(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Avertissement » pp. -
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(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Avertissement » pp. -

Avertissement

En écrivant ce Manuel de l’Histoire de la Littérature française, qui est en même temps, je n’ose dire la promesse, mais du moins le « programme », d’une Histoire plus ample et plus détaillée, je me suis appliqué particulièrement à quelques points, que l’on verra bien, je l’espère, mais que l’on pourrait aussi ne pas voir, — si je n’avais pas su les mettre en évidence, — et que, pour ce motif, le lecteur m’excusera de lui signaler dans ce court Avertissement.

À la division habituelle par Siècles et, dans chaque siècle, par Genres, — d’un côté la poésie et la prose de l’autre ; la comédie dans un compartiment, le roman dans un second, l’« éloquence » dans un troisième ; — j’ai donc, premièrement, substitué la division par Époques littéraires. Et en effet, puisque l’on ne date point les époques de la physique ou celles de la chimie du passage d’un siècle à un autre, ni même de l’avènement d’un prince, quelles raisons y a-t-il d’en dater celles de l’histoire d’une littérature ? Dans le courant de l’année 1800 les écrivains ont-ils songé qu’ils allaient être du dix-neuvième siècle ; et croirons-nous qu’ils se soient évertués à différer d’eux-mêmes pour le 1er janvier 1801 ? Mais la division par genres n’a rien de moins artificiel ou de moins arbitraire, si les genres ne se définissent, comme les espèces dans la nature, que par la lutte qu’ils soutiennent en tout temps les uns contre les autres. Qu’est-ce que la tragi-comédie, par exemple, sinon l’hésitation du drame entre le roman et la tragédie ? et comment le verrons-nous, si nous séparons l’étude du roman de celle de la tragédie ? À vrai dire, les Époques littéraires ne doivent être datées que de ce que l’on appelle des événements littéraires1 : — l’apparition des Lettres provinciales, ou la publication du Génie du christianisme ; — et non seulement cela est conforme à la réalité, mais c’est encore le seul moyen qu’il y ait d’imprimer à l’histoire d’une littérature cette continuité de mouvement et de vie, sans laquelle, à mon sens, il n’y a pas d’histoire.

En second lieu, — et afin de mieux faire sentir cette continuité, — je n’ai pas négligé de noter les autres influences, celles que l’on se plaît d’ordinaire à mettre en lumière, influence de race, ou influence de milieu ; mais, considérant que de toutes les influences qui s’exercent dans l’histoire d’une littérature, la principale est celle des œuvres sur les œuvres, c’est elle que je me suis surtout attaché à suivre, et à ressaisir dans le temps. Nous voulons faire autrement que ceux qui nous ont précédés dans l’histoire : voilà l’origine et le principe agissant des changements du goût comme des révolutions littéraires ; il n’a rien de métaphysique. La Pléiade du seizième siècle a voulu faire « autre chose » que l’école de Clément Marot. Racine dans son Andromaque, a voulu faire « autre chose » que Corneille dans son Pertharite ; et Diderot, dans son Père de famille, a voulu faire « autre chose » que Molière dans son Tartuffe. Les romantiques en notre temps ont voulu faire « autre chose » que les classiques2. C’est pourquoi je ne me suis occupé des autres influences qu’autant que la succession des époques ne s’expliquait pas assez clairement par cette influence des œuvres sur les œuvres. Il ne faut pas multiplier inutilement les causes, ni, sous prétexte que la littérature est l’expression de la société, confondre l’histoire de la littérature avec celle des mœurs. Elles sont bien deux.

Enfin, — et parce que ni l’originalité, ni le génie même, ne consistent à n’avoir point d’ancêtres ou de précurseurs, mais le plus souvent à réussir où beaucoup d’autres avaient échoué, — j’ai donné plus d’attention qu’on n’en accorde d’habitude aux Époques de Transition. Faut-il montrer à ce propos, qu’en dépit de tout ce qu’on peut dire, il y a des « époques de transitions » ? et, puisqu’on les définit en histoire naturelle ou en physiologie, pourquoi ne les définirait-on pas dans l’histoire de la littérature ? Non seulement toutes les époques ne sont pas marquées des mêmes caractères, mais il y en a dont le caractère propre est d’en manquer. Rares en œuvres durables, elles sont souvent fécondes en écrivains de tout genre, et surtout en idées. Est-ce une loi de l’esprit humain qu’il n’aperçoive pas d’abord toute la portée de ses découvertes ou de ses inventions ? mais on ne voit presque rien aboutir en littérature ou en art qui n’ait été plusieurs fois et vainement tenté. C’est précisément ce qui fait l’intérêt des époques de transition. Elles expliquent les autres, puisqu’elles les préparent, et les autres ne les expliquent point ; et ainsi, de chronologique ou de purement logique, elles transforment le lien de l’histoire en un lien généalogique. Tels sont les deux ou trois points que j’ai tâché de ne pas perdre de vue dans l’espèce de Discours qui forme à peu près une moitié de ce Manuel : voici maintenant ceux auxquels je me suis attaché dans les Notes perpétuelles qui en sont l’autre moitié ; et qui doivent servir à la première d’illustrations ou de preuves.

J’ai fait un choix parmi les écrivains, et je n’ai retenu, pour en parler, que ceux dont il m’a paru que l’on pouvait vraiment dire qu’il manquerait quelque chose à la « suite » de notre littérature, s’ils y manquaient. Il y en a de très grands, — pas beaucoup, mais il y en a deux : Saint-Simon et Mme de Sévigné, — dont je n’ai point parlé, parce que les premières Lettres de Mme de Sévigné n’ayant vu le jour qu’en 1725 ou même en 17343, et les Mémoires de Saint-Simon qu’en 1824, leur influence n’est point sensible dans l’histoire. Une méthode est une discipline, à laquelle il faut que l’on commence par se soumettre si l’on veut qu’elle rende tout ce que l’on en attend de services et d’utilité. En revanche, à d’autres écrivains, comme Honoré d’Urfé, par exemple, et comme Pierre Bayle, j’ai fait une place qu’on n’a point accoutumé de leur donner. Et il y en a enfin, tels que les Rollin et les d’Aguesseau, dont j’ai cru devoir « désencombrer » l’histoire. C’est un parti qu’il faut nous décider à prendre, si nous commençons à craindre que l’attention ne se lasse, et surtout qu’à voir ainsi défiler triomphalement tant d’auteurs, le sentiment des distinctions et des distances qui les séparent ne finisse par s’y abolir.

Ce livre étant un Manuel — je dirais presque un Aide-Mémoire — j’ai d’ailleurs disposé ces Notes de façon que chacune d’elles fût en son genre, et dans son cadre un peu étroit, mais aussi nettement délimité que possible, l’esquisse ou le « sommaire » d’une étude complète ; et, naturellement, j’ai proportionné les dimensions de cette étude, aussi mathématiquement que je l’ai pu, à la véritable importance de l’écrivain qui en était l’objet. Je dis : mathématiquement, parce que nos goûts personnels, en pareille affaire, n’ont rien encore à voir ; et on n’écrit point une Histoire de la Littérature française pour y exprimer des opinions à soi, mais, et à peu près comme on dresse la carte d’un grand pays, pour y donner une juste idée du relief, des relations, et des proportions des parties

Et, — toujours afin que le livre fut plus utile, d’un secours plus efficace et plus constant, — j’ai donné à la Bibliographie une attention toute particulière. Qui scit ubi scientia sit, ille est proximus habenti  : c’est un vieux proverbe qui n’a nulle part de plus juste application qu’en matière d’histoire littéraire. On trouvera donc, à la fin de chacune de ces notices, l’indication presque complète des œuvres, et des meilleures éditions des œuvres de chaque écrivain, avec leur date ; et, en tête, l’énumération des principales sources auxquelles on pourra, si l’on le veut, se reporter. Il faudra même que l’on s’y reporte : premièrement, parce qu’on ne saurait négliger ces sources sans s’exposer à faire des découvertes qui n’en seraient pas ; et puis, parce que les jugements mêmes que les contemporains et ceux qui les ont suivis ont portés sur les œuvres de nos écrivains se sont comme incorporés à l’idée que nous nous formons d’elles. La critique de Boileau, par exemple, et celle de Voltaire, sont inséparables de la notion de la tragédie racinienne. J’ai aussi essayé de classer ces sources, et de les distribuer d’une manière qui en fût la critique, mais cette classification est trop imparfaite encore, — et c’est pourquoi je n’y insiste pas.

 

Je n’ai plus qu’à m’excuser des erreurs que l’on ne relèvera que trop aisément dans ce livre. Je n’ai rien épargné pour qu’il ne s’y en glissât pas trop, ni de graves, ou de trop graves, car, en un certain sens, toute erreur de fait ou de date est grave, dans un Manuel qu’on s’était flatté de fonder sur une exacte chronologie comme sur sa base inébranlable. Mais le moyen de vérifier des milliers de dates et de contrôler des centaines de faits, que la mémoire ne s’y fatigue et que la vue même ne s’y brouille ? Aussi accepterai-je avec reconnaissance toutes les rectifications ou corrections que l’on voudra bien me faire passer4. Un livre de cette nature ne devient tout ce qu’il peut être qu’à force de longueur de temps ; — et surtout qu’avec l’indulgence, et avec la collaboration du public.