner de la poësie, dès qu’il témoigne un peu trop de goût pour les vers. Le pere d’Ovide ne s’étoit pas même borné à des remontrances pour éteindre la verve de son fils. Mais telle est la force du génie que le petit Ovide, dit-on, promettoit en vers, de ne plus faire des vers, quand on le châtioit pour en avoir fait. La premiere profession d’Horace, fut de porter les armes. Virgile étoit une espece de maquignon. Du moins voïons-nous dans sa vie que ce qui le fit connoître d’Auguste, ce furent des secrets pour guérir les chevaux, à la faveur desquels ce grand poëte s’introduisit dans l’écurie de l’empereur. Mais sans nous arrêter plus long-temps sur l’histoire ancienne, refléchissons sur la vocation des poëtes de notre temps. Ces exemples, dont ont sçait les circonstances plus distinctement, frapperont mieux que les exemples tirez des siecles passez ; et l’on croira facilement que ce qui est arrivé à nos poëtes, est arrivé aux poëtes de tous les temps.
Tous les grands poëtes françois, qui font l’honneur du siecle de Louis XIV étoient éloignez par leur naissance et par leur éducation, de faire leur profession de la poësie. Aucun d’eux n’étoit même engagé dans l’emploi d’instruire la jeunesse, ni dans les autres fonctions, qui conduisent insensiblement un homme d’esprit jusques sur le Parnasse. Au contraire, ils en paroissoient écartez, ou par la profession qu’ils faisoient déja, ou par les emplois ausquels leur naissance et leur éducation les destinoient.
Le pere de Moliere avoit élevé son fils pour en faire un bon tapissier. Pierre Corneille portoit la robe d’avocat, quand il fit ses premieres pieces. Quinault travailloit chez un avocat au conseil, quand il se jetta entre les bras de la poësie. Ce fut sur des papiers à demi barbouillez du grifonnage de la chicane qu’il fit les brouillons de ses premieres comedies. Racine portoit encore l’habit de la plus sérieuse des professions, quand il composa ses trois premieres tragédies. Le lecteur croira même sans peine que les solitaires qui éleverent son enfance, et qui instruisirent sa jeunesse, ne l’avoient jamais excité à travailler pour le théatre. Au contraire ils n’obmirent rien pour éteindre en lui l’ardeur de rimer. M. Le Maître, auprès duquel il étoit particulierement attaché, lui cachoit les livres de poësie françoise, dès qu’il se fut apperçû de son inclination, avec autant de soin, que le pere de M. Pascal en avoit pour dérober à son fils la connoissance de tout ce qui peut faire penser à la géometrie. La Fontaine revêtu d’une charge dans les eaux et forests, étoit destiné par son emploi à faire planter et couper des arbres, et non point à les faire parler. Si M. L’Huillier, le pere de Chapelle, eut été le maître des occupations de son fils, il l’auroit appliqué à toute autre chose qu’à la poësie.
Enfin le monde sçait par coeur les vers dans lesquels Despreaux fils, frere, oncle et cousin de greffier, rend compte de la vocation qui l’appella de la poudre du greffe au Parnasse. Tous ces grands hommes ont montré que c’est la nature, et non pas l’éducation, qui fait les poëtes.
Sans sortir de notre temps, jettons un coup-d’oeil sur l’histoire des autres professions qui demandent un génie particulier. Nous verrons que la plûpart de ceux qui se sont rendus illustres en exerçant ces professions, n’y ont pas été engagez par les conseils et par l’impulsion de leurs parens, mais par une inclination naturelle qui venoit de leur génie. Les parens de Nanteüil firent les mêmes efforts pour l’empêcher d’être graveur, que les parens font ordinairement pour obliger les enfans à s’instruire dans quelque profession. Nanteüil étoit obligé de monter sur un arbre et de s’y cacher pour dessiner.
Le Févre, né pour être algebriste et grand astrologe, commença de remplir sa destinée en faisant le métier de tisseran à Lisieux. Les fils de sa toile furent pour lui l’occasion de se former dans la science des calculs. Roberval, en gardant des moutons, ne put échapper à son étoile, qui l’avoit destiné pour être un grand géometre. Avant que de sçavoir qu’il y eut au monde une science nommée géometrie, il l’apprenoit. Il traçoit sur la terre des figures avec sa houlette, quand il se rencontra une personne qui fit attention sur les amusemens de cet enfant, et qui se chargea de lui procurer une éducation plus convenable à ses talens que celle qu’il recevoit du païsan qui le nourrissoit. Tant de gens ont pris soin de publier l’avanture arrivée à M. Pascal, qu’elle est sçuë de toute l’Europe. Son pere, loin de le pousser à l’étude de la géometrie, lui avoit caché avec une attention suivie, tout ce qui pouvoit lui donner l’idée de cette science, dans la crainte qu’il ne se livrât avec trop d’affection à ses attraits. Mais il se trouva que le génie seul de cet enfant n’avoit pas laissé de le mener jusques à l’intelligence de plusieurs propositions d’Euclide. Dénué de guide et de maître, il avoit fait déja des progrès surprenans dans la géometrie, sans qu’il eut songé à étudier une science.
Les parens de M. Tournefort avoient fait leur possible pour éteindre en lui le génie qui le portoit à l’étude de la botanique.
Il falloit pour aller herboriser qu’il se cachât comme les autres enfans se cachent pour perdre leur temps. M. Bernoulli, qui s’étoit acquis dès la jeunesse une si grande réputation, et qui mourut il y a vingt-sept ans, professeur en mathematiques dans l’université de Basle, s’étoit livré à cette science malgré les efforts que son pere avoit faits durant long-temps pour l’en détourner.
Il se cachoit pour étudier les mathematiques ; et c’est ce qui lui avoit fait prendre pour devise un phaëton avec ces mots : invito patre sidera verso.
C’est ainsi qu’elle est écrite au bas de son portrait, placé dans la bibliotheque de la ville de Basle. Que le lecteur se souvienne enfin de ce qu’il a lû, comme de ce qu’il a entendu dire à des témoins oculaires, sur le sujet dont il s’agit ici. Je l’ennuïerois par les histoires, qui prouvent que rien ne fait un obstacle insurmontable à l’impulsion du génie, il les sçait déja. N’est-ce pas malgré ses parens que l’auteur moderne de la vie de Philippe Auguste et de Charles VII s’est adonné à composer l’histoire, pour laquelle il a reçû de grands talens de la nature ? Hercules, Soliman, et plusieurs autres pieces de theatre, auroient-elles été composées jamais, si le génie n’avoit fait violence à leurs véritables auteurs, et s’il ne les avoit pas forcez de s’occuper à son gré, en dépit de l’éducation qu’ils avoient reçûë, et de la profession qu’ils avoient embrassée ? Que seroit-ce si nous sortions de la republique des lettres, pour parcourir l’histoire des autres professions, et principalement celle des capitaines illustres ? N’est-ce point ordinairement malgré les conseils des parens, que ceux qui ne sont point nez dans une famille, dont l’emploi est d’aller à la guerre, embrassent la profession des armes ?
La naissance des hommes peut être considerée de deux côtez. On peut la considerer du côté de leur conformation physique et des inclinations naturelles qui dépendent de cette conformation.
On peut aussi la considerer du côté de la fortune et de la condition dans laquelle ils naissent comme membres d’une certaine societé. Or la naissance physique l’emporte toûjours sur la naissance morale. Je m’explique. L’éducation, laquelle ne sçauroit donner un certain génie ni de certaines inclinations aux enfans qui ne les ont point, ne sçauroit aussi priver de ce génie, ni dépoüiller de ces inclinations, les enfans qui les ont apportées en naissant.
Les enfans ne sont contraints, ils ne sont gênez que durant un temps, par l’éducation qu’ils reçoivent en conséquence de leur naissance morale ; mais les inclinations qu’ils ont, en conséquence de leur naissance physique, durent plus ou moins vives, aussi longtemps que l’homme même. Elles sont l’effet de la construction et de l’arrangement de ses organes, et sans cesse elles le poussent au penchant où est sa pente, naturam expellas furca tamen usque recurret. dit Horace. Il arrive encore que ces inclinations sont dans toute leur impétuosité, précisément dans l’âge où cesse la contrainte de l’éducation.