(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »
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(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

Innocent III et ses contemporains1

I

Hurter. Innocent III et ses contemporains. Traduction de Saint-Chéron [I].

Cette traduction est d’une date déjà ancienne. Elle fut publiée en 1833. À partir de cette époque, Hurter a eu le loisir d’achever une Histoire de la Papauté au Moyen Âge très favorable au catholicisme et que Saint-Chéron se mit aussitôt en devoir, ou, pour mieux parler, en dévotion de traduire. Ce n’a pas été tout. Conséquent dans sa vie aux opinions et aux sentiments de ses ouvrages, le président du consistoire de Schaffouse s’est fait depuis catholique. La conscience a été entraînée par le côté où l’esprit penchait depuis si longtemps. Il n’y a rien là qui doive surprendre, mais les circonstances ont paru, en France, meilleures que jamais pour continuer le bruit qu’on a fait de ces livres, ainsi suivis d’une conversion. L’espèce d’insurrection épiscopale qui venait d’y lever la tête à propos de l’Enseignement trouvait sa raison d’être dans l’idée d’une réaction à laquelle on travaille en la proclamant bien haut, et la conversion de Hurter, comme l’Histoire de la Papauté, comme la Vie d’Innocent III 2, a été donnée comme une preuve de plus en faveur de ce retour vers les idées du Moyen Âge, vers ce catholicisme ultramontain accepté enfin, et après expérience, par la raison et la science du xixe  siècle.

Car telle était la prétention. Pas moins considérable que cela. Il fallait prouver que le xixe  siècle était revenu, ou allait revenir, non de lassitude, non d’impuissance et de désespoir, mais en vertu de sa force et de son progrès, en vertu de ce qu’il y a de plus éclairé et de plus réfléchi, au catholicisme tel qu’il existait au temps d’Innocent III par exemple. Nous ne rêvons pas. Nous n’exagérons pas. Voici les paroles que nous trouvons dans l’introduction dont Saint-Chéron a fait précéder sa traduction de l’Histoire d’Innocent III : « Recevons le beau tableau historique de Hurter comme un témoignage du bien immense qu’un souverain pontife a pu accomplir dans un siècle reculé, mais encore du bien que l’institution, reconnue comme nécessaire aux intérêts les plus élevés du genre humain, pourra faire dans les siècles à venir où il se rencontrera un Grégoire, un Innocent, au milieu des hommes ramenés par une pénible et douloureuse expérience, aux vrais principes sociaux. » Comme on le voit, s’il n’est guère possible d’être plus lourd, il n’est guère possible d’être plus clair. Nous pensions en avoir fini avec l’institution papale au Moyen Âge ; c’était une erreur. Les vrais principes sociaux, c’est le catholicisme de Grégoire VII qui les donne. Et ce n’est pas Saint-Chéron qui le dit tout seul. Le traducteur Saint-Chéron, ancien rédacteur de l’Univers religieux, n’exprime pas d’idée qui lui soit propre. Il a toujours été l’écho d’un parti ou de quelqu’un. C’est un homme en traduction perpétuelle, plus ou moins exacte, il est vrai. Grâce aux efforts d’un parti qui se croit l’Église militante, l’idée qu’exprime Saint-Chéron a pris consistance dans beaucoup d’esprits. Elle a gagné des intelligences dignes de la vérité et qu’elle fausse. Nous, les enfants du xviiie  siècle, généreux au nom de la gloire de nos pères, nous avons trop longtemps laissé passer cette idée avec le sourire de la tolérance. Qu’est-il arrivé ? C’est qu’elle a dernièrement donné l’audace du désordre à ceux qui l’estiment vraie. Il faut donc montrer qu’elle ne l’est pas.

Prenons-la d’abord comme on la donne. On n’ose pas la discuter philosophiquement, et l’on fait bien. Pour cela besoin serait d’une tête de premier ordre ; car où la vérité n’est pas les ressources de l’esprit doivent être immenses ; et il n’y a point de ces têtes-là dans le parti ultramontain, parmi ces hommes passionnés qui sont comme la mauvaise monnaie de l’esprit et des opinions de Joseph de Maistre. D’ailleurs, pourquoi discuter une telle idée ? Il s’agit, pour ceux à qui elle est chère, bien plus de politique que de philosophie, d’influence que de vérité. Il vaut mieux l’admettre comme un fait acquis à l’histoire contemporaine ; il vaut mieux dire, avec la hauteur d’une conclusion sans réplique : C’est une chose maintenant certaine : l’Europe, dégoûtée de tous les systèmes, lasse de toutes les expériences, tend par ses penseurs, par ses meilleurs esprits, vers l’unité catholique, et cette tendance, nous nous chargeons de la montrer dans les ouvrages les plus marquants. Quelquefois, il est vrai, on l’y suppose, comme fit Saint-Chéron dans sa traduction du livre très politique et très peu catholique de Ranke, qui clama, mais assez vainement, car ceux qui lisent la supposition ne liront peut-être pas la réclamation, et, par un côté du moins, le coup est porté à cette opinion publique qui voit juste, mais à la longue, et qu’il faut d’autant plus se hâter de tromper qu’il est bien sûr qu’un jour ou l’autre elle reviendra de son erreur.

Quant aux preuves à l’appui de l’opinion triomphante qu’ils proclament, c’est presque uniquement en Allemagne que les hommes du parti ultramontain vont les chercher, quoiqu’elles n’y soient pas plus qu’ailleurs. Et, en effet, si participante que soit l’Allemagne au mouvement de civilisation qui emporte le monde moderne, il y a pourtant dans ce pays des faits singuliers sur la nature desquels on peut se méprendre quand on ne les regarde pas avec une froide attention. De tels faits sont curieux. Ainsi, il y a des livres, d’abord, très évidemment écrits avec des préoccupations catholiques. Pourquoi Saint-Chéron, intéressé à des citations nombreuses, n’a-t-il donc cité que les ouvrages du docteur Hook et du professeur Voigt ? De plus, il y a, ou mieux peut-être il y avait une école, l’école de Munich, dont le chef était le fameux Goerres, et qu’à une certaine époque on a si fort glorifié dans le parti de Saint-Chéron. Enfin, on peut compter encore les sympathies personnelles d’un Roi très éclairé, le Roi de Prusse, qui aime le catholicisme en artiste, et qui pourrait s’en servir en homme d’état, et aussi la bonne volonté de Schelling, le plus grand nom de l’Allemagne actuelle, l’homme le plus puissant sur l’opinion de son pays. Voilà, en somme, ce que Saint-Chéron n’a pas dit et ce que nous disons pour lui, tant nous craignons peu de faire la charité d’un fait à une thèse erronée, de grossir un faisceau si facile à rompre et à disperser ! Oui ! l’Allemagne a tout cela, et tout cela, vu à distance et frappé d’un jour ménagé à dessein, autorise, ce semble, pour les vues faibles, bien des illusions favorables aux prétentions ultramontaines. En ce qui touche au reste de l’Europe, on n’en parle pas, parce qu’il faut s’en faire, parce que, partout ailleurs qu’en Allemagne, ces prétentions rencontreraient un démenti trop cruellement éclatant pour qu’on osât seulement les y exposer.

Et, maintenant, pourquoi cette différence, au moins apparente, entre l’Allemagne et les autres pays de l’Europe, entre la nation la plus forte par l’éducation et les lumières et les nations les moins avancées ? Pourquoi cette espèce d’appui donné à des ambitions intolérables pour qui comprend le mouvement nécessaire de la société ? Pourquoi ce nom imposant de l’Allemagne protestante invoqué bruyamment par des catholiques arriérés ? En un mot, pourquoi cet emprunt forcé à l’immense crédit intellectuel de l’Allemagne ? Telle est la question.

Question facile ! Une bonne étude d’histoire devrait la résoudre. Une analyse exacte des faits qu’on ne prend pas, mais qu’on donne pour des arguments, montrerait combien on en exagère la portée. Pour peu qu’on eût le sens de voir et le courage de sa raison, qui fait conclure d’après ce que l’on a vu, quelque blessure que ce doive être pour ses convictions ou ses espérances, on conviendrait qu’on n’a pas le droit d’apporter, comme preuve de la vérité reconnue d’une doctrine, des circonstances sans gravité, accidentelles, éphémères, et qui n’ont avec cette doctrine aucun rapport de cause à effet.

Ainsi, par exemple, de ce que certains esprits distingués dans la littérature ou dans la science ont, comme Hurter, malgré leur origine et leur éducation protestante, manifesté une admiration sincère pour l’organisation catholique telle que le Moyen Âge l’a conçue et réalisée, est-ce un motif légitime d’induire qu’il y a une tendance très animée vers le catholicisme dans la patrie de ces esprits, et que cette tendance mène droit à une révolution ? De ce que, justes envers le passé, quand ils n’en sont pas enthousiastes, mais l’étudiant avec trop de persévérance et d’efforts pour ne pas finir par l’aimer, — car il est de la nature de l’homme de mettre son amour où il a mis sa peine, — des écrivains se prennent d’une haute bienveillance ou d’un sentiment plus respectueux encore pour quelques grands caractères de l’Église romaine, est-ce une raison suffisante pour déclarer que les écrivains en question ne trouvent d’absolument vrai que les idées au nom desquelles ces grands caractères ont agi ? Et l’eussent-ils déclaré eux-mêmes avec une netteté souveraine, serait-ce encore une raison, parce qu’ils seraient devenus catholiques du xiie  siècle en étudiant le catholicisme dans ses hommes et dans ses institutions, pour déduire d’une préoccupation individuelle, engendrée par l’étude, quelque chose qui pût ressembler à une tendance générale ou à une direction supérieure de l’opinion vers le but qu’il convient le mieux de lui donner ?

Et cependant telle est la violence qu’on fait au sens commun et à la logique avec de pareilles déductions. Mais le mal ne s’arrête point-là, et l’on sait encore plus mal qu’on ne raisonne. Prendre l’opinion de Hurter pour autre chose que pour l’opinion de Hurter, c’est méconnaître profondément l’état des esprits en Allemagne. Nominalement, officiellement catholique au midi, comme elle est protestante au nord, l’Allemagne est bien plus disposée à sortir des liens brisés du Moyen Âge qu’à y rentrer par les croyances. Cet intelligent pays est trop mûr d’idées et trop jeune d’actes pour n’avoir pas les besoins, les passions et les volontés des peuples qui croient à un avenir prochain. Son passé ne lui suffit pas. Elle y trouve les traités de Vienne, mais ce n’est là qu’un accident dans son histoire, une revanche de guerre de peu de gloire pour elle, parce qu’ils ont été sans justice. Plus haut, elle rencontre mieux : c’est la Réforme. Mais quelque souvenir que la patrie de Luther ait gardé de son xve  siècle, elle se sent appelée à jouer un rôle nouveau dans le nouveau monde enfanté par la Révolution française. Elle veut une place parmi les peuples rajeunis, et un jour ou l’autre elle l’aura, car les nations sont de terribles femmes : ce qu’elles veulent, Dieu le veut aussi. Non ! l’Allemagne n’est pas parricide du xviiie  siècle. Elle lui a dû l’inspiration de ses plus grands hommes : Frédéric, Goethe, Lessing, Kant, Hegel. Elle est impatiente de lui devoir davantage : — l’esprit de ses institutions. Des institutions politiques ! voilà ce qui échauffe et gonfle la tête de l’Allemagne, et non pas on ne sait quelle réaction en faveur d’un principe que sa gloire a été de combattre la première. Qui ne voit pas cela ne la connaît pas. Chez elle, tout tend vers un but et une action politiques, même son amour-propre, car elle est blessée de la réputation qu’on lui a trop faite d’être plus apte à la vie de la spéculation qu’à la vie active, et ce n’est pas chose à mépriser ni sans puissance que l’amour-propre des nations. Quoiqu’on ait essayé, dans ce pays de la rêverie, qui est aussi la terre de la raison, les dogmes n’ont pu y revivre ; et si l’on s’est beaucoup efforcé pour, au moins, les galvaniser, c’est que sous ces dogmes on cachait une pensée qui n’est pas toujours libre de se produire dans sa hardiesse et dans sa force. Eh bien, malgré cela, où en est le mouvement religieux en Allemagne ? Que s’y est-il passé depuis 1841 ? Tout y retentissait alors de catholicisme à propos de la question des mariages mixtes, soulevée par le fanatisme du feu Roi de Prusse. Mais depuis ce temps-là et l’ouverture du nouveau règne, qui n’a pu juger du peu d’influence qu’exercent les questions exclusivement religieuses sur les sentiments publics ? D’un autre côté, qui ne sait pas que l’esprit religieux, quand il est énergique, a pour conséquence et pour caractère d’appeler de grandes contradictions ? Où sont ces contradictions en Allemagne ? Goerres, ce chef d’une école qui n’a qu’un chef, s’est tu après Athanase, et Strauss, l’ardent iconoclaste des Évangiles, s’est endormi dans un ignoble mariage avec une danseuse. Les idées religieuses de Hegel, contre lesquelles Schelling veut opérer la fusion du protestantisme et du catholicisme, n’ont plus pour représentants que des intelligences de bas degré qui les exagèrent, comme Maeheineke et Bruno Bauer. Or, les hommes médiocres pour les défendre sont le signe le plus certain que la fin des doctrines approche.

Aussi, voyez ! Schelling, avec toute sa prépondérance, a été impuissant à réaliser l’alliance qu’il a rêvée. Le traité tardif que Leibnitz, ce grand esprit de juste milieu, avait entrevu, mais à son heure, au moment où il était possible, n’est pas seulement empêché par l’inertie peureuse du ministère prussien, dont le seul homme capable (Eichorn) est piétiste exalté, il rencontre un empêchement plus dirimant et plus honorable encore dans le bon sens de l’Allemagne, qui ne le réclame pas, qui ne s’en émeut pas, qui dit : À quoi bon ? Car elle aspire à une unité plus haute et plus complète que celle qui résulterait du projet de Schelling. Le Roi de Prusse actuel ne l’ignore pas. Certes ! s’il y a une intelligence digne de présider aux plus nobles transactions entre les hommes, c’est celle de ce prince, aussi libéral envers le catholicisme que son prédécesseur l’était peu. Mais il connaît l’Allemagne. Il sait que la question vitale pour elle, la question qui la remue et qui l’enflamme, n’est pas religieuse. Et, du reste, quand il l’ignorerait, quand il croirait que la plus chère préoccupation de son pays est la fusion du catholicisme et du protestantisme, cela changerait-il la nature des choses ? cela ferait-il que toute fusion entre des doctrines rivales pût s’opérer à d’autres conditions que des concessions mutuelles ? cela ferait-il que toute transaction ne suppose pas la reconnaissance d’une nécessité supérieure aux principes jusque-là maintenus, et qu’enfin, d’une façon comme d’une autre, on ne revint pas toujours à la question politique, brisant la question religieuse et s’établissant sur ses débris ?

Telle est la vérité sur l’Allemagne, ou du moins une partie de la vérité. Une fois et seulement indiquée, il n’est plus possible d’accepter les insinuations du parti de Saint-Chéron sur ce pays. Il y a là, comme partout, des écrivains à fantaisie et à système, plus capables d’admirer le passé que de dire ce qui conviendrait au présent ; mais l’Allemagne n’est pas plus catholique que jamais et que le reste de l’Europe. Elle ne donne point d’exemple que la France doive suivre. La sympathie et la considération de la France éclairée pour l’Allemagne éclairée sont fort grandes ; mais la petite séduction qu’on voulait organiser à l’aide de cette considération et de cette sympathie ne réussira pas. Ah ! disait-on, vous estimez la science et la raison de l’Allemagne ! eh bien, voici comme l’Allemagne parle du catholicisme d’Innocent III, de Grégoire VII ! Quel respect ! Et pourtant quelle impartialité ! C’est presque aujourd’hui de l’amour ; demain, ce sera de la foi. Profitez de cet exemple, messieurs les Français ! Vraiment, c’était par trop compter sur notre amitié pour l’Allemagne. Très certainement, nous l’aimons et nous estimons ses lumières, mais nous savons les regarder. Parce qu’une opinion vient d’Allemagne, ce n’est pas une raison pour que nous ne lui demandions pas son droit à notre respect, ce droit qui n’est d’aucun pays. Nous qui n’avons pas foi en l’infaillibilité du Pape, nous ne croyons pas davantage à l’infaillibilité de la science allemande. La raillerie de Rabelais l’égarait. Nous ne sommes pas si moutons de Dindenaut que nous n’ayons plus qu’à nous ébahir et à suivre, dès qu’un pasteur de Schaffouse fait un livre, dès qu’un mouton allemand se jette dans la mer. Nous ne prosternons point ainsi la pensée. Nous n’avons pas non plus un tel fétichisme pour nos propres opinions qu’un homme, par cela seul qu’il les partage, nous paraisse, comme à Saint-Chéron, un historien sans égal. Selon lui, avant Hurter, le grand persécuteur des Albigeois n’avait pas été jugé, et le catholicisme à peine. L’impartialité historique, c’est-à-dire la science, n’existait pas dans les historiens modernes dès qu’il s’agissait de l’Église. Il faut voir avec quelle légèreté dédaigneuse Saint-Chéron traite des écrivains comme Thierry, Michelet, Barante et Guizot. Dans l’incompatibilité de son orthodoxie, son mépris atteint Fleury lui-même, et monte, mais en tremblant, jusqu’à Bossuet.

Eh bien, examinons le livre même qui vaut à Hurter la gloire dangereuse devant laquelle on voudrait faire une hécatombe des premiers historiens français !

II

Hurter. Innocent III et ses contemporains. Traduction de Saint-Chéron [II].

Après avoir dit ce que les prétentions de l’école ultramontaine voulaient faire du livre de Hurter, et montré combien ces prétentions étaient vaines, il nous reste à examiner l’ouvrage en lui-même. Après avoir dit ce qu’il n’est pas, montrons ce qu’il est.

Nous l’avons lu avec une grande attention, et, en vérité, nous n’y avons rien vu qui pût justifier la conclusion exorbitante qu’une telle publication est une preuve en faveur de la réaction catholique provoquée par les meilleurs esprits en Allemagne. Allons plus loin. Le catholicisme (maintenant prouvé) de l’auteur n’apparaît pas nettement dans son livre. Rien n’y montre cette forte adhésion de toutes les puissances de l’âme qui est le caractère de la foi. On n’y sent circuler que l’errante préférence de l’esprit. Quand l’ancien pasteur de Schaffouse écrivait son Innocent III, les circonstances qui ont déterminé depuis sa conviction en ébranlant sa sensibilité ne s’étaient pas produites. La mort n’avait pas atteint ses affections les plus chères, et sa vanité n’avait point été attaquée par les compatissantes flatteries du parti ultramontain. Hurter était un esprit fort calme alors, très érudit, que la grande figure d’Innocent III, très calme aussi, devait naturellement attirer, et qu’il admira bonnement, dans toute la candeur d’une pensée honnête. Tête faible, mais saine, Hurter aime l’ordre, comme toute tête saine doit l’aimer, et cette autorité des Papes, de ces grands juges de paix de la chrétienté au Moyen Âge, qui pouvaient le réaliser d’une façon si simple et si rapide, lui paraît une belle et regrettable chose. Admiration et regret dont nous demanderons compte à Hurter, puisque nous avons à juger son livre. L’un et l’autre de ces sentiments sont-ils légitimes, acceptables devant les faits et l’histoire ouverte ? Devons-nous réellement les partager sans réserve ? Ne devons-nous pas leur faire une mesure juste, mais exacte ? car en histoire il n’est pas permis d’être généreux.

Là est le devoir pour la Critique. Quelle que soit l’histoire qu’on écrive ou qu’on étudie, on ne peut jamais assez se surveiller et prendre garde ; mais quand il s’agit de l’histoire de l’Église au Moyen Âge, il faut redoubler de précautions pour rester dans le vrai et ne faire octroi de rien à l’apparence. En effet, l’Église catholique a tant agi sur la pensée des hommes qu’elle l’a passionnée à outrance dans les deux sens où se passionne la pensée : l’amour et la haine ; si bien que presque tous les livres qui ont traité de l’Église politiquement ont faussé les choses au profit de ces sentiments opposés. Mais, il faut en convenir, la haine, en ceci, a été plus aveugle que l’amour. Elle a bien discuté, bien nié, bien versé des mépris sur son chemin ; mais elle a manqué le meilleur coup qu’elle pût porter, l’observation vraie et cruelle, d’autant plus, cruelle qu’elle est vraie : c’est que tous les Papes, sans exception, tous les hommes, même les plus éminents, qui ont représenté l’Église et par qui l’Église a vécu, ont été moins grands que leur situation, et ont manqué d’une intelligence à la hauteur de leurs devoirs ; c’est que nul d’entre eux ne s’est servi, dans l’intérêt de l’institution catholique, de circonstances uniques dans l’histoire et qui semblaient aller d’elles-mêmes au-devant d’une main qui les prît au passage et qui sût les plier à ses desseins.

Or, si cette vue a quelque justesse, on se trouvera forcé de rabattre de beaucoup de grandeur et de beaucoup d’habileté. Si, en y regardant avec soin, on découvre que les hommes qui pouvaient tant par la circonstance et sur la circonstance n’en ont jamais su tirer le grand parti, depuis Grégoire VII lui-même jusqu’à Innocent III, et depuis Innocent jusqu’à Pie V, il est clair que ce n’est pas seulement aux yeux de la malveillance et de la haine que de tels hommes doivent perdre de leur niveau. Il est évident qu’ils sont plus petits que ne les tient même l’opinion de leurs ennemis ; car leurs ennemis conviennent volontiers de la force qui était en eux, et se contentent d’en blâmer l’usage. Eh bien, cette thèse, nous n’avons pas à la démontrer ici dans tous ses détails, à légitimer par des faits cette vue qui, selon nous, doit s’appliquer à l’histoire générale de la papauté ! mais si nous montrons que cette vérité s’applique surtout à Innocent III, nous aurons un peu compromis l’admiration de Hurter. En diminuant le personnage historique, nous aurons diminué l’historien, et mis l’un et l’autre à sa place ; car, il ne faut pas s’y méprendre, les hommes donnent leur mesure par leurs admirations, et c’est par leurs jugements qu’on peut les juger.

Le pontificat d’Innocent III embrasse dix-huit années (de 1198 à 1216). À cette époque, l’Église recueillait les fruits de la politique de Grégoire VIL Alexandre III était mort, tué peut-être de sa victoire, après son long duel contre Frédéric Barberousse. Clément III avait affermi les conséquences de cette victoire, compromises qu’elles furent un instant par les successeurs d’Alexandre. Du reste, si les Hohenstaufen inspiraient toujours quelque inquiétude à Rome, l’esprit des peuples pouvait rassurer les pontifes contre l’ambition des souverains. On était aux beaux jours de la foi, cette fleur ardente de la jeunesse intellectuelle des nations. La ferveur des croisades n’était pas diminuée, au contraire. Elle se fût peut-être engourdie dans la volupté du succès ; elle se ranima sous l’aiguillon des revers ; elle reprit feu par les désastres. Le sac de Jérusalem par les Sarrasins (1187) avait frappé les cœurs en les embrasant davantage, comme ces coups de hache dans l’incendie qui font monter plus haut la flamme. Presque jamais auparavant, mais à coup sûr jamais depuis, la pensée occidentale, l’état de l’esprit humain n’a créé à la papauté une situation plus forte, plus élevée, plus facile à fortifier, à grandir encore. Si on en croit Hurter, Innocent le comprit dès son avènement. Mais alors pourquoi trouve-t-on les résultats de son pontificat si petits dans le cadre des événements du temps où il vécut ? Ce qu’il fît est-il en proportion avec ce qui était possible ? Pour peu qu’on pénètre dans cette singulière époque, le moyen de ne pas conclure que l’Église doit bien plus à la croyance des peuples, c’est-à-dire à une disposition nécessaire de l’esprit humain, dans cette période de sa durée, qu’à l’intelligence et à l’activité des Papes ? De tous, Innocent III peut-être fut le plus heureux. De tous, il fut donc celui qui manqua le plus à sa fortune : il y manqua par ses qualités mêmes. Nous allons nous expliquer.

Rien maintenant de plus incontestable que la haute moralité d’Innocent III : c’est par là surtout qu’il se distingue. Esprit étendu, cœur sincère, il pratiquait la justice comme il aimait la science, en vertu des plus naturels, des plus harmonieux instincts de l’intelligence et du caractère. Aucune circonstance ne faussa cette primitive droiture. La vie lui avait été bonne. L’état social de son temps, dur pour tant de nobles créatures qu’il écrasait, l’avait protégé, comblé dès sa naissance. Heureuse chance déjà, car la douleur apprend aux hommes bien autre chose que la pitié. Il était de grande race, de l’illustre famille romaine des Conti ; parmi ses plus proches parents il comptait trois cardinaux, et son oncle maternel fut Pape. Il était donc presque né dans la pourpre, et eût pu s’appeler Porphyrogénète, comme certains empereurs de Constantinople. Toujours et de bonne heure dans les hautes dignités de l’Église, touchant par ses relations à ce qu’il y avait de plus distingué dans son pays et en Europe, il était cardinal trente ans, Pape à trente-huit, sans efforts, sans combats, sans intrigues, par un doux et rapide enchaînement de choses. Le calme magnifique de sa destinée fit le calme de sa raison et affermit sa moralité.

Mais des facultés si sereines suffisent-elles quand on a des responsabilités de souverain sur la tête ? Une modération mal calculée n’énerva-t-elle jamais les décisions de l’homme d’État dans Innocent ? Ne suspendit-elle pas son action ? Ne l’empêcha-t-elle pas parfois de manier avec l’énergie de ce Grégoire VII, dont l’habileté fut l’à-propos de l’audace, ces populations si admirablement disposées pour être gouvernées, puisqu’elles voyaient l’action immédiate de Dieu dans l’action des hommes qui parlaient en son nom3 ? Malgré tout ce que dit l’auteur allemand de la fermeté d’Innocent (et bien contrairement aux idées répandues par des écrivains passionnés dans le sens opposé à Hurter), nous pensons, nous, que le Pape n’osa pas toujours se servir de l’omnipotence d’opinion dont il était nanti par le fait de l’éducation et des développements de l’humanité au xiiie  siècle. Et, pour n’en citer qu’un exemple, quand le roi de France, Philippe-Auguste, répudia Ingeburge de Danemark avec insulte, il est à remarquer qu’Innocent n’excommunia pas le roi, mais jeta seulement l’interdit sur le royaume, et aussi, quand l’interdit fut levé et que Philippe, soumis en apparence, eut recommencé d’éloigner la reine, on put s’étonner de voir le chef de la chrétienté mettre des négociations à la place de ses foudres. Que craignait-il ? Il était pénétré du sentiment de son droit ; il pensait (et il avait raison) que son intervention dans de telles affaires constituait un des plus puissants ressorts de la Papauté. Et il la compromit en temporisant. Ce fut encore cette modération de caractère qui l’empêcha d’avancer beaucoup la solution d’une des plus grosses questions de son temps : la rivalité des deux concurrents à l’empire, Philippe de Souabe et Othon de Brunswick. Réellement, ce n’était pas le temps d’être modéré. L’Église n’était pas encore aux idées de conservation, la politique des gouvernements difficiles. Or, c’est un imprudent anachronisme que de montrer, aux jours de la force, les vertus des jours de déclin.

Ce faible pour la transaction, sur lequel il faut insister parce qu’on a trop fait d’Innocent III un pontife plein d’arrogance et de colère, sa mémoire l’a cruellement et singulièrement expié, comme la vraie faute de sa politique et de sa vie. En effet, si une tache sanglante reste sur son nom, c’est que sa modération, pour le coup criminelle, n’a pas osé l’effacer. La persécution des Albigeois, cette affreuse page de son pontificat, ne fut point son œuvre, comme l’a dit une indignation généreuse. Voulant l’unité de la foi dans les conditions de son temps, il eut bien l’idée d’une prédication appuyée par la guerre. L’épouvante qu’il dut ressentir en voyant l’unité menacée, la connaissance de ces hommes aux muscles épais et durs, aux passions tenaces, que la parole ne pénétrait pas aisément et redressait peu quand ils avaient dévié une fois, l’engagèrent dans la croisade. Mais les horribles massacres qui dévastèrent le Midi de la France, les excès inouïs de ses légats, il ne les voulait pas. Hurter l’a montré dans son livre avec une autorité suffisante. Sismondi lui-même, malgré tout ce sang versé qui l’aveugle et le fait frémir, y voit clair encore, et à la page 412 du VIe volume de son Histoire, frappé du langage d’Innocent dans ses lettres après que les ambassadeurs d’Aragon lui eurent dévoilé la vérité, il avoue que ce Pape put être trompé par ses légats. Mais ce que Hurter n’ajoute pas, dans sa faiblesse de cœur pour son héros, c’est que, devant Dieu comme devant les hommes, on est solidaire du crime commis, quand, ayant le pouvoir du châtiment, on l’a laissé impuni. Or, Innocent avait cette puissance, Mais comme le mal était sans remède, comme les légats étaient des prêtres, des serviteurs de l’Église égarés par trop de zèle ; comme lui, surtout, Innocent, était modéré, il a craint d’ajouter au scandale de la faute l’éclat de la punition. Il ne sut pas prévoir ; il n’osa pas punir. Eh bien, en cela il a épousé le crime des autres ! Il y a trempé lâchement le doigt, s’il n’y a pas mis la main tout entière ; il a partagé avec ses légats l’anneau d’alliance dans le forfait et dans la réprobation des peuples. Qu’on ne parle pas de la charité du pasteur quand il s’agit d’une condescendance indigne de l’autorité suprême ! Le manteau du prêtre peut tout couvrir, misères et crimes, mais le pallium du Pape n’est pas fait pour abriter des coupables, il en découvrirait un de plus. Innocent III le sentit. Un brillant historien de nos jours4 a prétendu qu’il mourut l’esprit troublé, la conscience chargée. Hurter, qui n’a pas vu la faute, n’a pas vu le remords ; mais ce remords était dans la nature des choses, car Innocent, nous l’avons montré, avait l’instinct de la justice. Malheureusement, il ne sert pas beaucoup devant les hommes de mourir en se repentant de sa faute. On gagne à cela que l’histoire en tienne compte et le dise, mais on ne saurait l’effacer.

Elle restera donc, et pour les siècles. Ni préoccupation d’historien séduit par les qualités très réelles d’Innocent, ni sophisme de parti pris, ni même intelligence plus profonde des nécessités de ce temps n’y feront rien. Innocent IIl est responsable de la persécution albigeoise. L’histoire n’a dit qu’à moitié mal quand elle l’a appelé persécuteur. D’intention, non ! il ne le fut point, mais le crime achevé, consommé, il en devint le complice par l’indulgence, par le silence. S’il avait été ce colosse d’intelligence que l’école ultramontaine veut qu’il soit, il n’eût pas fléchi sur un point qui aurait dû le trouver inflexible. Il se fût placé au-dessus des considérations qui l’arrêtèrent quand il fallait, en châtiant ses légats, laver l’Église aux yeux des peuples. Mais, comme tous les hommes qui occupèrent le Saint-Siège, il ne sut pas se soustraire à la grande faute traditionnelle : à trop d’indulgence pour le prêtre, sentiment qui manquait de profondeur politique. Oui ! l’Église a toujours trop vite pardonné, trop vite oublié, quand il s’est agi des siens. Si les Papes avaient décidé que tout prêtre coupable avait bien droit à la miséricorde de l’Église, mais non plus aux fonctions publiques ; que, l’indignité reconnue, il n’était plus bon qu’à faire un moine, Home eût vécu plus longtemps sur le respect des peuples, et l’heure de la Réforme n’aurait pas sonné deux siècles après Innocent.

Mais ce n’est pas seulement par le caractère que ce grand homme exagéré diminua la force de son pontificat ; il y fit échec aussi par l’intelligence, par l’absence d’une juste pénétration. Donner le pas sur les choses importantes à celles qui le sont beaucoup moins, ne pas discerner le fort et le faible entre les moyens d’arriver au but incontestable, qu’est donc cela, sinon manquer de génie politique, être impropre à se tirer avec supériorité des difficultés de gouvernement ? Or, comment se conduisit le héros de Hurter dans la question d’où devait sortir la gloire de son règne et sur laquelle, à ce qu’il semble, l’intérêt de l’Église était si éclatant qu’il n’était pas besoin d’être un aigle pour voir des choses d’une telle lumière ? Depuis combien de temps ne parlait-on pas d’unité ? C’était la pensée immuable du Saint-Siège, la préoccupation de la chrétienté, sa gravitation éternelle. Quand la plus belle occasion de réaliser cette unité désirée et de fermer la grande plaie du schisme qui dévorait l’Église vint à se présenter, comment Innocent l’accueillit-il et l’envisagea-t-il ? On voit que nous voulons parler de la prise de Constantinople. Cette ville fameuse, assiégée vainement dix-huit fois depuis Constantin, fut prise par les croisés en 1204. Le Pape qui eût profité de cette circonstance (mais pour cela il fallait la juger) aurait eu la plus magnifique page dans l’histoire. C’était un de ces événements terribles même dans ce qu’ils ont de plus heureux, car s’ils ne portent pas aux nues, ils écrasent ; leur bonheur se retourne contre l’homme qui n’en a pas usé, et fait croire que la fortune s’est prostituée. Les conséquences qu’un Pape pouvait tirer de la prise de Constantinople étaient incalculables ; mais pour cela il fallait s’en occuper avec un esprit plus hardi et moins de scrupules qu’Innocent. Il donna dans la chimère de son siècle : la possession rêvée du Saint-Sépulcre l’émouvait plus que la possession de Byzance, la capitale de l’Empire grec. Il renversa l’ordre des buts qu’il avait à toucher ; il prit le principal pour le secondaire. Hurter l’en glorifie avec une naïveté d’admiration qui le fait ressembler à un aveugle-né en matière de politique et d’histoire. À nos yeux, l’erreur d’Innocent fut si grande qu’il est même impossible de l’expliquer par les tendances générales de son époque. Car si c’était une idée enfoncée solidement au cœur du xiiie  siècle que le dessein de reprendre Jérusalem aux infidèles, c’en était une autre tout aussi profondément ancrée dans l’âme de la chrétienté d’Occident que la guérison du schisme et le rétablissement de l’unité. Seulement, l’une était l’idée exaltée, chevaleresque ; l’autre, l’idée positive, l’idée politique. Innocent, en se prononçant pour la première, fut un chevalier sous la tiare. Était-ce là se montrer digne de la porter ?

Et cependant ce n’était pas un homme vulgaire, Nous l’avons dit assez pour qu’on ne nous accuse pas de dégrader à plaisir une figure majestueuse, après tout, par de certains côtés, mais dont Hurter et beaucoup d’autres ont oublié les proportions. C’était, au contraire, un homme éminent, et qui ne perd de sa haute valeur que quand on songe aux facilités qu’offrait son époque pour être grand à bon marché. Comme l’évidence était trop complète, comme il ne pouvait pas ne point voir quel coup de fortune c’était pour l’Église que la prise de Constantinople, il ne s’abstint pas entièrement d’agir dans le sens éternel de la position de ses prédécesseurs et de la sienne. Il écrivit donc, négocia, s’entremit pour le rétablissement de l’unité. Mais il resta distrait par la préoccupation de Jérusalem ; et dans les choses où le cœur n’est pas, la main de l’homme n’est jamais puissante. C’est là ce qui rendit la soumission de l’Église d’Orient si lente, si empêchée, si difficile. Au concile de Latran (en 1215) il en était question encore, et plus tard, soixante ans après, le schisme éclatait de nouveau. Si les grands hommes, et les plus grands, se classent surtout par ce qu’ils fondent, qu’on nous dise ce qu’Innocent a fondé ? Même malgré sa droiture, son activité, sa modération qu’il croyait habile, il exposa ce qui durait encore, il prépara de bien mauvais jours à l’Église. Ce qu’il fit pour l’administration de Rome et comme prince temporel pour l’Italie ; ce qu’il accomplit comme Pape en Allemagne, où il fut heurté par les prétentions de l’Empire ; sa belle tutelle du jeune Frédéric en Sicile ; sa conduite avec Jean-sans-Terre, ce prince qui mettait toujours, par ses fautes, la fortune du côté de ses ennemis, comme il y mettait le droit par ses crimes, tous ces succès brillants, incontestés, ne sauraient compenser le mal de ses fautes, surtout de cette persécution albigeoise contre laquelle il n’osa s’élever du haut de sa chaire de pontife. Cela seul produisit un mal immense que toute sa vie ne put racheter. L’opinion rompit avec la croyance, et ce levier que l’Église plaçait sur le cœur des peuples ne retrouva pas son point d’appui. Devant la coupe de sang qu’on lui tendit, la foi eut horreur, se détourna et vit le doute, le doute qui ne la lâcha plus ! Après Innocent, le mouvement d’indépendance qu’on avait voulu comprimer se produisait toujours, et en 1222 les bulles d’Honorius III ne faisaient déjà plus naître de croisés contre l’Albigeois. Sans le fanatisme valétudinaire de Louis VIII, qui mourut à la peine, toute grande démonstration eût été impossible. On sent que l’Église s’est blessée elle-même, que ses influences décroissent, que ses plus beaux jours ont lui pour ne plus reparaître. Il y a aussi de singuliers mirages en histoire. Innocent est placé, dans la dernière heure d’éclat de la puissance pontificale, au bord de l’ombre qui commence… Mais cette ombre, dont le contraste l’éclaire, devrait remonter jusqu’à lui.

Tel est en raccourci le célèbre pontife auquel Hurter a consacré bien des années d’une vie laborieuse. L’admiration de l’historien étant sans réserve, en jugeant le héros du livre nous avons jugé l’écrivain. Aussi, de même que nous ne saurions voir dans Innocent III le plus grand homme qui ait jamais existé, comme dit Saint-Chéron, nous ne saurions voir non plus dans Hurter le plus grand historien, comme Saint-Chéron voudrait le donner à penser. Nous en sommes bien fâchés pour l’ambition à la suite de son traducteur, Hurter ne nous paraît être qu’un historien médiocre. S’il a la conscience timorée de l’érudit, il n’a pas le génie de l’appréciation, nécessaire à tout esprit qui aborde l’histoire ; car la conscience de l’exactitude est insuffisante. Ce n’est pas tout que les faits ; et ne pas les comprendre, c’est toujours un peu les fausser. Hurter sait beaucoup sans doute, mais jusqu’à la borne de son esprit, et on la trouve vite. Son livre atteste des lectures immenses, une grande placidité de pensée, le sentiment de la dignité humaine ; mais des vues, du mouvement, nous en avons vainement cherché. Le perçant, le vif, le fier y manquent ; nulle grande manière dans la peinture des caractères et dans le récit des événements. Çà et là on rencontre des choses incroyables, des paradoxes dépaysés et que cet honnête Hurter vous dit de l’air le plus simple du monde. Par exemple (Ier volume, page 161), à propos de l’entremise du Pape dans la répudiation d’Ingeburge, que « sous Louis XV, l’Europe eût été préservée de grands malheurs s’il s’était rencontré un pontife comme Innocent III ». À coup sûr, l’homme qui dit cela sérieusement ne sait pas l’heure qu’il était sous Louis XV, et ne mérite pas d’être discuté.

Quant à son catholicisme, nous en avons donné l’explication la plus honorable en montrant qu’il consistait seulement dans le sentiment de respect qu’inspire à très bon droit un système aussi fort, aussi lié en toutes ses parties, que le système catholique au Moyen Âge ; mais de théorie, de démonstration tendant à prouver la valeur absolue, divine, éternelle de ce catholicisme du passé, il n’y en a pas dans Hurter, esprit trop peu philosophique pour s’inquiéter beaucoup d’une théorie quelconque. Nous nous résumerons donc par ce que nous ayons dit en commençant : l’amour de l’ordre a entraîné Hurter à naïvement admirer une société plus organisée que la société européenne de nos jours, qui n’est pas, elle, encore constituée, qui le sera peut-être, mais à d’autres conditions que le Moyen Âge, Dieu merci ! Hurter n’est pas allé plus loin. Il n’a soutenu nulle part ce que l’École ultramontaine pose en fait : que les conditions du passé sont nécessaires. Du reste, il l’aurait pensé qu’il faudrait s’étonner encore de la grave injustice qu’il y a vis-à-vis de tout un pays libéral, éclairé, comme l’Allemagne, à le faire solidaire des préjugés et des erreurs d’un écrivain isolé.