Léon Cladel50
I
Ils ne sont pas rouges, les ruraux… et en voici un écarlate ! Écarlate d’opinion, écarlate de sentiment, écarlate d’expression : toutes les intensités d’écarlate, il les a, quoique rural, ce rural endiablé ! Auteur déjà connu du Bouscassié, cette robuste églogue qui monte parfois jusqu’à l’épique, Léon Cladel publie à l’instant même un nouveau livre, de l’haleine du premier, plein de rutilance et de furie pittoresque…
Ce n’est pas que cela m’étonne ; non ! mais c’est que cet éclatant rural soit républicain. Rural et républicain, chose rare ; presque une contradiction ! car les républicains détestent les ruraux, et, comme le mot clérical pour désigner les catholiques, rural est un nom qu’ils ont inventé et qui veut être une injure, cinglée par eux au visage des paysans.
Cladel, qui est un paysan et qui s’en vante, et qui a raison de s’en vanter ; Cladel, qui s’est voué à les peindre à fond, et qui les a peints une seconde fois dans sa Fête votive de saint Bartholomée Porte-glaive 51, avec une énergie plus grande encore que la première fois (dans le Bouscassié), s’est bien gardé, tout républicain qu’il puisse être, d’écrire sur ses deux volumes : « Mes ruraux » , qui serait ridicule, mais il a mis : « Mes paysans » , qui dit nettement que dans ses livres il ne s’agit exclusivement que des paysans de son pays.
Ce sont bien les siens, en effet. Ce sont bien les paysans de sa province, non de la province à côté… Seulement, disons-le avec une joie qu’il ne partagera peut-être pas, les paysans de ce républicain ne sont pas plus républicains que les autres. Ce sont des républicains comme les autres, des paysans très vrais, très étudiés, très sus, — des terriens acharnés qui ne pensent qu’à la terre, heureusement pour eux et pour nous ! et qui, s’ils étaient républicains, penseraient à autre chose, mais ne seraient plus alors ces paysans que Cladel et moi nous adorons, et qu’il nous a peints d’une touche de flamme, avec tous les enthousiasmes et les bonheurs de l’adoration.
II
Adoration… c’est bien fort ; mais ce ne l’est pas trop pour exprimer le sentiment qui
circule à travers le nouvel ouvrage de Cladel. Shakespeare a dit quelque part, en
parlant d’un fort orage, que « le vent et la pluie se battaient à qui serait le
plus puissant »
. Eh bien, dans ce livre, le sentiment et le coloris se
battent à qui sera le plus puissant, et ils s’exaspèrent l’un par l’autre ! L’auteur de
la Fête votive de saint Bartholomée Porte-glaive — un nom de tableau
bien plus que de livre — n’est, à exactement parler, ni un inventeur dans l’ordre du
roman ou du drame, ni un esprit d’aperçu qui voit les idées par-dessus les images, ni un
écrivain… littéraire. C’est un peintre, — un peintre à la plume, et à une plume trempée
dans le vermillon, rivale acharnée du pinceau. Ce livre éblouissant n’est pas un livre
fait avec les combinaisons propres à tout livre, mais un tableau pris du pied des
choses, presque contondant de relief, presque poignardant de couleur. Les pusillanimes
d’organisation, les vues ophtalmiques, les sens qui se croient délicats parce qu’ils
sont faibles, se plaindront de la violence d’une œuvre qui, par la couleur et le
style, rappelle Rubens et Rabelais ; mais moi, non ! Je tiens à honneur pour Cladel de
lui signaler son origine, et je veux qu’aristocrate en art ce républicain en politique
soit fier comme un paon d’avoir de tels aïeux ! Peintre à la Rubens et à la Rabelais,
peintre de grande nature, peintre de kermesses, de foules, de ruées, de batailles,
peintre du tempérament physique le plus impétueusement débordé, Cladel s’est trouvé
républicain comme il est peintre, et pour les mêmes raisons. La République, pour ce
peintre genuine, c’est un tableau, une suite de tableaux à la David,
mais à un David chauffé à rouge. La République, ce sont des batailles, des fêtes votives
aussi, des apothéoses. L’œil de Cladel fait grandiose l’objet en le regardant, et le
républicain, chez lui, est tellement peintre, qu’il rajeunit et splendifie par la
couleur les vieilles rengaines républicaines, quand elles lui tombent sous le pinceau.
Magie du talent ! Les choses qu’il devrait le plus avoir en horreur, les choses les plus
répugnantes à un grand artiste, les misérables vulgarités du Siècle, par
exemple, il les inonde d’un flot de couleur qui les transfigure, comme la lumière d’or
de Murillo ruisselant sur la teigne de son Pouilleux.
III
Ah ! il est bien heureux d’être peintre. S’il ne l’était pas, que serait-il ?… Mais il l’est à un tel degré qu’on est arraché à toute réflexion par la force de sa peinture. Cet homme, je ne dirai pas si naturel, mais si nature, cet artiste d’une forme si sincère et si brave, qui dit tout et n’a peur de rien, qui ne recule devant aucun détail, a — est-ce incroyable ? — les petits préjugés de deux sous des bourgeois endimanchés de république. Ainsi, lui, le paysan, le naturel, l’objectif, il déclame comme un professeur de Duruy contre l’ignorance ! il croit à la lumière par les livres ! il veut, lui aussi, l’instruction obligatoire, cette instruction qui n’exalte que l’orgueil et jette l’homme aux livres comme l’enfant à l’eau ! et il ne voit pas que l’instruction obligatoire lui gâterait, que dis-je ? lui supprimerait ces chers paysans, dont il raffole et qu’il peint dans toutes les magnificences agrestes, frustes et même brutales de leurs vieilles mœurs.
Il ne voit pas que si on la lui concédait, cette instruction obligatoire, si on lui campait entre les jambes ce cheval de bois sur lequel ils se plantent tous à califourchon pour aller à la conquête de l’avenir, c’en serait fait à tout jamais de sa peinture, de l’originalité de ses modèles ; c’en serait fait de ses chers paysans ! Ils deviendraient des messieurs, des citoyens. Ils tomberaient dans les habits noirs de Féval. Et qu’il ne dise pas qu’il peindrait autre chose. Il sait bien que non, Cladel !
Il est un génie de terroir. C’est le sol et le soleil de son sol qui l’ont fait, comme le vin. La patrie, cette patrie qui n’a que quelques pieds d’horizon et qui a porté notre berceau, qui nous entre par les yeux dans le cœur aux premiers moments de la vie, et qui est comme le cœur concentré de l’autre et grande patrie, est entrée trop avant en lui pour que son talent puisse exister sans elle. Comme Antée, il faut qu’il ait sous les pieds ce morceau de terre sacrée pour être fort… Malgré son talent herculéen de peintre, Cladel perdrait la moitié de sa palette s’il ne peignait pas son pays, ou si ce pays perdait lui-même ses mœurs, ses saveurs séculaires, sa puissante originalité. L’auteur du Bouscassié et de la Fête votive est un génie essentiellement autochtone. Il se rattache à la grande famille sédentaire des Burns et des Walter Scott, qui n’eurent pas besoin de s’en aller loin de leur pays chercher des inspirations pour en avoir… « Mes paysans », dit-il. C’est qu’il les aime — comme on aime ! — même quand il les déteste, même quand il les accuse d’avarice (leur vice à eux), qu’il leur reproche et qu’il caractérise avec cette sanglante manière que Veuillot a prise un jour pour de la haine, et qui, au contraire, est de l’amour !… Les amants irrités sont terribles… Cladel ne ressemble pas à Balzac, qui a fait aussi des Paysans, lesquels, eux, n’étaient pas les siens, ni ceux d’aucun pays de France, excepté peut-être des environs de Paris.
Balzac est un inventeur d’une telle puissance qu’il inventa souvent quand il ne devait qu’observer, et cela donne parfois des airs cruels à son génie. Cladel, qui n’invente point, aime la réalité de ses paysans, dont il garde le souvenir et le regret dans l’exil des villes et qui sont peut-être toute sa poésie ; car notre idéal est toujours manqué, et c’est ce qui le fait notre idéal !… Or, quand on aime, on aime en bloc. On ne choisit pas ceci, on ne laisse pas cela. On prend tout. Je ne crois donc guères, en Cladel, à ces idées de moraliste républicain. Pour sa libre pensée, parlez-moi de sa libre peinture ! Je ne crois pas plus au libre penseur qu’au moraliste. Il est un catholique sans le savoir, comme il est un rural. D’impression et d’enfance, il est de cette religion qu’on peut appeler la religion des peintres, et d’où sont sortis Michel-Ange et Raphaël. Cladel ne le croit pas ; mais je le lui affirme, moi dont le métier est de dégager du talent qui se sent la métaphysique qui s’ignore…
Et faites le jeu vous-même sur son livre, et voyez si Cladel est autre chose qu’un peintre ; mais un peintre d’une force infinie ! Dans ce livre, le républicain méprise hautement tout ce que les républicains exaltent. Il hait Paris ; il l’appelle « cette goule si cruelle aux âmes naïves ». Il le hait au nom des campagnes, ce Paris dont on voudrait faire la France tout entière, ou du moins la grande Commune de France ! L’esprit de ce peintre, qui comprend la diversité, ne veut pas de la monotonie égalitaire. Dans ce livre encore, le libre penseur est épris des mœurs que le Catholicisme a faites. Son Mage (une des grandes figures de sa Fête votive) n’est, au fond, qu’un prêtre catholique paganisé ; mais c’est d’un accent qu’une intelligence pénétrée de catholicisme pouvait seule trouver… Homme d’impression bien plus que d’opinion, Cladel reviendra par la plus belle des routes — celle du Beau — à la Vérité. Le républicain et le libre penseur apparaissent encore dans son livre, mais ils s’y noient dans la couleur au fond de laquelle ils vont sombrer, et, quand ce sera fait, rien ne troublera plus cette mer d’écarlate lumineuse.
Et alors vous nous appartiendrez, monsieur Cladel, et nous planterons sur vous notre pavillon !
IV
Signalons en finissant que la Fête votive est le premier livre littéraire, esthétique, désintéressé, qui paraisse depuis nos malheurs, et surgisse au-dessus de ce fourmillement de livres intéressés, publiés sur la guerre par des généraux qui n’ont imité Soubise que dans sa défaite, — car il se tut après Rosbach.