Chapitre XII
Sixième période de 1650 à 1660. — La Fronde. — Mœurs de la cour durant la Fronde. — Mœurs du parti de la fronde. — Mœurs de la capitale.
La période de 1650 à 1660 va nous montrer une triple opposition : celle des mœurs dissolues et débordées de la cour et de la capitale, d’un côté, avec les mœurs retenues de la société spirituelle, décente et polie de l’autre, avec les précieuses ridicules. Pour bien saisir cette opposition d’esprit et de mœurs, il est nécessaire de se faire une idée juste des trois partis opposés, à commencer par celui de la cour et de la Fronde qui servirent de modèle à la multitude ; viendra ensuite l’étude de la société d’élite ; et enfin celle des précieuses.
Louis XIV, roi à l’âge de 5 ans, sous la régence d’Anne d’Autriche sa mère, assistée du cardinal de Mazarin, avait passé l’intervalle de 1643 à 1648, époque de sa minorité, à écouter chaque jour le récit des victoires que le prince de Condé, âgé seulement de 22 ans, remportait sur les ennemis de la France.
Le roi enfant n’entendait parler que de la gloire de ses armes ; en 1646, à l’âge de huit ans, il était conduit par sa mère à l’armée de Flandre et la passait en revue : alors il n’avait pas encore atteint l’âge où Marié de Médicis faisait donner le fouet à Louis XIII. La différence de ces commencements dut contribuer à celle des caractères qui ont distingué le père et le fils.
En 1648, la paix se fit avec l’Espagne ; mais la guerre civile éclata dans Paris. C’était la guerre de la Fronde : guerre singulière, assez mal observée et fort mal caractérisée par les historiens, qui n’y ont vu qu’un soulèvement à l’occasion d’un accroissement d’impôts, ou une suite de l’esprit de révolte dont la Ligue avait fait une habitude. Entre les éléments de cette guerre, ils auraient dû reconnaître l’esprit de galanterie corrompue, c’est-à-dire, d’incontinence, de vanité et d’intrigue, qui régnait en France et avait fait des gens de cour un assemblage d’intrigants et de brouillons ?
Il est vrai que de nouvelles taxes imposées par la régente et Mazarin furent l’occasion de cette guerre. Le parlement en refusa l’enregistrement. La cour fit arrêter les magistrats les plus ardents de l’opposition ; le peuple se souleva. Voilà le commencement de la Fronde. Jusque-là ce n’était qu’une sédition.
Mais des ambitions, des vanités de cour et des intérêts de cœur, si l’on peut donner ce nom à des relations de galanterie, se saisirent des griefs populaires. Une pari le des grands méprisaient la reine et encore plus le cardinal. Ils ne leur pardonnaient aucun refus, aucune résistance, et se faisaient un jeu de les bafouer, de les humilier, de les combattre.
Des femmes de la cour se mirent de la partie. Elles trouvaient la reine et Mazarin assez ridicules pour être justiciables de leur autorité ; les motifs d’une guerre étaient si frivoles, le but des grands qui en parlaient si médiocre, qu’elles n’y voyaient qu’un amusement de courte durée, une tracasserie armée, un trigaudage travesti en entreprise guerrière, dont elles n’étaient pas indignes de partager la gloire.
Elles se liguèrent donc avec les mécontents, firent corps avec eux, s’armèrent comme eux, partagèrent leurs entreprises. La cour, de son côté, mit sous les armes les femmes dont elle disposait. Pour la première fois on vit une guerre civile tombée en quenouille.
Les premiers Frondeurs qui se déclarèrent en 1648, furent le duc d’Orléans, frère de Louis XIII, oncle du roi, âgé de quarante ans ; le prince de Conti, frère puîné du prince de Condé, âgé de vingt-cinq à vingt-six ans ; le duc de Beau fort, fils de César de Vendôme, et petit-fils d’Henri IV, âgé de trente-deux ans ; le duc de Vendôme (César), fils ainé d’Henri IV, père du duc de Beaufort, âgé de cinquante-quatre ans ; le duc de Nemours ; le duc de Bouillon ; le maréchal de Turenne, âgé de trente-sept ans ; le prince de Marsillac, depuis duc de La Rochefoucauld, âgé de quarante-cinq ans ; le coadjuteur, depuis cardinal de Retz ; le maréchal d’Hocquincourt. Dans le principe, la cour eut pour elle le prince de Condé, âgé de vingt-sept ans, le maréchal de Grammont, le duc de Châtillon. Mais des deux parts, il y eut des transfuges qui passèrent d’un côté à l’autre.
Les femmes qui prirent parti contre la cour furent : Mademoiselle de Montpensier, âgée de vingt-un ans ; la duchesse de Longueville, sœur du prince de Condé, âgée de trente-neuf ans ; la princesse de Condé elle-même ; la duchesse de Chevreuse, âgée de quarante-huit ans ; la duchesse de Nemours, fille de la duchesse de Longueville (l’Uranie de Cottin) ; la duchesse de Montbazon ; la comtesse de Fiesque ; la comtesse de Frontenac.
Dans les intérêts du gouvernement étaient les femmes de la maison de la reine, et les sept nièces du cardinal, qu’il avait fait venir d’Italie en 1647 : cinq du nom de Mancini ; deux du nom de Martinozzi.
La galanterie régnait à la cour ; elle régnait dans le parti opposé. L’amour, dit Voltaire, faisait et défaisait les partis. Turenne se laissa aller à la révolte, pour plaire à madame de Longueville, qui tenait le duc de La Rochefoucauld dans ses chaînes. Le maréchal d’Hocquincourt se battait : pour madame de Montbazon. Le cardinal de Retz était gouverné par madame de Chevreuse, alors âgée de plus de cinquante ans. Le prince de Conti, originairement un des chefs de la révolte, épousa ensuite Marie Martinozzi, nièce du cardinal Mazarin, et se rangea du parti de la cour. Le prince de Condé lui-même, après avoir défendu la cause du pouvoir, se trouva glorieux de soutenir celle de mademoiselle de Montpensier contre le pouvoir.
La galanterie n’était pas la seule cause des variations qui avaient lieu ; la cupidité, la vanité, la turbulence, enfin l’inconstance naturelle à certains caractères et à certaines situations, y avaient part aussi.
Le duc d’Orléans, père de Mademoiselle, flotta toujours entre les deux partis ; il passa plusieurs fois de l’un à l’autre. L’inconstance était son caractère.
L’esprit de révolte était héréditaire dans la maison de Condé.
Les bâtards de Henri IV, qui n’ont cessé de troubler la France, tant qu’ils ont vécu, ne faisaient que suivre la vocation naturelle des bâtards avoués qui, ne pouvant marcher les égaux des princes légitimes, ne veulent cependant point se soumettre à la condition de simples sujets. L’ambition de ceux-ci, leur orgueil, leur turbulence, les poussaient alternativement vers le parti qui leur présentait le plus de chances pour acquérir le pouvoir qui se dérobait toujours à leurs poursuites.
Dans le parti de la Fronde, les sexes, les âges étaient mêlés et confondus. Mademoiselle de Montpensier, madame de Longueville, la princesse de Condé, étaient chargées de commandements militaires. Elles avaient sous leurs ordres et pour aides de camp, d’autres femmes de qualité. Mademoiselle rapporte dans ses Mémoires, une lettre du duc d’Orléans son père à mesdames les comtesses maréchales de camp dans l’armée de ma fille contre le Mazarin. Ces comtesses étaient mesdames de Fiesque et de Frontenac dont Mademoiselle a tant parlé dans ses Mémoires. Quelles mœurs ce devaient être que celles de la Fronde ! quelle indépendance, quelle légèreté, quelle gaîté, quelle folie devaient régner dans un camp dont les chefs étaient de la jeunesse des deux sexes, dans un camp où les relations étaient toutes militaires, où tous les dangers étaient communs, où le chagrin des revers et l’ivresse des succès étaient également partagés, où régnait la familiarité la plus dégagée des formes habituelles du respect, en un mot dans une armée de deux sexes qui, en révolte contre les lois de l’état, ne devaient pas s’assujettir bien strictement à celles de la bienséance !
Le parti de la cour n’en était pas plus esclave. Durant la guerre de la Fronde, Mazarin mit en jeu la séduction de celles de ses nièces qui étaient en âge de fixer les regards. Il maria Laure Mancini au duc de Vendôme. Il fit épouser Marie Martinozzi par le prince de Conti. Il maria au comte de Soissons Olympe Mancini. La maison de la comtesse de Soissons, devenue bientôt célèbre par ses intrigues galantes, réunit les autres nièces du cardinal et fut ouverte à tous les grands.
La guerre de la Fronde finit en 1652, ayant duré quatre ans. Le prince de Condé, qui avait été condamné à mort, se retira à la cour d’Espagne ; le roi avait recommencé la guerre contre la France. Mademoiselle vécut dans ses terres, n’ayant pas la permission de rentrer à la cour.
De 1652 à 1658. La guerre rallumée avec l’Espagne n’empêcha pas Mazarin de rentrer triomphant à Paris, le 3 février 1653, avec une petite armée qu’il avait levée à ses dépens. Les princes, les ambassadeurs, le parlement, le peuple, tout s’empressa à lui rendre hommage. Il voulut que le roi, alors âgé de 16 ans, se rendît à l’armée ; le jeune prince fit les campagnes de 1653, 1654, 1655, à Mouzon, à Stenay, à Landrecies, à Condé, à Saint-Guillain. Il les fit assez durement. Point de table, point d’équipages, toujours à cheval, même en en route, il mangeait chez le général. On lui laissait parcourir les tranchées et courir aux escarmouches à travers les balles et les boulets.
Aussi quelle réception l’attendait dans la capitale, au retour de ces campagnes, où il s’était toujours passé quelque chose à son honneur ! Quelle imagination n’a été frappée du récit de ces fêtes somptueuses et magiques où le jeune roi n’était pas simple spectateur et qu’il embellissait par son grand air, sa bonne grâce, et sa galanterie ! Carrousels, cavalcades, courses de bague, beaux chevaux, superbes équipages, habits magnifiques, bannières et devises galantes, tout concourait à rendre enchanteresse cette cour voluptueuse et splendide.
La reine et le cardinal, au milieu de l’enivrement général, ne négligeaient pas de diriger l’esprit et les premières affections du jeune roi. Ils prirent à tâche de le prémunir contre les favoris et de décider son inclination pour quelque maîtresse qui augmentât leur crédit. L’inclination naturelle de la reine la portait à la galanterie ; elle aimait les fêtes propres à l’exalter. Soit qu’elle voulut éveiller les passions du jeune roi, soit qu’elle voulût satisfaire son propre penchant, et peut-être faciliter son commerce avec Mazarin, qui, dans les règles d’une bienséance sévère, aurait pu paraître trop intime, elle autorisa dans les bals de la cour une liberté dont s’étonnaient les personnes habituées au sérieux et au cérémonial rigide qui avaient régné à la cour de Louis XIII. C’est madame de Motteville qui fait cette remarque. La reine-mère trouvait bon que le jeune roi fréquentât la maison de la comtesse de Soissons, sachant bien que Marie Mancini, la plus jeune des trois sœurs, attirait son attention, mais persuadée qu’il n’aurait jamais la pensée d’épouser cette étrangère, et que sa société serait pour lui un amusement sans autre conséquence possible que le déshonneur d’une bourgeoise italienne. Elle fut détrompée de cette opinion quand elle se vit négligée par Mazarin ; elle jugea des vues et des espérances du cardinal par son refroidissement ; c’était à ses yeux un indice certain des progrès de la séduction exercée par Marie Mancini sur le jeune monarque. Enfin Mazarin osa proposer sa nièce à la reine, qui rejeta sa proposition avec hauteur.
Les mœurs de la capitale ne pouvaient pas être plus régulières que celles de la cour. Le débordement était général. Il est peint dans les Conséquences du règne de François Ier . Ici il ne s’agit que des mœurs d’exception, de la société dite des précieuses, et de la société d’élite que j’appelle la société polie.
Nous parlerons séparément de ces deux classes de personnes,