Auguste Nicolas6
Si, comme nous le disions récemment, la littérature française est affligée de stérilité, nous n’espérons guères que cet état puisse changer en un instant. Non. Le mal tient à des causes trop nombreuses, trop invétérées, pour qu’un mieux se produise si vite, en supposant toutefois qu’il puisse se produire. Qui oserait affirmer, en effet, que pour la philosophie et la littérature l’heure de la décadence n’est pas arrivée ?
Pour la philosophie, cela n’est pas douteux. La philosophie a cette honte, bien méritée du reste, que personne ne l’invoque plus et que les professeurs qui la professaient hier encore, au lieu de créer et d’organiser des systèmes, c’est-à-dire de nous donner, après tout, la chose philosophique, le véritable produit philosophique, en sont descendus à ne plus professer que l’histoire et même les historiettes de la philosophie. Après Cousin, nous avons eu Jules Simon !
Or, l’histoire de la philosophie remplaçant la philosophie, qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’y a plus de philosophie ; car jamais l’histoire ne s’écrit que sur le tombeau de quelqu’un ou de quelque chose. Dernière marque de décrépitude, la pensée vieillie raconte les prouesses de la pensée vaillante et active, comme ces vieillards à qui l’âge interdit la guerre la racontent à leurs enfants, imbécilles ou lâches, qui ne les imiteront pas !
Tel est l’état actuel de la philosophie. Pour la littérature, le mal est moins désespéré, à ce qu’il semble, quoiqu’il ait aussi sa profondeur. Les quelques grands écrivains qui ont paru de nos jours attestent presque cette décadence qu’il est si dur d’avouer par la nature même de leur génie tourmenté, multiple, savant, chargé d’ornementations et d’effets, mais privé de la simplicité tranquille des fortes littératures, comme l’atteste à son tour la plèbe des écrivains sans talent par l’inanité de leur effort. En écrivant ces tristes paroles, nous avons sous les yeux le relevé des dernières publications. Le croira-t-on ? il n’est pas, dans tout cet inventaire, un livre dont le titre éveille l’esprit, l’attire et donne à penser qu’il y ait une idée derrière le titre. Et cependant une idée, ni même plusieurs, ne suffisent pas pour faire un bon livre ! Je ne sache rien de plus navrant que cela.
Quelque disposé que l’on soit à bien penser de son siècle et de son pays, que voulez-vous pourtant qu’on augure de la vitalité intellectuelle de la France au xixe siècle en face de ces publications, dont les unes, comme ces nombreux traités de chimie, de physique, d’agriculture, d’hydraulique, de droit élémentaire, etc., etc., qui encombrent les catalogues de librairie, ne sont que de grossières spéculations faites sur l’ignorance qui veut se décrasser, et dont les autres… de quel nom les nommer, si ce n’est du leur, pour caractériser leur abjecte médiocrité ?… Ainsi nous avons exclusivement, pour illustration littéraire, des livres comme ceux-ci, par exemple : Les Aventures de monsieur le baron, Azur et Or, le Chevalier d’Estagnol, la Comtesse de Charny, Costal l’Indien, Olympe de Clèves, Nos plus beaux rêves, Une Haine au Moyen Âge, etc., etc. Àpeine un livre grave, au moins d’intention, comme Du pouvoir en France, par Wallon, ou Des forces productives de la Russie, par Tegoborski Le reste n’est que vocabulaires, annuaires, réimpressions prétentieuses d’articles de journaux qui n’ont pas la pudeur spirituelle de rester oubliés. Franchement, en voyant cela, on tremble un peu pour la société dont on fait partie, si, comme le disait un grand esprit exact et sévère, et comme on l’a tant répété depuis, la littérature est l’expression de la société.
Et cela étant, force nous est de nous replier vers les ouvrages sérieux, quelle que soit la date de leur publication, sous peine de n’avoir rien à indiquer à la Critique qui attend des œuvres, et qui, à un certain degré dans le mauvais et dans le vulgaire, se détourne et n’examine plus.
La publication du livre d’Auguste Nicolas : Du Protestantisme et de toutes les hérésies dans leur rapport avec le Socialisme 7, est bien loin d’avoir épuisé l’attention que la Critique, qui commence à s’en occuper, doit à son livre et à son auteur. Auguste Nicolas était déjà connu par ses Études philosophiques sur le Christianisme, qui firent tant d’impression quand elles parurent, son talent ayant cela de particulier et de supérieur dans sa mesure qu’il touche juste et vous prend où il a touché. Catholique d’intelligence, de sentiment, et nous dirons même de préoccupation, voyant tout à travers le catholicisme parce que le catholicisme c’est tout, même pour ses ennemis, depuis qu’il est né dans le monde et dans l’histoire, écrivain de discussion et d’apologie, Nicolas a dévoué sa pensée à l’avancement incessant, mais combattu, de l’Éternelle Vérité.
Sans aucun doute, il est des talents plus grands que le sien. Il en est de plus forts, de plus larges, de plus profonds intellectuellement ; mais il n’en est aucun d’une sincérité plus pénétrante et plus émue.
Il n’en est pas qui doive mieux trouver la grande fibre humaine et loger plus aisément dans le cœur l’idée vraie avec un accent plus irrésistible. Aussi les hommes qui tiennent par tout leur être à la cause du catholicisme, c’est-à-dire de la plus admirable organisation de propagande qui ait jamais existé, distinguèrent-ils d’abord le livre de Nicolas. Ils avaient reconnu, avec le tact des hommes qui savent la place que tient la sensibilité dans les décisions de l’esprit et de la conscience, qu’il naissait à l’Église un bon serviteur de plus, un missionnaire de parole écrite, dont le talent agirait sur les âmes peut-être avec une force plus efficace et plus pratique qu’un talent beaucoup plus élevé, car il serait toujours à la hauteur de cœur, à ce niveau où, qui que nous soyons, forts ou faibles, il faut un jour se rencontrer. Cette faculté de toucher et de pénétrer, qu’on appellerai le don d’intime séduction, si l’idée du mal ne rampait pas au fond de ce mot trop charmant de séduction, créa sur-le-champ, dans l’opinion des connaisseurs en cœur humain, une grande importance à Nicolas. Nous croyons que ce livre nouveau n’est pas fait pour la diminuer.
L’idée de ce livre est la solidarité de toutes les erreurs entre elles, qui s’engendrent et s’enchaînent comme toutes les vérités, par conséquent la scission profonde et qui doit rester éternelle entre ces deux ordres de faits. Un jour Guizot, qui a le triste génie des coalitions, et dont la tête d’homme d’État rêve des fusions qui ne seraient que des coalitions encore, avait écrit que le catholicisme et les diverses communions protestantes devaient unir leur effort contre ce socialisme qui menace la société moderne telle qu’après tant de siècles la voilà faite par le génie de la double Rome, la Rome politique et la Rome chrétienne. Auguste Nicolas, effrayé de l’influence d’un nom imposant, même sur les esprits les plus fermes, s’est cru le devoir de répondre à Guizot, et sa réponse, qui s’est grossie de toutes les alluvions d’une donnée féconde et d’un esprit naturellement fertilisant, a été la démonstration de l’impossibilité radicale, absolue, pour le catholicisme, de cette coalition à laquelle il est invité. La meilleure raison qu’on puisse invoquer de cette impossibilité, qui vient de la nature des choses et non de l’intolérance des esprits, tient à l’essence même du protestantisme, à son origine et à sa descendance. En effet, le protestantisme ne s’appelle pas seulement Luther et Calvin. Il a d’autres noms scandaleux et lamentables. Il date de loin. Il est le fils de la première révolte, le père de la première hérésie. Il a beaucoup produit, et son dernier enfant, c’est précisément le socialisme de nos jours, contre lequel il s’insurge par pusillanimité de logique et méconnaissance de vieillard aveugle.
Il y aurait donc, de la part du protestantisme, parricide et infanticide tout ensemble à vouloir frapper le socialisme. Il se frapperait lui-même à toutes les générations, il se suiciderait dans sa race ; car, il ne faut pas s’y méprendre, c’est le poids de toutes les erreurs, déversées les unes dans les autres par une loi d’assimilation terrible, qui a empli cette coupe de sang révolté qui bout maintenant, allumée par toutes les convoitises dans le cœur de l’homme, et dont la vapeur monte à son esprit et s’y condense en socialisme. La filiation, la parenté entre le protestantisme et toutes les hérésies, en haut et en bas dans l’histoire, Nicolas l’a assez établie pour épouvanter Guizot, pour que le protestantisme n’ose plus rien contre le socialisme, si ce n’est à la condition de cesser d’être le protestantisme. Le principe de l’examen et le principe de l’autorité n’ont point de pacte à faire, même pour une heure. À Trente, l’Église ouvrit les bras aussi grands que possible. Elle ne les a pas refermés, mais elle se fût brisée elle-même si elle avait voulu les ouvrir davantage. L’unité de la foi en péril la retenait.
Nous sommes tellement sur la lisière de la Critique qu’il faut nous le rappeler sans cesse pour n’être pas tenté d’y entrer. Avec Nicolas, cette tentation devient très forte. Les détails de son livre sont considérables ; plusieurs nous ont paru fort beaux. La discussion avec Guizot, par exemple, est un vrai chef-d’œuvre de logique et de politesse chrétienne. Pour des hommes du monde, toute cette politesse, qui n’est jamais affectée et qui est toujours infinie, serait peut-être d’une ironie cruelle et profonde ; mais les gens du monde ignorent trop combien la charité a d’esprit et de loyauté dans l’esprit, et comme saint Vincent de Paul l’emporte, même en amabilité, sur Voltaire. Le démon n’est, après tout, qu’un ange tombé, et qui a emporté un peu de sa grâce divine dans la poussière… Mais, puisque le nom de Voltaire s’est trouvé là sous notre plume, qu’on nous permette de citer sur lui un mot de Joubert, que nous oserons modifier pour l’appliquer à Nicolas : « Voltaire — dit Joubert — aime la clarté et se joue dans la lumière, mais c’est pour la briser et en disperser les rayons comme un méchant. » Nicolas, lui aussi, aime la clarté et se joue dans la lumière, mais c’est pour en concentrer les rayons et vous les renvoyer dans le cœur, comme un homme bon.
Encore une fois, c’est là le caractère du talent et du livre de Nicolas : une grande bonté et une grande lumière, un attendrissement éloquent avec une larme qui perle dans chaque mot et qui fait étinceler son style des lueurs les plus douces. Il y a du Fénelon en lui, moins la chimère et l’Antiquité, par son genre d’éloquence et de bien-dire, Nicolas doit ramener au catholicisme les cœurs tendres troublés par le siècle, les jeunes gens, les poètes et les femmes. Telle est sa haute valeur comme apologiste, et c’est ce que nous voulions noter en passant plus que le mérite intrinsèque de son livre, nous qui nous préoccupons beaucoup moins de la beauté même des œuvres littéraires que des conquêtes de la vérité.