(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »
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(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »

Livre VI. Le beau serviteur du vrai

I

Ah ! esprits ! soyez utiles ! servez à quelque chose. Ne faites pas les dégoûtés quand il s’agit d’être efficaces et bons. L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. Ah ! il vous faut du songe ? Eh bien, songez l’homme meilleur. Vous voulez du rêve ? en voici : l’idéal. Le prophète cherche la solitude, mais non l’isolement. Il débrouille et développe les fils de l’humanité noués et roulés en écheveau dans son âme ; il ne les casse pas. Il va dans le désert penser, à qui ? aux multitudes. Ce n’est pas aux forêts qu’il parle, c’est aux villes. Ce n’est pas l’herbe qu’il regarde plier au vent, c’est l’homme ; ce n’est pas contre les lions qu’il rugit, c’est contre les tyrans. Malheur à toi, Achab ! malheur à toi, Osée ! malheur à vous, rois ! malheur à vous, pharaons ! c’est là le cri du grand solitaire. Puis il pleure.

Sur quoi ? sur cette éternelle captivité de Babylone, subie par Israël jadis, subie par la Pologne, par la Roumanie, par la Hongrie, par Venise, aujourd’hui. Il veille, le penseur bon et sombre ; il épie, il guette, il écoute, il regarde, oreille dans le silence, œil dans la nuit, griffe à demi allongée vers les méchants. Parlez-lui donc de l’art pour l’art, à ce cénobite de l’idéal. Il a son but et il y va, et son but, c’est ceci : le mieux. Il s’y dévoue.

Il ne s’appartient pas, il appartient à son apostolat. Il est chargé de ce soin immense, la mise en marche du genre humain. Le génie n’est pas fait pour le génie, il est fait pour l’homme. Le génie sur la terre, c’est Dieu qui se donne. Chaque fois que paraît un chef-d’œuvre, c’est une distribution de Dieu qui se fait. Le chef-d’œuvre est une variété du miracle. De là, dans toutes les religions et chez tous les peuples, la foi aux hommes divins. On se trompe si l’on croit que nous nions la divinité des christs.

Au point où la question sociale est arrivée, tout doit être action commune. Les forces isolées s’annulent, l’idéal et le réel sont solidaires. L’art doit aider la science. Ces deux roues du progrès doivent tourner ensemble.

Génération des talents nouveaux, noble groupe d’écrivains et de poètes, légion des jeunes, ô avenir vivant de mon pays ! vos aînés vous aiment et vous saluent. Courage ! dévouons-nous. Dévouons-nous au bien, au vrai, au juste. Cela est bon.

Quelques purs amants de l’art, émus d’une préoccupation qui du reste a sa dignité et sa noblesse, écartent cette formule, l’art pour le progrès, le Beau Utile, craignant que l’utile ne déforme le beau. Ils tremblent de voir les bras de la muse se terminer en mains de servante. Selon eux, l’idéal peut gauchir dans trop de contact avec la réalité. Ils sont inquiets pour le sublime s’il descend jusqu’à l’humanité. Ah ! ils se trompent.

L’utile, loin de circonscrire le sublime, le grandit. L’application du sublime aux choses humaines produit des chefs-d’œuvre inattendus. L’utile, considéré en lui-même et comme élément à combiner avec le sublime, est de plusieurs sortes ; il y a de l’utile qui est tendre, et il y a de l’utile qui est indigné. Tendre, il désaltère les malheureux et crée l’épopée sociale ; indigné, il flagelle les mauvais, et crée la satire divine. Moïse passe à Jésus la verge, et, après avoir fait jaillir l’eau du rocher, cette verge auguste, la même, chasse du sanctuaire les vendeurs.

Quoi ! l’art décroîtrait pour s’être élargi ! Non. Un service de plus, c’est une beauté de plus.

Mais on se récrie. Entreprendre la guérison des plaies sociales, amender les codes, dénoncer la loi au droit, prononcer ces hideux mots, bagne, argousin, galérien, fille publique, contrôler les registres d’inscription de la police, rétrécir les dispensaires, sonder le salaire et le chômage, goûter le pain noir du pauvre, chercher du travail à l’ouvrière, confronter aux oisifs du lorgnon les paresseux du haillon, jeter bas la cloison de l’ignorance, faire ouvrir des écoles, montrer à lire aux petits enfants, attaquer la honte, l’infamie, la faute, le vice, le crime, l’inconscience, prêcher la multiplication des abécédaires, proclamer l’égalité du soleil, améliorer la nutrition des intelligences et des cœurs, donner à boire et à manger, réclamer des solutions pour les problèmes et des souliers pour les pieds nus, ce n’est pas l’affaire de l’azur. L’art, c’est l’azur.

Oui, l’art, c’est l’azur ; mais l’azur du haut duquel tombe le rayon qui gonfle le blé, jaunit le maïs, arrondit la pomme, dore l’orange, sucre le raisin. Je le répète, un service de plus, c’est une beauté de plus. Dans tous les cas, où est la diminution ? Mûrir la betterave, arroser la pomme de terre, épaissir la luzerne, le trèfle et le foin, entrer en collaboration avec le laboureur, le vigneron et le maraîcher, cela n’ôte pas au ciel une étoile. Ah ! l’immensité ne méprise pas l’utilité, et qu’y perd-elle ? Est-ce que le vaste fluide vital, que nous appelons magnétique ou électrique, fait de moins splendides éclairs dans la profondeur des nuées parce qu’il consent à servir de pilote à une barque, et à tenir toujours tournée vers le nord la petite aiguille qu’on lui confie, à ce guide énorme ? L’aurore est-elle moins magnifique, a-t-elle moins de pourpre et moins d’émeraude, subit-elle une décroissance quelconque de majesté, de grâce et d’éblouissement, parce que, prévoyant la soif d’une mouche, elle sécrète soigneusement dans la fleur la goutte de rosée dont a besoin l’abeille ?

On insiste : poésie sociale, poésie humaine, poésie pour le peuple, bougonner contre le mal et pour le bien, promulguer les colères publiques, insulter les despotes, désespérer les coquins, émanciper l’homme mineur, pousser les âmes en avant et les ténèbres en arrière, savoir qu’il y a des voleurs et des tyrans, nettoyer les cages pénales, vider le baquet des malpropretés publiques, Polymnie, manches retroussées, faire ces grosses besognes, fi donc !

Pourquoi pas ?

Homère était le géographe et l’historien de son temps, Moïse le législateur du sien, Juvénal le juge du sien, Dante le théologien du sien, Shakespeare le moraliste du sien, Voltaire le philosophe du sien. Nulle région, dans la spéculation ou dans le fait, n’est fermée à l’esprit. Ici un horizon, là des ailes ; droit de planer.

Pour de certains êtres sublimes, planer c’est servir. Dans le désert pas une goutte d’eau, soif horrible, la misérable file des pèlerins en marche se traîne accablée ; tout à coup, à l’horizon, au-dessus d’un pli des sables, on aperçoit un gypaète qui plane, et toute la caravane crie : Il y a là une source !

Que pense Eschyle de l’art pour l’art ? Certes, si jamais un poëte fut le poëte, c’est Eschyle. Écoutez sa réponse. Elle est dans les Grenouilles d’Aristophane, vers 1039. Eschyle parle : « Dès l’origine, le poëte illustre a servi les hommes. Orphée a enseigné l’horreur du meurtre, Musée les oracles et la médecine, Hésiode l’agriculture, et ce divin Homère, l’héroïsme. Et moi, après Homère, j’ai chanté Patrocle et Teucer au cœur de lion afin que chaque citoyen tâche de ressembler aux grands hommes. »

De même que toute la mer est sel, toute la Bible est poésie. Cette poésie parle politique à ses heures. Ouvrez Samuel, chapitre VIII. Le peuple juif demande un roi. « … Et l’Éternel dit à Samuel : Ils veulent un roi, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne point sur eux. Laisse-les faire, mais proteste, et déclare-leur la manière (mispat) dont les rois les traiteront. Et Samuel parla au nom de l’Éternel au peuple qui demandait un roi. Il dit : Le roi prendra vos fils et les mettra à ses chariots ; il prendra vos filles et les fera servantes ; il prendra vos champs, vos vignes et vos bons oliviers, et les donnera à ses domestiques ; il prendra la dîme de vos moissons et de vos vendanges, et la donnera à ses eunuques ; il prendra vos serviteurs et vos ânes et les fera travailler pour lui ; et vous crierez à cause de ce roi qui sera sur vous, mais comme vous l’aurez voulu, l’Éternel ne vous exaucera point ; et vous serez des esclaves. » Samuel, on le voit, nie le droit divin ; le Deutéronome sape l’autel, l’autel faux, disons-le ; mais l’autel d’à côté n’est-il pas toujours l’autel faux ? « Vous démolirez les autels des faux dieux. Vous chercherez Dieu où il habite. » C’est presque du panthéisme. Pour prendre parti dans les choses humaines, pour être démocratique ici, iconoclaste là, ce livre est-il moins magnifique et moins suprême ? Si la poésie n’est point dans la Bible, où est-elle ?

Vous dites : La muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui ? Le vide. Aimer quoi ? Soi-même. Croire quoi ? Le dogme. Prier quoi ? L’idole. Non, voici le vrai : Chanter l’idéal, aimer l’humanité, croire au progrès, prier vers l’infini.

Prenez garde, vous qui tracez de ces cercles autour du poëte, vous le mettez hors de l’homme. Que le poëte soit hors de l’homme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Qu’il parte, mais qu’il revienne. Qu’il ait des ailes pour l’infini, mais qu’il ait des pieds pour la terre, et qu’après l’avoir vu voler, on le voie marcher. Qu’il rentre dans l’homme après en être sorti. Qu’après l’avoir vu archange, on le retrouve frère. Que l’étoile qui est dans cet œil pleure une larme, et que cette larme soit la larme humaine. Ainsi humain et surhumain, ce sera le poëte. Mais être tout à fait hors de l’homme, c’est ne pas être. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre.

Si tu n’as pas de cette poussière, si tu n’as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t’en. Tu te crois un ange, tu n’es qu’un oiseau.

Aide des forts aux faibles, aide des grands aux petits, aide des libres aux enchaînés, aide des penseurs aux ignorants, aide du solitaire aux multitudes, telle est la loi, depuis Isaïe jusqu’à Voltaire. Qui ne suit pas cette loi peut être un génie, mais n’est qu’un génie de luxe. En ne maniant point les choses de la terre, il croit s’épurer, il s’annule. Il est le raffiné, il est le délicat, il peut être l’exquis ; il n’est pas le grand. Le premier venu, grossièrement utile, mais utile, a le droit de demander en voyant ce génie bon à rien : Qu’est-ce que ce fainéant ? L’amphore qui refuse d’aller à la fontaine mérite la huée des cruches.

Grand celui qui se dévoue ! Même accablé, il reste serein, et son malheur est heureux. Non, ce n’est pas une mauvaise rencontre pour le poëte que le devoir. Le devoir a une sévère ressemblance avec l’idéal. L’aventure de faire son devoir vaut la peine d’être acceptée. Non, le coudoiement avec Caton n’est point à éviter. Non, non, non, la vérité, l’honnêteté, l’enseignement aux foules, la liberté humaine, la mâle vertu, la conscience, ne sont point des objets de dédain. L’indignation et l’attendrissement, c’est la même faculté tournée vers les deux côtés du douloureux esclavage humain, et les capables de colère sont les capables d’amour. Niveler le tyran et l’esclave, quel magnifique effort ! Or tout un versant de la société actuelle est tyran, et tout l’autre versant est esclave. Redressement redoutable à faire. Il se fera. Tous les penseurs se doivent à ce but. Ils y grandiront. Être le serviteur de Dieu dans le progrès et l’apôtre de Dieu dans le peuple, c’est la loi de croissance du génie.

II

Il y a deux poètes, le poëte du caprice et le poëte de la logique ; et il y a un troisième poëte, composé de l’un et de l’autre, les corrigeant l’un par l’autre, les complétant l’un par l’autre, et les résumant dans une entité plus haute. Ce sont les deux statures en une seule. Ce troisième-là est le premier. Il a le caprice, et il suit le souffle. Il a la logique, et il suit le devoir. Le premier écrit le Cantique des cantiques, le deuxième écrit le Lévitique, le troisième écrit les Psaumes et les Prophéties. Le premier est Horace, le second est Lucain, le troisième est Juvénal. Le premier est Pindare, le second est Hésiode, le troisième est Homère.

Aucune perte de beauté ne résulte de la bonté. Le lion, pour avoir la faculté de s’attendrir, est-il moins beau que le tigre ? Cette mâchoire qui s’écarte pour laisser tomber l’enfant dans les bras de la mère, retire-t-elle à cette crinière sa majesté ? Le vaste verbe du rugissement disparaît-il de cette gueule terrible parce qu’elle a léché Androclès ? Le génie qui ne se court pas, fût-il gracieux, est difforme. Le prodige qui n’aime pas est monstre. Aimons ! aimons !

Aimer n’a jamais empêché de plaire. Où avez-vous vu qu’il puisse y avoir exclusion d’une forme du bien à l’autre ? Au contraire, tout le bien communique. Entendons-nous pourtant, de ce qu’on a une qualité, il ne s’ensuit point qu’on ait nécessairement l’autre ; mais il serait étrange qu’une qualité ajoutée à l’autre fût une diminution. Être utile, ce n’est qu’être utile ; être beau, ce n’est qu’être beau ; être utile et beau, c’est être sublime. C’est ce que sont saint Paul au premier siècle, Tacite et Juvénal au deuxième, Dante au treizième, Shakespeare au seizième, Milton et Molière au dix-septième.

Nous avons tout à l’heure rappelé un mot devenu fameux : l’Art pour l’Art. Expliquons-nous à ce propos une fois pour toutes. À en croire une affirmation très générale et très souvent répétée, de bonne foi, nous le pensons, ce mot, l’Art pour l’Art, aurait été écrit par l’auteur même de ce livre. Écrit, jamais. On peut lire, de la première à la dernière ligne, tout ce que nous avons publié, on n’y trouvera point ce mot. C’est le contraire de ce mot qui est écrit dans toute notre œuvre, et, insistons-y, dans notre vie entière. Quant au mot en lui-même, quelle réalité a-t-il ? Voici le fait, que plusieurs contemporains ont, comme nous, présent à la mémoire. Un jour, il y a trente-cinq ans, dans une discussion entre critiques et poètes sur les tragédies de Voltaire, l’auteur de ce livre jeta cette interruption : « Cette tragédie-là n’est point de la tragédie. Ce ne sont pas des hommes qui vivent, ce sont des sentences qui parlent. Plutôt cent fois l’Art pour l’Art ! » Cette parole, détournée, involontairement sans doute, de son vrai sens pour les besoins de la polémique, a pris plus tard, à la grande surprise de celui dont elle avait été l’interjection, les proportions d’une formule. C’est de ce mot, limité à Alzire et à l’Orphelin de la Chine, et incontestable dans cette application restreinte, qu’on a voulu faire toute une déclaration de principes et l’axiome à inscrire sur la bannière de l’art.

Ce point vidé, poursuivons.

Entre deux vers, l’un de Pindare, déifiant un cocher ou glorifiant les clous d’airain de la roue d’un char, l’autre d’Archiloque, si redoutable qu’après l’avoir lu Jeffreys interromprait ses crimes et s’irait pendre au gibet dressé par lui pour les honnêtes gens, entre ces deux vers, à beauté égale, je préfère le vers d’Archiloque.

Dans les temps antérieurs à l’histoire, là où la poésie est fabuleuse et légendaire, elle a une grandeur prométhéenne. De quoi se compose cette grandeur ? d’utilité. Orphée apprivoise les bêtes fauves ; Amphion bâtit des villes. Le poëte dompteur et architecte, Linus aidant Hercule, Musée assistant Dédale, le vers force civilisante, telle est l’origine. La tradition est d’accord avec la raison. Le bon sens des peuples ne s’y trompe pas. Il invente toujours des fables dans le sens de la vérité. Tout est grand dans ces lointains grossissants. Eh bien, le poëte belluaire, que vous admirez dans Orphée, reconnaissez-le dans Juvénal.

Nous insistons sur Juvénal. Peu de poëtes ont été plus insultés, plus contestés, plus calomniés. La calomnie contre Juvénal a été à si longue échéance qu’elle dure encore. Elle passe d’un valet de plume à l’autre. Ces grands haïsseurs du mal sont haïs par tous les flatteurs de la force et du succès. La tourbe des domestiques sophistes, des écrivains qui ont autour du cou une rondeur pelée, des souteneurs historiographes, des scoliastes entretenus et nourris, des gens de cour et d’école, fait obstacle à la gloire des punisseurs et des vengeurs. Elle coasse autour de ces aigles. On ne rend pas volontiers justice aux justiciers. Ils gênent les maîtres et indignent les laquais. L’indignation de la bassesse existe.

Du reste, c’est bien le moins que les diminutifs s’entr’aident, et que Césarion ait pour appui Tyrannion. Le cuistre rompt des férules pour le satrape. Il y a pour ces besognes une courtisanerie lettrée et une pédagogie officielle. Ces pauvres chers vices payants, ces excellents forfaits bons princes, son altesse Rufin, sa majesté Claude, cette auguste madame Messaline qui donne de si belles fêtes, et des pensions sur sa cassette, et qui dure et qui se perpétue, toujours couronnée, s’appelant Théodora, puis Frédégonde, puis Agnès, puis Marguerite de Bourgogne, puis Isabeau de Bavière, puis Catherine de Médicis, puis Catherine de Russie, puis Caroline de Naples, etc., etc., tous ces grands seigneurs, les crimes, toutes ces belles dames, les turpitudes, leur fera-t-on le chagrin de consentir au triomphe de Juvénal ? Non. Guerre au fouet au nom des sceptres ! guerre à la verge au nom des boutiques ! c’est bien. Faites, courtisans, clients, eunuques et scribes. Faites, publicains et pharisiens. Cela n’empêche pas la république de remercier Juvénal et le temple d’approuver Jésus.

Isaïe, Juvénal, Dante, ce sont des vierges. Remarquez leurs yeux baissés. Une clarté sort de leurs cils sévères. Il y a de la chasteté dans la colère du juste contre l’injuste. L’imprécation peut être aussi sainte que l’hosanna, et l’indignation, l’indignation honnête, a la pureté même de la vertu. En fait de blancheur, l’écume n’a rien à envier à la neige.

III

L’histoire entière constate la collaboration de l’art au progrès. Dictus ob hoc lenire tigres. Le rhythme est une puissance. Puissance que le moyen âge connaît et subit non moins que l’antiquité. La deuxième barbarie, la barbarie féodale, redoute, elle aussi, cette force, le vers. Les barons, peu timides, sont interdits devant le poëte ; qu’est-ce que c’est que cet homme ? Ils craignent qu’une male chanson ne soit chantée. L’esprit de civilisation est avec cet inconnu. Les vieux donjons pleins de carnage ouvrent leurs yeux fauves et flairent l’obscurité ; l’inquiétude les prend. La féodalité tressaille, l’antre est troublé. Les dragons et les hydres sont mal à l’aise. Pourquoi ? c’est qu’il y a là un dieu invisible.

Il est curieux de constater cette puissance de la poésie aux pays où la sauvagerie est la plus épaisse, particulièrement en Angleterre, dans cette dernière profondeur féodale, penitus toto divisos orbe Britannos. À en croire la légende, forme de l’histoire aussi vraie et aussi fausse qu’une autre, c’est grâce à la poésie que Colgrim, assiégé par les bretons, est secouru dans York par son frère Bardulph le Saxon ; que le roi Awlof pénètre dans le camp d’Athelstan ; que Werburgh, prince de Northumbre, est délivré par les gallois, d’où, dit-on, cette devise celtique du prince de Galles : Ich dien ; qu’Alfred, roi d’Angleterre, triomphe de Gitro, roi des Danois, et que Richard-Cceur-de-Lion sort de la prison de Losenstein. Ranulph, comte de Chester, attaqué dans son château de Rothelan, est sauvé par l’intervention des minstrels, ce que constatait encore sous Élisabeth le privilège accordé aux minstrels patronnés par les lords Dalton.

Le poëte avait droit de réprimande et de menace. En 1316, le jour de la Pentecôte, Édouard II étant à table dans là grande salle de Westminster avec les pairs d’Angleterre, une femme minstrel entra à cheval dans la salle, en fit le tour, salua Édouard II, prédit à voix haute au mignon Spencer la potence et l’émasculation par la main du bourreau et au roi la corne au moyen de laquelle un fer rouge lui serait enfoncé dans les intestins, déposa sur la table devant le roi une lettre, et s’en alla ; et personne ne lui dit rien.

Aux fêtes, les minstrels passaient avant les prêtres, et étaient plus honorablement traités. À Abingdon, à une fête de la Sainte-Croix, chacun des douze prêtres reçut quatre pence, et chacun des douze minstrels deux schellings. Au prieuré de Maxtoke, l’usage était qu’on fît souper les minstrels dans la Chambre Peinte, éclairée par huit grosses chandelles de cire.

À mesure qu’on avance vers le Nord, il semble que le grandissement de la brume grandisse le poëte. En Écosse, il est énorme. Si quelque chose dépasse la légende des rhapsodes, c’est la légende des scaldes. À l’approche d’Édouard d’Angleterre, les bardes couvrent Stirling comme les trois cents avaient couvert Sparte, et ils ont leurs Thermopyles, égales à celles de Léonidas. Ossian, parfaitement certain et réel, a eu un plagiaire ; ce n’est rien ; mais ce plagiaire a fait plus que le voler, il l’a affadi. Ne connaître Fingal que par Macpherson, c’est comme si l’on ne connaissait Amadis que par Tressan. On montre à Staffa la pierre du Poëte, Clachan an Bairdh, ainsi nommée, suivant beaucoup d’antiquaires, bien avant la visite de Walter Scott aux Hébrides. Cette chaise du Barde, grande roche creuse offerte à l’envie de s’asseoir qu’aurait un géant, est à l’entrée de la grotte. Autour d’elle il y a les ondes et les nuées. Derrière le Clachan an Bairdh s’entasse et se dresse la géométrie surhumaine des prismes basaltiques, le pêle-mêle des colonnades et des vagues, et tout le mystère de l’effrayant édifice. La galerie de Fingal se prolonge à côté de la chaise du Poëte ; la mer se brise là avant d’entrer sous ce plafond terrible. Le soir on croit voir dans cette chaise une forme accoudée ; — c’est le fantôme, — disent les pêcheurs du clan des Mackinnons ; et personne n’oserait, même en plein jour, monter jusqu’à ce siège redoutable ; car à l’idée de la pierre est liée l’idée du sépulcre, et sur la chaise de granit il ne peut s’asseoir que l’homme d’ombre.

IV

La pensée est pouvoir.

Tout pouvoir est devoir. Au siècle où nous sommes, ce pouvoir doit-il rentrer au repos ? ce devoir doit-il fermer les yeux ? et le moment est-il venu pour l’art de désarmer ? Moins que jamais. La caravane humaine est, grâce à 1789, parvenue sur un haut plateau, et l’horizon étant plus vaste, l’art a plus à faire. Voilà tout. À tout élargissement d’horizon correspond un agrandissement de conscience.

Nous ne sommes pas au but. La concorde condensée en félicité, la civilisation résumée en harmonie, cela est loin encore. Au dix-huitième siècle, ce rêve était si lointain qu’il semblait coupable ; on chassait l’abbé de Saint-Pierre de l’académie pour l’avoir fait. Expulsion qui paraît un peu sévère à une époque où la bergerie gagnait jusqu’à Fontenelle et où Saint-Lambert inventait l’idylle à l’usage de la noblesse. L’abbé de Saint-Pierre a laissé derrière lui un mot et un songe ; le mot est de lui : Bienfaisance ; le songe est de nous tous : Fraternité. Ce songe, qui faisait écumer le cardinal de Polignac et sourire Voltaire, n’est plus si perdu qu’il l’était dans les brumes de l’improbable ; il s’est un peu rapproché ; mais nous n’y touchons pas. Les peuples, ces orphelins qui cherchent leur mère, ne tiennent pas encore dans leur main le pan de la robe de la paix.

Il reste autour de nous une quantité suffisante d’esclavage, de sophisme, de guerre et de mort pour que l’esprit de civilisation ne se dessaisisse d’aucune de ses forces. Tout le droit divin ne s’est pas dissipé. Ce qui a été Ferdinand VII en Espagne, Ferdinand II à Naples, Georges IV en Angleterre, Nicolas en Russie, cela flotte encore. Un reste de spectres plane. Des inspirations descendent de cette nuée fatale sur des porte-couronnes qui méditent accoudés sinistrement.

La civilisation n’en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec les propriétaires de peuples, et avec les hallucinés légitimes et héréditaires qui s’affirment majestés par la grâce de Dieu, et se croient sur le genre humain droit de manumission. Il importe de faire un peu obstacle, de montrer au passé de la mauvaise volonté, et d’apporter à ces hommes, à ces dogmes, à ces chimères qui s’obstinent, quelque empêchement. L’intelligence, la pensée, la science, l’art sévère, la philosophie, doivent veiller et prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en mouvement de vraies armées. Il y a des Polognes égorgées à l’horizon. Tout mon souci, disait un poëte contemporain mort récemment, c’est la fumée de mon cigare. Moi aussi, j’ai pour souci une fumée, la fumée des villes qui brûlent là-bas. Donc chagrinons les maîtres, si nous pouvons.

Refaisons le plus haut possible la leçon du juste et de l’injuste, du droit et de l’usurpation, du serment et du parjure, du bien et du mal, du fas et nefas ; arrivons avec toutes nos vieilles antithèses, comme ils disent. Faisons contraster ce qui doit être avec ce qui est. Mettons de la clarté dans toutes ces choses. Apportez de la lumière, vous qui en avez. Opposons dogme à dogme, principe à principe, énergie à entêtement, vérité à imposture, rêve à rêve, le rêve de l’avenir au rêve du passé, la liberté au despotisme. On pourra s’asseoir, s’étendre tout de son long, et achever de fumer le cigare de la poésie de fantaisie, et rire au Décaméron de Boccace avec le doux ciel bleu sur sa tête, le jour où la souveraineté d’un roi sera exactement de même dimension que la liberté d’un homme. Jusque-là peu de sommeil. Je me défie.

Mettez des sentinelles partout. N’attendez pas des despotes énormément d’affranchissement. Délivrez-vous vous-mêmes, toutes les Polognes qu’il y a. Décrochez l’avenir de votre propre main. N’espérez point que votre chaîne se forge d’elle-même en clef des champs. Allons, enfants de la patrie. Ô faucheurs des steppes, levez-vous. Ayez dans les bonnes intentions des czars orthodoxes juste assez de foi pour prendre les armes. Les hypocrisies et les apologies, étant piège, sont un danger de plus.

Nous vivons dans un temps où l’on voit des orateurs louer la magnanimité des ours blancs et l’attendrissement des panthères. Amnistie, clémence, grandeur d’âme, une ère de félicité s’ouvre, on est paternel, voyez tout ce qui est déjà fait ; il ne faut point croire qu’on ne marche pas avec son siècle, les bras augustes sont ouverts, rattachez-vous à l’empire ; la Moscovie est bonne, regardez comme les serfs sont heureux, les ruisseaux vont être de lait, prospérité, liberté, vos princes gémissent comme vous sur le passé, ils sont excellents ; venez, ne craignez rien, petits, petits ! Quant à nous, nous en convenons, nous sommes de ceux qui ne mettent nul espoir dans la glande lacrymale des crocodiles.

Les difformités publiques régnantes imposent à la conscience du penseur, philosophe ou poëte, des obligations austères. Incorruptibilité doit tenir tête à corruption. Il est plus que jamais nécessaire de montrer aux hommes l’idéal, ce miroir où est la face de Dieu.

V

Il existe en littérature et en philosophie des Jean-qui-pleure-et-Jean-qui-rit, des Héraclites masqués d’un Démocrite, hommes souvent très grands, comme Voltaire. Ce sont des ironies qui gardent leur sérieux, quelquefois tragique.

Ces hommes-là, sous la pression des pouvoirs et des préjugés de leur temps, parlent à double sens. Un des plus profonds, c’est Bayle, l’homme de Rotterdam, le puissant penseur. (Ne pas écrire Beyle.) Quand Bayle émet avec sang-froid cette maxime : « Il vaut mieux affaiblir la grâce « d’une pensée que d’irriter un tyran », je souris, je connais l’homme ; je songe au persécuté presque proscrit, et je sens bien qu’il s’est laissé aller à la tentation d’affirmer, uniquement pour me donner la démangeaison de contester. Mais quand c’est un poëte qui parle, un poëte en pleine liberté, riche, heureux, prospère jusqu’à être inviolable, on s’attend à un enseignement net, franc, salubre ; on ne peut croire qu’il puisse venir d’un tel homme quoi que ce soit qui ressemble à une désertion de la conscience ; et c’est avec la rougeur au front qu’on lit ceci : « Ici-bas, en temps de paix, que chacun balaye devant sa porte. « En guerre, si l’on est vaincu, que l’on s’accommode avec la troupe. » — … — « Que l’on mette en croix chaque enthousiaste à sa trentième année. S’il connaît le monde une fois, de dupe il devient fripon. » — … — « La sainte liberté de la presse, quelle utilité, quels fruits, quel avantage vous offre-t-elle ? Vous en avez la démonstration certaine : un profond mépris de l’opinion publique. » — … — « Il est des gens qui ont la manie de fronder tout ce qui est grand : ce sont ceux-là qui se sont attaqués à la Sainte-Alliance ; et pourtant rien n’a été imaginé de plus auguste et de plus salutaire à l’humanité. » — Ces choses, diminuantes pour celui qui les a écrites, sont signées Gœthe. Goethe, quand il les écrivait, avait soixante ans. L’indifférence au bien et au mal porte à la tête, on peut en être ivre, et voilà où l’on arrive. La leçon est triste. Sombre spectacle. Ici l’ilote est un esprit.

Une citation peut être un pilori. Nous clouons sur la voie publique ces lugubres phrases, c’est notre devoir. Goethe a écrit cela. Qu’on s’en souvienne, et que personne, parmi les poètes, ne retombe plus dans cette faute.

Entrer en passion pour le bon, pour le vrai, pour le juste ; souffrir dans les souffrants ; tous les coups frappés par tous les bourreaux sur la chair humaine, les sentir sur son âme ; être flagellé dans le Christ et fustigé dans le nègre ; s’affermir et se lamenter ; escalader, titan, cette cime farouche où Pierre et César font fraterniser leurs glaives, gladium gladio copulemus ; entasser dans cette escalade l’Ossa de l’idéal sur le Pélion du réel ; faire une vaste répartition d’espérance ; profiter de l’ubiquité du livre pour être partout à la fois avec une pensée de consolation ; pousser pêle-mêle hommes, femmes, enfants, blancs, noirs, peuples, bourreaux, tyrans, victimes, imposteurs, ignorants, prolétaires, serfs, esclaves, maîtres, vers l’avenir, précipice aux uns, délivrance aux autres ; aller, éveiller, hâter, marcher, courir, penser, vouloir, à la bonne heure, voilà qui est bien. Cela vaut la peine d’être poëte. Prenez garde, vous perdez le calme. Sans doute ; mais je gagne la colère. Viens me souffler dans les ailes, ouragan !

Il y à eu, dans ces dernières années, un instant où l’impassibilité était recommandée aux poëtes comme condition de divinité. Être indifférent, cela s’appelait être olympien. Où avait-on vu cela ? Voilà un Olympe guère ressemblant. Lisez Homère. Les olympiens ne sont que passion. L’humanité démesurée, telle est leur divinité. Ils combattent sans cesse. L’un a un arc, l’autre une lance, l’autre une épée, l’autre une massue, l’autre la foudre. Il y en a un qui force les léopards à le traîner. Un autre, la sagesse, a coupé la tête de la nuit hérissée de serpents et l’a clouée sur son bouclier. Tel est le calme des olympiens. Leurs colères font rouler des tonnerres d’un bout à l’autre de l’Iliade et de l’Odyssée.

Ces colères, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poëte qui les a est le vrai olympien. Juvénal, Dante, Agrippa d’Aubigné. et Milton avaient ces colères. Molière aussi. L’âme d’Alceste laisse échapper de toutes parts l’éclair des « haines vigoureuses ». C’est dans le sens de cette haine du mal que Jésus disait : Je suis venu apporter la guerre.

J’aime Stésichore indigné, empêchant l’alliance de la Grèce avec Phalaris, et combattant à coups de lyre le taureau d’airain.

Louis XIV trouvait Racine bon à coucher dans sa chambre quand il était, lui le roi, malade, faisant-ainsi du poëte le second de son apothicaire, grande protection aux lettres ; mais il ne demandait rien de plus aux beaux esprits, et l’horizon de son alcôve lui semblait suffisant pour eux. Un jour, Racine, un peu poussé par madame de Maintenon, s’avisa de sortir de la chambre du roi et de regarder le galetas du peuple. De là un mémoire sur la détresse publique. Louis XIV frappa Racine d’un coup d’œil meurtrier. Mal en prend aux poëtes d’être gens de cour et de faire ce que leur demandent les maîtresses de roi. Racine, sur la suggestion de madame de Maintenon, risque une remontrance qui le fait chasser de la cour, et il en meurt ; Voltaire, sur l’insinuation de madame de Pompadour, aventure un madrigal, maladroit à ce qu’il paraît, qui le fait chasser de France, et il n’en meurt pas. Louis XV, en lisant le madrigal (et gardez tous deux vos conquêtes), s’était écrié : que ce Voltaire est bête !

Il y a quelques années, « une plume fort autorisée », comme on dit en patois académique et officiel, écrivait ceci : — « Le plus grand service que puissent nous rendre les poëtes, c’est de n’être bons à rien. Nous ne leur demandons pas autre chose. » Remarquez l’étendue et l’envergure de ce mot : les poëtes, qui comprend Linus, Musée, Orphée, Homère, Job, Hésiode, Moïse, Daniel, Amos, Ézéchiel, Isaïe, Jérémie, Ésope, David, Salomon, Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Archiloque, Tyrtée, Stésichore, Ménandre, Platon, Asclépiade, Pythagore, Anacréon, Théocrite, Lucrèce, Plaute, Térence, Virgile, Horace, Catulle, Juvénal, Apulée, Lucain, Perse, Tibulle, Sénèque, Pétrarque, Ossian, Saadi, Ferdousi, Dante, Cervantes, Calderon, Lope de Vega, Chaucer, Shakespeare, Camoëns, Marot, Ronsard, Régnier, Agrippa d’Aubigné, Malherbe, Segrais, Racan, Milton, Pierre Corneille, Molière, Racine, Boileau, La Fontaine, Fontenelle, Regnard, Lesage, Swift, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Sedaine, Jean-Jacques Rousseau, André Chénier, Klopstock, Lessing, Wieland, Schiller, Goethe, Hoffmann, Alfieri, Chateaubriand, Byron, Shelley, Woodsworth, Burns, Walter Scott, Balzac, Musset, Béranger, Pellico, Vigny, Dumas, George Sand, Lamartine, déclarés par l’oracle « bons à rien », et ayant l’inutilité pour excellence. Cette phrase « réussie », à ce qu’il paraît, a été fort répétée. Nous la répétons à notre tour. Quand l’aplomb d’un, idiot arrive à ces proportions, il mérite enregistrement. L’écrivain qui a émis cet aphorisme est, à ce qu’on nous assure, un des hauts personnages du jour. Nous n’y faisons point d’objection. Les grandeurs ne diminuent pas les oreilles.

Octave-Auguste, le matin de la bataille d’Actium, rencontra un âne que Panier appelait Triumphus ; ce Triumphus doué de la faculté de braire lui parut de bon augure ; Octave-Auguste gagna la bataillé, se souvint de Triumphus, le fit sculpter en bronze et le mit au Capitole. Cela fit un âne capitolin, mais un âne.

On comprend que les rois disent au poëte : Sois inutile ; mais on ne comprend pas que les peuples le lui disent. C’est pour le peuple qu’est le poëte. Pro populo poeta, écrivait Agrippa d’Aubigné. Tout à tous, criait saint Paul. Qu’est-ce qu’un esprit ? C’est un nourrisseur d’âmes. Le poëte est à la fois fait de menace et de promesse. L’inquiétude qu’il inspire aux oppresseurs apaise et console les opprimés. C’est la gloire du poëte de mettre un mauvais oreiller au lit de pourpre des bourreaux. C’est souvent grâce à lui que le tyran se réveille en disant : J’ai mal dormi. Tous les esclavages, tous les accablements, toutes les douleurs, toutes les infortunes, toutes les détresses, toutes les faims et toutes les soifs, ont droit au poëte ; il a un créancier, le genre humain.

Être le grand serviteur, certes, cela n’ôte rien au poëte. Parce que, dans l’occasion et pour le devoir, il aura poussé le cri d’un peuple, parce qu’il a, quand il le faut, dans la poitrine le sanglot de l’humanité, toutes les voix du mystère n’en chantent pas moins en lui. Parler si haut, cela ne l’empêche point de parler bas. Il n’en est pas moins le confident, et quelquefois le confesseur, des cœurs. Il n’en est pas moins en tiers avec ceux qui aiment, avec ceux qui songent, avec ceux qui soupirent, passant sa tête dans l’ombre entre deux têtes d’amoureux. Les vers d’amour d’André Chénier avoisinent sans désordre et sans trouble l’ïambe courroucé : « Toi, vertu, pleure si je meurs ! » Le poëte est le seul être vivant auquel il soit donné de tonner et de chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le frémissement de la feuille. Il vient pour une double fonction, une fonction individuelle et une fonction publique, et c’est à cause de cela qu’il lui faut, pour ainsi dire, deux âmes.

Ennius disait : J’en ai trois. Une âme osque, une âme grecque et une âme latine. Il est vrai qu’il ne faisait allusion qu’au lieu de sa naissance, au lieu de son éducation et au lieu de son action civique, et d’ailleurs Ennius n’était qu’une ébauche de poëte, vaste mais informe.

Pas de poëte sans cette activité d’âme qui est la résultante de la conscience. Les lois morales anciennes veulent être constatées, les lois morales nouvelles veulent être révélées ; ces deux séries ne coïncident pas sans quelque effort. Cet effort incombe au poëte. Il fait à chaque instant fonction de philosophe. Il faut qu’il défende, selon le côté menacé, tantôt la liberté de l’esprit humain, tantôt la liberté du cœur humain, aimer n’étant pas moins sacré que penser. Rien de tout cela n’est l’Art pour l’Art.

Le poëte arrive au milieu de ces allants et venants qu’on nomme les vivants, pour apprivoiser, comme l’Orphée antique, les mauvais instincts, les tigres qui sont dans l’homme, et, comme l’Amphion légendaire, pour remuer toutes les pierres, les préjugés et les superstitions, mettre en mouvement les blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebâtir la ville, c’est-à-dire la société.

Que ce service rendu, coopérer à la civilisation, entraîne déperdition de beauté pour la poésie et de dignité pour le poëte, on ne peut énoncer cette proposition sans sourire. Toutes ces grâces, tous ses charmes, tous ses prestiges, l’art utile les conserve et les augmente. En vérité, parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès, crucifié sur le Caucase par la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé ; parce qu’il a desserré les ligatures de l’idolâtrie, parce qu’il a dégagé la pensée humaine des bandelettes des religions nouées sur elle, arctis nodis relligionum, Lucrèce n’est point diminué ; la flétrissure des tyrans avec le fer rouge des prophéties n’amoindrit pas Isaïe ; la défense de sa patrie ne gâte point Tyrtée. Le beau n’est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l’amélioration des multitudes humaines. Un peuple affranchi n’est point une mauvaise fin de strophe. Non, l’utilité patriotique ou révolutionnaire n’ôte rien à la poésie. Avoir abrité sous ses escarpements ce serment redoutable de trois paysans d’où sort la Suisse libre, cela n’empêche pas l’immense Grütli d’être, à la nuit tombante, une haute masse d’ombre sereine pleine de troupeaux, où l’on entend d’innombrables clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du crépuscule.