(1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Et Lamartine ? »
/ 3414
(1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Et Lamartine ? »

Et Lamartine ?

J’ai eu, la semaine passée, une grande surprise : on m’a affirmé que j’avais manqué de respect à Victor Hugo.

Comment ?

En déclarant que nul poète ne lui est supérieur par l’imagination ni par l’expression. J’ajoutais, il est vrai, qu’il est peut-être temps de ne lui tenir compte que de son œuvre et de le remettre à son rang  qui est le premier.

Or, il paraît que ces propos sont injurieux. Je n’en crois rien. C’est par piété pour la poésie que j’ai pu sembler impie en parlant d’un grand poète. Je n’ai pas réclamé contre Victor Hugo, mais pour Lamartine et Musset — et aussi pour Balzac, pour Michelet, pour George Sand.

Je dois dire que j’ai été secrètement récompensé de ma piété par les remerciements de beaucoup de bonnes âmes. Mais, tandis qu’elles me félicitaient tout bas, j’étais accusé tout haut d’injustice et d’irrévérence, et j’ai vu que plusieurs de mes confrères persistaient à revendiquer pour Victor Hugo « l’immortalité hors classe », une immortalité d’un caractère officiel, sanctionnée par les pouvoirs publics.

Leurs raisons ne m’ont pas persuadé. M. Henry de Lapommeraye m’accuse d’« attaquer furieusement le grand poète », ce qui n’est pas exact et me démontre que le théâtre de Victor Hugo vaut mieux que je n’ai dit, ce qui n’infirme en rien mes conclusions.

M. Aurélien Scholl, après s’être extasié sur le Dernier jour d’un condamné, qu’il n’a certainement pas relu pour la circonstance, estime que Victor Hugo a droit à des hommages spéciaux pour avoir écrit les Châtiments.

Voilà un bon sentiment, qui s’explique encore à l’heure qu’il est, et qui s’expliquait surtout il y a trente ans. Mais dans cinquante ans, je vous prie ? Les Châtiments paraîtront toujours un fort beau livre, mais non plus beau, j’imagine, que les Contemplations, les Nuits ou les Harmonies. Et d’ailleurs si, dans l’appréciation des œuvres des poètes, il fallait tenir compte de leurs vertus civiques, Lamartine opposant son corps à l’émeute triomphante et la domptant par sa parole, ferait presque aussi bonne figure, je pense, que Victor Hugo au lendemain du coup d’Etat.

M. Francisque Sarcey me dit que, s’il est permis d’égaler quelques écrivains à Victor Hugo, celui-ci garde le mérite d’avoir fait une révolution dans la littérature, et que par là du moins il est absolument hors pair.

Ici encore, j’ai des doutes. Je ne ferai pas remarquer que les Odes et Ballades et même les Orientales, écrites après les Méditations, ont beaucoup plus vieilli, et qu’avant la Légende des Siècles nous avions les poèmes de Vigny et ce bizarre et çà et là sublime poème de la Chute d’un Ange. Je reconnais que Victor Hugo a contribué plus que personne à élargir la poésie lyrique et surtout à enrichir la langue des vers. Mais, s’il a été révolutionnaire et novateur, il l’a été à sa place et dans son ordre. Etes-vous sûr qu’il ait beaucoup plus innové dans la poésie que Michelet dans l’histoire, Sainte-Beuve dans la critique, Balzac dans le roman, Dumas fils au théâtre ?

D’autres, enfin, les plus naïfs, sont persuadés que Victor Hugo a « incarné la pensée du siècle », et qu’« on dira le siècle de Hugo comme on dit le siècle de Voltaire ». C’est là une illusion bien surprenante. Voltaire a été le plus infatigable interprète et quelquefois l’inventeur des idées essentielles du siècle dernier, et il a très puissamment agi sur l’esprit de ses contemporains. Et, malgré cela, ce n’est que rarement et pour la commodité du langage qu’on dit « le siècle de Voltaire ». Mais je vous jure qu’en 1900 on ne dira pas « le siècle de Victor Hugo ». Le poète de la Légende a souvent enchanté nos imaginations ; il a peu agi sur notre pensée, ayant peu pensé lui-même. Les hommes de ma génération lui doivent peu de chose ; ceux qui suivront ne lui devront rien. Et il serait étrange, enfin, qu’on imposât à notre âge le nom d’un poète qui est certes de premier ordre, mais qui représente si imparfaitement la tradition du génie français et qui semble presque en dehors.

N’allez pas conclure de là que je lui préfère Béranger.

 

Ce qui me désole en tout ceci, c’est que j’ai beau faire, j’ai l’air de respecter médiocrement une grande mémoire. Et pourtant qu’est-ce que je prétends ? Je confesse, pour la vingtième fois, que Victor Hugo est un des cinq ou six grands génies littéraires de ce siècle. Que ceux qu’il fascine particulièrement le mettent au-dessus des autres, voilà qui va bien. Je fais seulement observer que cette suprématie n’est ni démontrée ni démontrable, et je demande que le culte de Victor Hugo reste une affaire de dévotion personnelle. Rien de plus. Puisque sa chance l’a conduit au Panthéon  dans son hypocrite corbillard des pauvres— qu’on l’y laisse ! Mais qu’on s’en tienne là, et qu’on ne trouve pas mauvais que nous dressions à quelques autres d’immatériels Panthéons dans nos cœurs.

Au reste, je le sais, à peine aurai-je relu le Cheval, Ibo, Booz endormi ou le Satyre que je serai tout abîmé de contrition. Mais, je le sais aussi, tout mon repentir s’évanouira quand j’aurai relu le Lac, la Réponse à Némésis, les Laboureurs ou la Vigne et la Maison.

Attendons. Cette querelle que j’ai innocemment suscitée n’est qu’un jeu de plume dont je sens à présent la puérilité. L’équitable avenir remettra toute chose à sa place. Peu à peu, par la seule vertu du temps qui s’écoule, un triage se fait dans les œuvres : les grandes figures du passé se groupent et s’ordonnent, chacune à son plan.

 

Lamartine a connu des triomphes égaux pour le moins à ceux de Victor Hugo, et peut-être a-t-il senti autour de lui un frémissement d’âmes plus spontané, plus amoureux et plus chaud. Et cependant, combien sommes-nous qui connaissions aujourd’hui et qui adorions encore le long poète élyséen à l’âme harmonieuse et légère ?

Mais soyez tranquilles, vous qui l’aimez. Hugo ne l’obstruera pas éternellement. Vers la fin de ce siècle, quand tous deux appartiendront également au passé, Lamartine réapparaîtra tel qu’il est, très grand.

Ce que je vais dire ne hâtera pas d’une heure sa revanche. Mais qu’importe ? Je le dis pour mon plaisir.

 

De génie plus authentique et de vie plus belle que le génie et la vie de Lamartine, je n’en trouve point. Doucement élevé, en pleine campagne, par des femmes et par un prêtre romanesque, n’ayant pour livres que la Bible, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, il s’en va rêver en Italie et se met à chanter. Et aussitôt, les hommes reconnaissent que cette merveille leur est née : un poète vraiment inspiré, un poète comme ceux des âges antiques, ce « quelque chose de léger, d’ailé et de divin » dont parle Platon.

Ce poète, aussi peu « homme de lettres qu’Homère, ce qu’il exprimait sans effort, c’était tous les beaux sentiments tristes et doux accumulés dans l’âme humaine depuis trois mille ans : l’amour chaste et rêveur, la sympathie pour la vie universelle, un désir de communion avec la nature, l’inquiétude devant son mystère, l’espoir en la bonté du Dieu qu’elle révèle confusément ; je ne sais quoi encore, un suave mélange de piété chrétienne, de songe platonicien, de voluptueuse et grave langueur.

Mais qui dirait cela mieux que Sainte-Beuve ? « En peignant ainsi la nature à grands traits et par masses, en s’attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons immenses tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, Lamartine a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime, et a fait, une fois pour toutes, ce qui n’était qu’une seule fois possible. »

Loué soit-il à jamais ! On se fatigue des prouesses de la versification. On est las quelquefois du style plastique et de ses ciselures, du pittoresque à outrance, de la rhétorique impressionniste et de ses contournements. Et c’est alors un délice, c’est un rafraîchissement inexprimable que ces vers jaillis d’une âme comme d’une source profonde, et dont on ne sait « comment ils sont faits. »

Sans compter que, parmi ces vers de génie — à travers les nonchalances, les maladresses et les naïvetés de facture qui rappellent les très anciens poètes, et parfois aussi à travers les formules conservées du dix-huitième siècle  des vers éclatent et des strophes (les poètes le savent bien), d’une beauté aussi solide, d’une plénitude aussi sonore, d’une couleur aussi éclatante et d’une langue aussi inventée que les plus beaux passages de Victor Hugo ou de Leconte de Lisle.

Rappellerai-je que ce roi de l’élégie amoureuse et religieuse est aussi le poète de la Marseillaise de la paix, des Révolutions, des Fragments du livre antique ; que nul n’a plus aimé les hommes, ni annoncé avec une éloquence plus impétueuse l’Evangile des temps nouveaux ; qu’il a fait Jocelyn, cette épopée du sacrifice et le seul grand poème moderne que nous ayons ; que nul n’a exprimé comme lui la conception idéaliste de l’univers et de la destinée, et qu’enfin c’est dans Harold, dans Jocelyn et dans la Chute d’un Ange que se trouvent les plus beaux morceaux de poésie philosophique qui aient été écrits dans notre langue ?

 

Mais ce grand poète concevait quelque chose de plus grand que d’écrire des vers, et c’est pour cela peut-être que les siens sont beaux d’une beauté unique. C’est dans sa vie même qu’il voulait mettre toute poésie et toute grandeur. Il s’en va, comme un roi qui parcourt ses domaines, visiter l’Orient mystérieux, ce berceau des races. Il siège « au plafond » de la Chambre des députés, ce qui ne l’empêche pas d’être un politique très clairvoyant et très informé, en même temps qu’un merveilleux orateur. Il écrit l’Histoire des Girondins, renverse un trône, gouverne la France pendant quatre mois — puis rentre dans l’ombre.

Non, je ne sais rien de plus magnifique, de plus héroïque, de plus digne d’être vécu que ces quatre mois de Lamartine au pouvoir. Chose invraisemblable et que nous ne concevions plus que dans les républiques antiques, il règne réellement par la parole. Le jour où, acculé contre une petite porte de l’Hôtel-de-Ville, monté sur une chaise de paille, visé par des canons de fusils, la pointe des sabres lui piquant les mains et le forçant à relever le menton, gesticulant d’un bras tandis que de l’autre il serrait sur sa poitrine un homme du peuple, un loqueteux qui fondait en larmes  le jour où, tenant seul tête à la populace aveugle et irrésistible comme un élément, il l’arrêta — avec des mots — et fit tomber le drapeau rouge des mains de l’émeute  la fable d’Orphée devint une réalité, et Lamartine fut aussi grand qu’il ait jamais été donné à un homme de l’être en ses jours périssables.

Mais, comme si le destin avait voulu lui faire expier cette heure extraordinaire  tout de suite après, l’abandon, l’oubli, la ruine amenée par l’ancien faste et par les charités royales, le travail forcé, une vieillesse attelée, pour vivre, à des tâches de librairie et finissant par tendre la main au peuple…

Cette vie si grande le paraît encore plus, s’étant achevée dans tant de douleur.

Et, puisqu’on veut que le rôle politique de l’auteur des Châtiments entre en ligne de compte dans le bilan de sa gloire, j’espère que l’avenir, s’il compare les vers de Hugo et ceux de Lamartine, comparera aussi leurs vies et leurs âmes.