(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

Chapitre XIV.
De la plaisanterie anglaise

On peut distinguer différents genres de plaisanterie dans la littérature de tous les pays ; et rien ne sert mieux à faire connaître les mœurs d’une nation, que le caractère de gaieté le plus généralement adopté par ses écrivains. On est sérieux seul, on est gai pour les autres, surtout dans les écrits ; et l’on ne peut faire rire que par des idées tellement familières à ceux qui les écoutent, qu’elles les frappent à l’instant même, et n’exigent d’eux aucun effort d’attention.

Quoique la plaisanterie ne puisse se passer aussi facilement qu’un ouvrage philosophique d’un succès national, elle est soumise comme tout ce qui tient à l’esprit, au jugement du bon goût universel. Il faut une grande finesse pour rendre compte des causes de l’effet comique ; mais il n’en est pas moins vrai que l’assentiment général doit se réunir sur les chefs-d’œuvre en ce genre comme sur tous les autres.

La gaieté, qu’on doit pour ainsi dire à l’inspiration du goût et du génie, la gaieté produite par les combinaisons de l’esprit, et la gaieté que les Anglais appellent humour, n’ont presque aucun rapport l’une avec l’autre ; et dans aucune de ces dénominations la gaieté du caractère n’est comprise, parce qu’il est prouvé, par une foule d’exemples, qu’elle n’est de rien dans le talent qui fait écrire des ouvrages gais. La gaieté de l’esprit est facile à tous les hommes qui ont de l’esprit ; mais c’est le génie d’un homme et le bon goût de plusieurs qui peuvent seuls inspirer la véritable comédie.

J’examinerai dans un des chapitres suivants par quelles raisons les Français pouvaient seuls atteindre à cette perfection de goût, de grâce, de finesse et d’observation du cœur humain, qui nous a valu les chefs-d’œuvre de Molière. Cherchons maintenant à savoir pourquoi les mœurs des Anglais s’opposent au vrai génie de la gaieté.

La plupart des hommes, absorbés par les affaires, ne cherchent, en Angleterre, le plaisir que comme un délassement ; et de même que la fatigue, en excitant la faim, rend facile sur tous les mets, le travail continuel et réfléchi prépare à se contenter de toute espèce de distraction. La vie domestique, des idées religieuses assez sévères, des occupations sérieuses, un climat lourd, rendent les Anglais assez susceptibles des maladies d’ennui ; et c’est par cette raison même que les amusements délicats de l’esprit ne leur suffisent pas. Il faut des secousses fortes à cette espèce d’abattement, et les auteurs partagent le goût des spectateurs à cet égard, ou s’y conforment.

La gaieté qui sert à faire une bonne comédie, suppose une observation très fine des caractères. Pour que le génie comique se développe, il faut vivre beaucoup en société, attacher beaucoup d’importance aux succès de société, et se connaître, et se rapprocher par cette multitude d’intérêts de vanité, qui donnent lieu à tous les ridicules, comme à toutes les combinaisons de l’amour-propre. Les Anglais sont retirés dans leurs familles, ou réunis dans des assemblées publiques pour les discussions nationales. L’intermédiaire qu’on appelle la société n’existe presque point parmi eux ; et c’est dans cet espace frivole de la vie que se forment cependant la finesse et le goût.

Les rapports politiques des hommes entre eux effacent les nuances, en prononçant fortement les caractères. La grandeur du but, la force des moyens, font disparaître l’intérêt pour tout ce qui n’a pas un résultat utile. Dans les états monarchiques, où l’on dépend du caractère et de la volonté d’un seul homme ou d’un petit nombre de ses délégués, chacun s’étudie à connaître les plus secrètes pensées des autres, les plus légères gradations des sentiments et des faiblesses individuelles50. Mais lorsque l’opinion publique et la réputation populaire ont la première influence, l’ambition délaisse ce dont l’ambition n’a pas besoin, et l’esprit ne s’exerce point à saisir ce qui est fugitif quand il n’a point d’intérêt à le deviner.

Les Anglais n’ont point parmi eux un auteur comique tel que Molière ; et s’ils le possédaient, ils ne sentiraient pas toutes ses finesses. Dans les pièces même telles que L’Avare, Le Tartufe, Le Misanthrope, qui peignent la nature humaine de tous les pays, il y a des plaisanteries délicates, des nuances d’amour-propre, que les Anglais ne remarqueraient seulement pas ; ils ne s’y reconnaîtraient point, quelque naturelles qu’elles soient ; ils ne se savent pas eux-mêmes avec tant de détails ; les passions profondes et les occupations importantes leur ont fait prendre la vie plus en masse.

Il y a quelquefois dans Congrève de l’esprit subtil et des plaisanteries fortes ; mais aucun sentiment naturel n’y est peint. Par un singulier contraste, plus les mœurs particulières des Anglais sont simples et pures, plus ils exagèrent, dans leurs comédies, la peinture de tous les vices. L’indécence des pièces de Congrève n’eût jamais été tolérée sur le théâtre français : on trouve dans le dialogue des idées ingénieuses ; mais les mœurs que ces comédies représentent sont imitées des mauvais romans français, qui n’ont jamais peint eux-mêmes les mœurs de France. Rien ne ressemble moins, aux Anglais que leurs comédies.

On dirait que, voulant être gais, ils ont cru nécessaire de s’éloigner le plus possible de ce qu’ils sont réellement, ou que, respectant profondément les sentiments qui faisaient le bonheur de leur vie domestique, ils n’ont pas permis qu’on les prodiguât sur leur théâtre.

Congrève et plusieurs de ses imitateurs entassent, sans mesure comme sans vraisemblance, des immoralités de tous les genres. Ces tableaux sont sans conséquence pour une nation telle que la nation anglaise ; elle s’en amuse comme des contes, comme des images fantasques d’un monde qui n’est pas le sien. Mais en France, la comédie, peignant véritablement les mœurs, pourrait influer sur elles, et il devient bien plus important alors de lui imposer des lois sévères.

Dans les comédies anglaises, on trouve rarement des caractères vraiment anglais : la dignité d’un peuple libre s’oppose peut-être chez les Anglais, comme chez les Romains, à ce qu’ils laissent représenter leurs propres mœurs sur le théâtre. Les Français s’amusent volontiers d’eux-mêmes. Shakespeare et quelques autres ont représenté dans leurs pièces des caricatures populaires, telles que Falstaff, Pistol, etc. ; mais la charge en exclut presque entièrement la vraisemblance. Le peuple de tous les pays est amusé par des plaisanteries grossières ; mais il n’y a qu’en France où la gaieté la plus piquante soit en même temps la plus délicate.

M. Shéridan a composé en anglais quelques comédies où l’esprit le plus brillant et le plus original se montre presque à chaque scène ; mais outre qu’une exception ne changerait rien aux considérations générales, il faut encore distinguer la gaieté de l’esprit, du talent dont Molière est le modèle. Dans tous les pays, un écrivain capable de concevoir beaucoup d’idées, est certain d’arriver à l’art de les opposer entre elles d’une manière piquante. Mais comme les antithèses ne composent pas seules l’éloquence, les contrastes ne sont pas les seuls secrets de la gaieté ; et il y a, dans la gaieté de quelques auteurs français, quelque chose de plus naturel et de plus inexplicable : la pensée peut l’analyser, mais la pensée seule ne la produit pas ; c’est une sorte d’électricité communiquée par l’esprit général de la nation.

La gaieté et l’éloquence ont quelques rapports ensemble, en cela seulement que c’est l’inspiration involontaire qui fait atteindre, en écrivant ou en parlant, à la perfection de l’une et de l’autre. L’esprit de ceux qui vous entourent, de la nation où vous vivez, développe en vous la puissance de la persuasion ou de la plaisanterie, beaucoup plus sûrement que la réflexion et l’étude. Les sensations viennent du dehors, et tous les talents qui dépendent immédiatement des sensations, ont besoin de l’impulsion donnée par les autres. La gaieté et l’éloquence ne sont point les simples résultats des combinaisons de l’esprit ; il faut être ébranlé, modifié par l’émotion qui fait naître l’une ou l’autre, pour obtenir les succès du talent dans ces deux genres. Or la disposition commune à la plupart des Anglais, n’excite point leurs écrivains à la gaieté.

Swift, dans Gulliver et Le Conte du Tonneau, de même que Voltaire dans ses écrits philosophiques, tire des plaisanteries très heureuses de l’opposition qui existe entre l’erreur reçue et la vérité proscrite, entre les institutions et la nature des choses. Les allusions, les allégories, toutes les fictions de l’esprit, tous les déguisements qu’il emprunte, sont des combinaisons avec lesquelles on produit de la gaieté ; et, dans tous les genres, les efforts de la pensée vont très loin, quoiqu’ils ne puissent jamais atteindre à la souplesse, à la facilité des habitudes, au bonheur inattendu des impressions spontanées.

Il existe cependant une sorte de gaieté dans quelques écrits anglais, qui a tous les caractères de l’originalité et du naturel. La langue anglaise a créé un mot, humour, pour exprimer cette gaieté qui est une disposition du sang presque autant que de l’esprit ; elle tient à la nature du climat et aux mœurs nationales ; elle serait tout à fait inimitable là où les mêmes causes ne la développeraient pas. Quelques écrits de Fielding et de Swift, Peregrin Pickle, Roderick Random, mais surtout les ouvrages de Sterne, donnent l’idée complète du genre appelé humour.

Il y a de la morosité, je dirais presque de la tristesse, dans cette gaieté ; celui qui vous fait rire n’éprouve pas le plaisir qu’il cause. L’on voit qu’il écrit dans une disposition sombre, et qu’il serait presque irrité contre vous de ce qu’il vous amuse. Comme les formes brusques donnent quelquefois plus de piquant à la louange, la gaieté de la plaisanterie ressort par la gravité de son auteur51. Les Anglais ont très rarement admis sur la scène le genre d’esprit qu’ils nomment humour ; son effet ne serait point théâtral.

Il y a de la misanthropie dans la plaisanterie même des Anglais, et de la sociabilité dans celle des Français : l’une doit se lire quand on est seul, l’autre frappe d’autant plus qu’il y a plus d’auditeurs. Ce que les Anglais ont de gaieté, conduit presque toujours à un résultat philosophique ou moral ; la gaieté des Français n’a souvent pour but que le plaisir même.

Ce que les Anglais peignent avec un grand talent, ce sont les caractères bizarres, parce qu’il en existe beaucoup parmi eux. La société efface les singularités, la vie de la campagne les conserve toutes.

L’imitation sied particulièrement mal aux Anglais ; leurs essais dans le genre de grâce et de gaieté qui caractérise la littérature française, manquent pour la plupart de finesse et d’agrément. Ils développent toutes les idées, ils exagèrent toutes les nuances, ils ne se croient entendus que lorsqu’ils crient, et compris qu’en disant tout. Une remarque singulière, c’est que les peuples oisifs sont beaucoup plus difficiles sur l’emploi du temps qu’ils donnent à leurs plaisirs, que les hommes occupés. Les hommes livrés aux affaires sont habitués aux longs développements ; les hommes livrés au plaisir se fatiguent bien plus promptement » et le goût très exercé éprouve la satiété très vite.

Il y a rarement de la finesse dans les esprits qui s’appliquent toujours à des résultats positifs. Ce qui est vraiment utile est très facile à comprendre, et l’on n’a pas besoin d’un regard perçant pour l’apercevoir. Un pays qui tend à l’égalité, est aussi moins sensible aux fautes de convenance. La nation étant plus une, l’écrivain prend l’habitude de s’adresser dans ses ouvrages au jugement et aux sentiments de toutes les classes ; enfin les pays libres sont et doivent être sérieux.

Quand le gouvernement est fondé sur la force, il peut ne pas craindre le penchant de la nation à la plaisanterie : mais lorsque l’autorité dépend de la confiance générale, lorsque l’esprit public en est le principal ressort, le talent et la gaieté qui font découvrir le ridicule et se plaire dans la moquerie, sont excessivement dangereux pour la liberté et l’égalité politique. Nous avons parlé des malheurs qui sont résultés pour les Athéniens de leur goût immodéré pour la plaisanterie ; et la France nous fournirait un grand exemple à l’appui de celui-là, si la puissance des événements de la révolution avait laissé les caractères à leur développement naturel.