(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Avertissement »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Avertissement »

Avertissement

Cet ouvrage a paru d’abord dans une collection destinée aux jeunes filles. Il était précédé d’une introduction, dont voici les premières lignes :

« Ce livre s’adresse aux jeunes filles, puisqu’il fait partie d’une collection à l’usage des jeunes filles. On y trouvera quelques remarques sur des défauts de pensée et de style, auxquels les femmes paraissent enclines par leur nature ou par les vices ordinaires de leur éducation. Au reste, elles n’en ont pas le privilège, et je sais, comme dit La Fontaine,

Bon nombre d’hommes qui sont femmes, quand il s’agit d’écrire mal de certaines manières.

« C’est donc plutôt par l’occasion qui l’a fait composer que par sa nature et son contenu que ce livre est dédié aux jeunes filles. Et la chose se conçoit : il n’y a pas d’art d’écrire qui appartienne spécialement, exclusivement, à l’un ou à l’autre sexe. Si j’avais eu à donner des conseils aux collégiens, je ne les aurais point donnés différents, ni même en général différemment. En écrivant pour les jeunes filles, j’ai écrit pour tout le monde, car je me suis adressé au jugement, à la raison, qui sont en elles comme en nous.

« Bien écrire, c’est penser ou sentir quelque chose qui vaille la peine d’être dit, et le dire précisément comme on le pense ou comme on le sent. Les conseils qu’on peut donner pour atteindre ce but sont les mêmes pour tous : car, à moins d’être des procédés et des artifices de rhéteur, ils font connaître la méthode et les moyens qui aident tous les esprits à se développer librement, selon la diversité naturelle de leurs aptitudes et de leurs puissances. »

Ces lignes rendent compte de la transformation que le livre subit dans la présente édition. On ne s’étonnera point que, l’ayant écrit pour les jeunes filles, je le présente aujourd’hui aux jeunes gens de l’autre sexe. Il n’y avait rien, en effet, dans ces conseils qui ne fût pour eux, avant qu’ils leur fussent dédiés, et c’est à peine si, pour en changer l’adresse, j’ai dû faire quelques retouches et quelques suppressions.

Au reste, comme je donnais aux jeunes filles le conseil de ne point s’enfermer dans l’étude des œuvres des femmes, je recommanderais au contraire volontiers aux jeunes hommes de la pratiquer assidûment. Dans le commerce des femmes les plus distinguées que la société française ait produites, au contact de ces esprits ex quis qui ont mis, sans y penser, le meilleur d’eux-mêmes dans des œuvres légères et charmantes, nos écoliers compenseront en quoique sorte le défaut de notre système d’éducation qui, jusqu’à l’âge d’homme, les soustrait aux influences féminines. Ils assoupliront la rudesse de leurs esprits masculins ; ils dépouilleront leur logique d’une certaine âpreté sèche et brutale ; ils comprendront ce qu’a d’efficace pour persuader et convaincre cette force subtile qui ne s’analyse pas, la sincérité d’un cœur ému ; capables de poursuivre méthodiquement la vérité, ils acquerront de plus le sens de ces choses insaisissables, que nulle méthode ne révèle, et qui sont presque toute la beauté, dans la littérature comme dans l’art ; enfin, ils gagneront insensiblement cette politesse de l’esprit, qui ne se rencontre pas toujours avec la culture, et qui rend la science aimable.

Sur l’objet de ce livre, et l’usage qu’il en faut faire, je ne puis que répéter ce que je disais dans la précédente édition.

Les préceptes que je donne ici ne sont pas tout à fait pour les commençants. À ceux-là, il n’y a qu’un conseil à donner : Cherchez, trouvez n’importe quoi, ramassez tout ce que vous trouverez. Il faut les laisser aller à la pente de leur nature, les abandonner à leur instinct, à leur goût naturel. Ils pourront apporter bien du fatras : ce sera au maître de le trier, de faire dans chaque cas particulier la part du bien et du mal, et de leur faire comprendre pourquoi chaque chose, en chaque lieu, est bonne ou mauvaise.

La méthode qu’il convient alors d’appliquer est celle de Mme de Maintenon, qui ne s’embarrassait point de théories ni de principes généraux. « Elle nous raconta, dit une élève de Saint-Cyr, que, lui ayant dit un jour (au petit duc du Maine, qu’elle élevait) d’écrire au roi, il lui avait répondu, fort embarrassé, qu’il ne savait point faire de lettres. Mme de Maintenon lui dit : “Mais n’avez-vous rien dans le cœur pour lui dire ? — Je suis bien fâché, répondit-il, de ce qu’il est parti. — Eh bien ! écrivez-le, cela est fort bon.” Puis elle lui dit : “Est-ce là tout ce que vous pensez ? N’avez-vous plus rien il lui dire ? — Je serais bien aise qu’il revînt, répondit le duc du Maine. — Voilà votre lettre faite, lui dit Mme de Maintenon, il n’y a qu’à le mettre simplement comme vous le pensez, et si vous pensiez mal, on vous redresserait. C’est de cette manière, ajouta-t-elle, que je lui ai montré, et vous avez vu les jolies lettres qu’il a faites.” » Ainsi conduit et dirigé, en effet, l’enfant, après plusieurs épreuves, sentira, tirera lui-même cette conclusion, « que le principal, pour bien écrire, est d’exprimer clairement et simplement ce que l’on pense ». Il le saura d’autant mieux, et s’y conformera d’autant plus aisément, que cette connaissance viendra toute de son expérience, et que sa mémoire n’y sera pour rien.

À mettre entre les mains des débutants un livre de théorie, on risquerait de gêner, d’entraver leurs esprits, encore gauches et lents à se mouvoir. Ils apprennent à marcher : contentons-nous de ce qu’ils marchent ; n’exigeons pas qu’ils aillent bien droit, et ne nous inquiétons point de quelques faux pas. Laissons-les acquérir de la facilité, une certaine adresse empirique, une certaine habitude de trouver et de rendre des pensées ; n’imposons des lois à ce qu’ils font que quand ils sont en état de faire quelque chose. Jusqu’à ce que leur intelligence ait acquis un peu de force et de fécondité, permettons-leur les écarts et l’irrégularité, ou plutôt redressons les fautes quand elles se produisent, aux occasions particulières ; n’essayons pas de les prévenir par un règlement universel qui paralyserait les esprits et les empêcherait de remuer.

Évitons surtout, par des préceptes ou des exemples en apparence élémentaires, d’offrir à, leur mémoire des formules et des types, qui deviendraient, dans l’application, des ficelles et des recettes. On pourrait leur communiquer par ce procédé une espèce d’habileté et de correction hâtives, mais on compromettrait leur progrès pour l’avenir, et ils auraient peine ensuite à secouer la tyrannie des puériles pratiques qu’on leur aurait enseignées.

Pour ceux qui commencent à écrire, nul livre ne vaut la voix du maître, et nul exemple n’est bon que celui qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ce sont leurs compositions mêmes qui les instruisent ; c’est sur les matières mêmes qu’ils auront traitées que le maître leur apprendra à féconder, à développer, à ordonner un sujet, c’est par leurs propres trouvailles de pensée et de style, bonnes ou méchantes, qu’il éclairera leur jugement et redressera leur goût.

Quand ils auront acquis ainsi une certaine habitude de composer et d’écrire, alors il sera bon de leur mettre un livre entre les mains. Ils auront aussi plus de réflexion et seront plus aptes à saisir l’esprit des préceptes, pour les appliquer avec fruit.

On ne trouvera guère, dans celui-ci, de formules analogues aux règles de grammaire et d’orthographe, sèches, rigoureuses, absolues, qui se déposent aisément dans la mémoire et qui aident à ne pas penser. Beaucoup de jeunes gens ont trop de pente à laisser leur mémoire faire la tâche de leur intelligence, pour qu’on leur offre encore ici cette tentation. Peut-être l’absence de formules les obligera-t-elle à comprendre, à réfléchir, pour s’assimiler le fond des choses.

On ne devra pas non plus étudier ces remarques, pour y dérober le secret de la composition, au moment de composer. Elles ne contiennent pas des secours immédiats pour les intelligences nécessiteuses et pour les bonnes volontés chancelantes. Qu’on n’espère point y rencontrer de quoi se faciliter la besogne et se dispenser de l’effort, de merveilleuses recettes qui mettent toutes les ignorances et toutes les paresses à l’aise dans tous les sujets.

Le but que j’ai poursuivi est le but général de toute l’éducation : former la raison et le jugement. Mais je n’ai dû considérer ici la raison et le jugement que dans une de leurs applications particulières, lorsqu’on les emploie à la composition littéraire. J’ai voulu fournir à de jeunes esprits l’occasion de réfléchir sur les moyens par lesquels ils pourront donner à leurs écrits la bonté qu’ils ont dû rêver souvent et désespérer d’atteindre, sur les meilleures et plus courtes voies par où ils pourront se diriger à leur but et nous y mener ; leur inspirer des doutes, des scrupules, des soupçons d’où leur méditation pourra tirer ensuite des principes et des certitudes, sur toutes les plus importantes questions que l’écrivain doit résoudre et résout, bon gré mal gré, sciemment ou non, par cela seul qu’il écrit d’une certaine façon ; donner le branle enfin à leur pensée, pour que, s’élevant au-dessus de l’empirisme, ils cherchent et conçoivent la nature et les lois générales de l’art d’écrire, pour qu’ils développent en eux le sens critique, et que, mettant la conscience à la place de l’instinct, ils arrivent à bien faire en le voulant et en le sachant. Ils trouveront ici de quoi méditer à l’occasion de ce qu’ils écriront, et aussi de ce qu’ils liront. C’est, en effet, en vérifiant ces remarques et ces conseils sur les œuvres de la littérature, qu’ils en embrasseront le sens et se rendront capables de les appliquer à leurs propres compositions. Tout traité sur l’art d’écrire, s’il est autre chose qu’un recueil de recettes et d’artifices, contient la manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit, comme disait le P. Bouhours, c’est-à-dire qu’il enseigne à juger les écrivains et à faire la critique des livres. On forme son style en formant son goût. L’essentiel est de lire les réflexions développées dans ce volume, d’une manière désintéressée, sans le vulgaire désir d’y apprendre des procédés rapides et mécaniques ; si l’on y prend des points de départ, des matériaux, une direction, un stimulant, pour penser par soi-même, pour comprendre comment les écrivains bâtissent leurs ouvrages, ordonnent et expriment leurs conceptions, et comment on doit soi-même travailler, insensiblement l’esprit, familiarisé avec les grandes lois de l’art d’écrire, dont il aura pénétré la vérité et mesuré la portée, s’y conformera en composant, et il conduira, disposera, traduira ses pensées selon des règles qui ne seront plus logées dans la mémoire, mais feront partie de lui-même et auront passé dans sa substance.

Voilà le caractère de ce livre, et voilà son utilité — si on le lit comme je veux qu’on le lise, et si je l’ai fait tel que j’ai voulu le faire.