(1874) Premiers lundis. Tome I « Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Deuxième édition. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Deuxième édition. »

Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme
Deuxième édition.

Voici un petit livre qui a fait quelque bruit en son temps, et dont on a parlé durant cinq ou six mois en 1829, si je ne me trompe. C’était sous le ministère Martignac, en pleine Restauration et dans l’âge d’or si court de cette époque ennuyeuse et ennuyée. En ce temps-là tout pauvre jeune homme qui avait un cœur, une ambition et de vastes pensées, manquait d’air, s’étiolait dans son galetas et mourait de lente asphyxie. La génération surtout qui était venue trop tard pour participer à l’effervescence politique et s’embraser à l’illusion révolutionnaire évanouie vers 1824 ; cette génération étouffée, qui était au collège durant la plus belle ardeur de la Charbonnerie ; qui manquait la classe, le jour où l’on chassait Manuel, et qui, à son premier pas dans le monde, trouvant tout obstrué, allait se ronger dans la solitude ou se rétrécir dans les coteries ; cette génération cadette, dont Bories et ses compagnons furent les aînés, intelligente, ouverte, passionnée sans but, amoureuse indifféremment de Napoléon et de la République, de madame de Staël et de madame Roland, folle de René et des lettres de Mirabeau à Sophie, emportant sous le bras Diderot à la classe de rhétorique et Béranger à la classe de philosophie ; noble et chaleureuse jeunesse, qui se consuma trop longtemps dans des idées sans suite, dans des causeries sans résultat, dans d’interminables analyses ; dont les plus pressés s’affadirent si vite aux tièdes clartés des bougies, et s’énervèrent chaque soir dans l’embrasure de quelque fenêtre d’un salon doctrinaire ; cette génération-là surtout a souffert profondément, et a ressenti jusque dans la moelle de ses os la consomption de l’ennui et le mal rêveur. Joseph Delorme en était ; il en avait les désirs, les rêves, les passions refoulées, le besoin d’arriver, l’impuissance d’atteindre, l’orgueil intérieur et le découragement amer ; il fut de ceux que les protections d’alors n’apprivoisèrent pas, et qui aimèrent mieux se ronger que s’attiédir. Il se plongea dans la solitude du cœur, et, persuadé qu’il n’y avait rien à faire au dehors, il s’abîma en lui-même ; de là une maladie incurable et singulière qu’il a pris soin d’observer avec une attention presque cruelle, et qu’avant de mourir il nous a racontée en vers et en prose, jusque dans ses détails les plus secrets. Cela scandalisa fort les salons et parut misérable et ignoble. Rien de plus vrai ; mais à qui la faute ? On objecta Werther, René, Byron, Adolphe, toutes les grandes douleurs philosophiques et aristocratiques, qui avaient su concilier la rêverie et la confidence avec un certain bon goût littéraire et un certain décorum de bonne compagnie. Mais ce pauvre diable de Joseph Delorme n’avait pas le choix des douleurs : ces nobles doléances ne lui allaient guère ; il n’aimait pas une dame polonaise, comme Adolphe ; il n’était pas pair du royaume, comme Byron ; il n’avait pas de château, d’aïeux en Bretagne comme René ; Werther était bien autrement philosophe que lui, bien plus avant que lui, plongé dans le sein de l’être et de la nature. Lamartine avait eu son Elvire, ses lacs de Côme, sa baie de Naples et la brise d’Ischia. Pour Joseph, il n’avait pas ainsi toutes ses aises pour rêver, ni toutes ses ressources pour peindre ; il avait fait pour tout voyage celui d’Amiens à Paris, et peut-être encore quelque excursion à Rouen pendant les vacances de l’École de médecine ; il vivait dans un faubourg, ne connaissait d’arbres que ceux de son boulevard, de fleurs que celles qui poussaient dans les fentes des pavés de sa cour, de femmes que les fantômes de ses rêves ou les héroïnes des romans qu’il avait lus. Il était gauche, timide, gueux et fier. Il s’acharnait à ses maux et se les racontait à lui-même sans pudeur ; parfois, à force de sincérité, il allait à l’incroyable et analysait avec une sorte de frénésie ses plus étranges hallucinations ; je ne rappellerai que cette fameuse pièce des Rayons jaunes dont on s’est tant moqué et avec tant de raison ; il avait la jaunisse ce jour là, et il la donna à sa poésie. Diderot a dit quelque part :

« Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la lumière est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ?… Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil ! »

Joseph Delorme a fait comme ce fou ; il faut le plaindre d’avoir été amené là. En politique, bien que passionné pour la liberté et pour la France, il était tombé dans une sorte d’apathie ; on avait tant répété autour de lui et dans les deux ou trois journaux qu’il lisait sous les arcades de l’Odéon tous les matins, que l’abîme des révolutions était fermé, qu’à la fin il l’avait cru et en avait pris son parti, bien qu’un peu à contre-cœur. Les trésors d’activité, les torrents d’amour dont il ne savait que faire, s’aigrissaient en lui ou débordaient à tout propos ; il avait des envies fréquentes de se sacrifier, de se dévouer ; — pour qui ? pour quoi ? — c’est ce qui l’inquiétait assez peu, pourvu qu’il eût à se dévouer et à se sacrifier. Il regrettait le vent et les tempêtes, n’importe de quel côté ! il s’écriait :

Que ne puis-je en mourant servir à quelque chose ?
C’eût bien été ma place en ces jours désastreux,
Où des bourreaux sanglants se dévoraient entre eux ;
Le juste par sa mort proteste et se retire.
Que j’eusse alors, tout fier, porté comme au martyre,
Après Roland, Charlotte et le poète André,
Ma tête radieuse à l’échafaud sacré !
Même aujourd’hui, qu’après les tempêtes civiles,
La Concorde au front d’or rit d’en haut sur nos villes,
Et qu’il n’est ni couteau, ni balle à recevoir
Pour le roi, pour le peuple, enfin pour un devoir ;
Si du moins, en secret, des dévoûments intimes
Pouvaient aux mains du sort échanger les victimes,
Et si, comme autrefois, l’homme obtenait des cieux
De racheter les jours des êtres précieux !
Oh ! mes amis si chers ! etc.

Si Joseph Delorme avait vécu jusqu’à la fin de juillet 1830 ; si, au lieu d’être à Paris ces jours-là, il s’était trouvé quelque part à la campagne, en rêverie, à Amiens ou à Rouen ; s’il n’avait pu accourir à temps pour recevoir, comme son ami Farcy, une balle, une seule, entre toutes celles qui sifflaient en ces jours sublimes, j’aime à me figurer quel eût été le dépit de l’honnête jeune homme et son surcroît de mauvaise humeur.

Mais revenons ; ce Joseph, qui se consumait ainsi sans foi, sans croyances, sans action ; cet individu malade qui suivait son petit sentier loin de la société et des hommes, avait commencé vers la fin de sa vie à renaître à une sympathie plus bienveillante, et à chercher les regards consolants de quelques amis poètes ; c’est ce qu’il fit de mieux et de plus profitable pour lui ; son cœur se dilata à leur côté ; son talent s’échauffa aux rayons du leur, et il dut à l’un d’eux surtout, au plus grand, au plus cher, le peu qu’il nous a laissé. La critique moqueuse de notre époque s’est égayée là-dessus ; cette critique pousse de toutes ses forces à l’individualisme, croyant produire ainsi l’originalité, et elle ne peut apercevoir la moindre apparence d’association et de bien sans tâcher malicieusement de les ronger, de les dissoudre. Joseph la méprisa et par moments s’irrita contre elle ; par malheur, l’association romantique, formulée par la Restauration, était trop restreinte elle-même, trop artificielle et trop peu mêlée au mouvement profond de la société ; le Cénacle n’était après tout qu’un salon ; il s’est dissous après une certaine durée, pour se refondre, nous l’espérons, en quelque chose de plus social et de plus grand. Les individus illustres sont assurés de retrouver leur place dans cette prochaine association de l’art vers laquelle convergent rapidement toutes les destinées de notre avenir ; Victor Hugo y fournira une phase de plus, une période nouvelle de son génie ; Alfred de Vigny, merveilleux poète, y marchera d’un pied plus ferme sur cette terre dont il a été jusqu’ici trop dédaigneux. Quant à ce pauvre Joseph, il ne verra rien de tout cela ; il n’était pas de force d’ailleurs à traverser ces diverses crises ; il s’était trop amolli dans ses propres larmes. Sans doute vers la fin de sa carrière il en était venu à chérir ses amis et à reconnaître Dieu ; mais c’était chez lui amitié domestique et religion presque mystique ; c’était une tendresse de solitaire pour quelques êtres absents et un mouvement de piété monacale vers le Dieu intérieur. Il aurait eu bien à faire pour arriver de là à l’intelligence et à l’amour de l’humanité progressive et à une communion pratique de l’âme individuelle avec Dieu se révélant par l’humanité26.