(1899) Esthétique de la langue française « Le vers libre  »
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(1899) Esthétique de la langue française « Le vers libre  »

Le vers libre

I

« Si j’étais encore assez jeune et assez osé, je violerais à dessein toutes lois de fantaisie ; j’userais des allitérations, des assonances, des fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait commode… » Gœthe disait cela en 1831203, au moment même où les vieilles lois du vers français n’allongeaient leurs bras que pour mieux étreindre la liberté du poète. Victor Hugo désarticulait l’alexandrin, parfois jusqu’à la disgrâce, mais sans briser les liens d’airain qui maintenaient droite sa forme traditionnelle  ; agrandissant très peu le geste, il ajoutait aux membres des ornements nouveaux et obligatoires : après lui, la césure demeure et les douze syllabes que l’œil compte et que l’oreille cherche ; l’entrave inédite est la rime riche.

Pas plus que Ronsard ou que Malherbe, Hugo n’a modifié essentiellement le vers français.

Une telle modification est-elle possible ? Si elle est possible, doit-elle se faire dans le sens du vers libre ou dans le sens du vers rythmique, dans le sens de la mélodie ou dans le sens de la mélopée ?

Jusqu’aux premières tentatives d’il y a dix ans, le vers français n’a jamais cessé (dans les bonnes pages des bons poètes) d’être, de huit, de douze ou de vingt-quatre syllabes, une phrase mélodique, limitée par le nombre même de ses syllabes, et, par cette limite, acquérant une forme précise, une vie individuelle. Ce vers, en son mode type, l’alexandrin, est vieux comme le monde français et comme le monde latin et comme le monde grec, où son nom était l’asclépiade.

L’alexandrin est fort antérieur à Alexandre de Bernay et à Lambert li Tors ; ces deux

grands poètes le rendirent populaire par leur génie à l’heure où l’antiquité enivrait le moyen âge, où Alexandre et Énée, Œdipe et Hélène étaient populaires autant que Berthe et Charlemagne ; leurs vers est le nôtre :

Amer nule puciele | ne degna par amor
Les biaux chevax d’Arabe, | les mules de Syrie,
Les siglatons d’Espagne, | les pales d’Aumarie.

Près d’un siècle avant, le Voyage de Charlemagne avait amusé Paris et l’Ile-de-France ; c’est un poème, presque parodique, d’une belle langue et d’une versification sûre : douze syllabes et la césure médiale :

Trancherai les halbers | et les helmes gemez

Aux mêmes époques, un vers latin était fort usité par les poètes de cloître ou de grand chemin :

Plena meridie | lux solis radiat.
(Abailard)
Est lingua gladius | in ore feminæ.
(Satire goliarde)

C’est un des vers familiers à Prudence :

Inventor rutili | dux bone luminis

et enfin à Horace :

Sic Fratres Helenæ, lucida sidera.

Il est toujours inutile, pour les questions de langue ou de littérature, d’en référer à la Grèce,

puisque rien ne nous est venu de là que par l’intermédiaire de Rome ; cependant, pour achever cette histoire, il faut donner le patron de l’asclépiade latin :

[texte en caractères grecs]
(Sapho)

Si donc il s’agit de rénover « essentiellement » l’alexandrin, il s’agit de briser une tradition aussi vieille que la civilisation occidentale204, et nous voilà en même temps assez loin de ce que dit trop légèrement Théodore de Banville dans sa Prosodie : « Le vers de douze syllabes, ou vers alexandrin, qui correspond à l’hexamètre des Latins, a été inventé au xiie  siècle par un poète normand… »

Il ne faut pas citer cela sans correction. L’alexandrin n’a aucun rapport, ni de filiation, ni de parenté, vers syllabique, avec l’hexamètre, vers métrique, disparu avec la métrique latine elle-même, lors de la formation des langues novo-latines, où les mots, trop contractés (latrocinium-larcin), se refusent aux jeux savants de la prosodie. Comme la langue française, le vers français est un vers d’origine populaire, c’est-à-dire traditionnelle, et il ne pouvait emprunter au latin que des éléments assimilables à sa propre nature . Dès l’origine il fut fondé sur le nombre et sur la césure ; le vers de huit syllabes lui-même, qui se trouve tout fait dans les hymnes de saint Ambroise, est coupé par la césure (Chanson de Saint Léger) . De ces deux règles absolues la seconde seulement a été niée (à peine) par les romantiques, puis par Verlaine, parnassien de transition. Aujourd’hui un poète, même s’il n’admet pas le vers libre, consent non au vers sans césure (il n’y en a pas), mais au vers à césure variable.

La rime est aussi ancienne que le vers français et presque aussi ancienne que le vers latin syllabique ; c’est le troisième élément. Dès le XIIe siècle, Benoît de Sainte-More rime très soigneusement, dédaigneux de la simple assonance qui avait déroulé sa musique assourdie le long des laisses de la grande épopée des premiers cycles ; au xiiie  siècle, Rutebeuf rime comme Banville, avec autant de virtuosité et de désinvolture. L’affaiblissement de la rime aux deux derniers siècles ne fut qu’un signe de lassitude ou de décadence : le vers classique à rimes pauvres n’est que le produit d’un art anémié et titubant. Après les excès contraires du Parnasse, la rime en ces derniers temps s’est rénovée ; elle s’adresse d’abord à l’oreille, admettant ainsi des finales jumelles de son, quoique différentes à l’oeil ; elle s’affaiblit même volontiers en assonances qui, par leur nouveauté, sonnent parfois plus haut que les vieilles rimes usées au duo imprévu. C’est un retour très heureux à la poésie orale.

La poésie est faite pour être récitée, comme la musique pour être jouée. Il est certain qu’à l’origine la parole, la musique et la danse concouraient équitablement à la poésie : la danse pourrait être l’origine du rythme. Le type de cette poésie primitive, c’est la ronde. On peut facilement jouir d’une représentation modeste de cet art antique et « intégral », un soir, dans une rue calme du vieux Paris. Des petites filles tournent enchaînées par les mains ; elles chantent ; elles sautent ; elles miment ; et, au printemps, l’odeur des acacias se mêle au jeu et tous les sens sont pris et charmés.

De ces éléments la poésie en a dédaigné un, tout d’abord, celui qui exigeait du poète des grâces physiques, une éducation spéciale et le concours de plusieurs compagnons . Elle a sans doute été plus longtemps exclusivement fidèle à la musique, mais en séparant, pour ne les rejoindre que dans l’effet produit, deux arts déjà trop perfectionnés pour se confondre. Les trouvères allaient par deux, comme encore les chanteurs des rues (les coutumes se superposent sans se détruire) : l’un jouait de quelque viole, l’autre chantait ou psalmodiait. Dans Aucassin et Nicolette il y a une part de chant et, alternée, une part de récitation rédigée en prose.

Les vers cessèrent bientôt d’être chantés et même d’être récités ; depuis l’imprimerie ils sont imposés pour les yeux (hormis les exceptions que l’on sait). Or, le désaccord n’a cessé de s’aggraver entre l’écriture et la parole ; l’une est restée à peu près fixe, l’autre s’est modifiée assez profondément par le fatal affaiblissement des voyelles et l’assourdissement prévu des consonnes. Mais on ne lit pas que par les yeux ; on lit par les oreilles, on lit avec le souvenir de la parole et surtout les vers auxquels on demande des sensations musicales en même temps que des impressions sentimentales. Peu à peu l’absurdité des rimes pour l’œil a été perçue  ; des oreilles ont en vain cherché à différencier tels sons masculins, mer, de tels sons féminins, mère : on a connu que les e muets n’étaient plus (hormis en un petit nombre de circonstances) que la vibration d’une consonne. Dès lors la classification des rimes masculines et féminines apparaissait erronée . En fait, il n’y a plus guère en français qu’une seule catégorie de rimes, les féminines, replet, plaie ; régale, régal ; seuil, feuille, etc. ; les seules rimes masculines sont désormais celles que donnent les mots terminés par une voyelle nasalisée : ent, in, on, ant, oin, etc.205, — toutes les autres rimes dites masculines pouvant s’accoupler en parfaite parité de son avec des rimes dites féminines, c’est-à-dire ornées du traditionnel e muet206.

II

Ce bref résumé de l’histoire de la versification française permettra plus facilement de discuter la théorie du vers libre, de juger si la réforme que l’on propose, et qui a déjà été tentée par deux ou trois poètes contemporains, est dirigée dans le sens traditionnel de la langue et de la poésie de France.

Il y a quelques vers libres intercalés dans lespoèmes de Victor Hugo :

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ;
Ces arbres sont des bêtes ;
Ces rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ;
Le sang coule aux veines des marbres.
(Les Contemplations.)

Typographiés, ces cinq vers font trois alexandrins, mais il faut nous méfier de la typographie ; elle joue dans l’histoire du vers libre un rôle trop souvent prépondérant . Jadis il ne s’agissait pour un mauvais poète que de couper de la prose toutes les douze syllabes et d’orner les finales de quelconques rimes ; aujourd’hui, le hachoir est moins mesuré, et il coupe non plus selon l’arithmétique, mais selon des intentions difficilement appréciables. Nous supposerons donc que tous les vers sur lesquels portera notre critique sont récités et non pas écrits.

Dès après cet exemple, on pourrait clore la discussion et dire : le vers libre n’est autre chose que le vers familier romantique. Le poète, qui se croyait tenu à de certaines règles typographiques, s’est dégagé de ces règles et aussi de la rime obligatoire ; au lieu de chercher, par la rime, à donner l’illusion qu’il perpétuait la tradition de l’alexandrin, il se libère et d’un usage absurde et du souci de duper l’oreille ; maintenant il coupe le vers, non plus au commandement du nombre Douze, mais quand le sens s’y prête, d’accord avec un rythme secret et propre à dire une émotion particulière ; s’il use de la rime ou de l’assonance, c’est en vue soit de renforcer le rythme, soit de donner à la pensée une signification plus musicale.

On établirait aussi que telles suites de vers libres ne sont que des alexandrins décomposés ; on donnerait comme exemples, sinon comme preuves :

Car vois | les marbres d’or aux cannelures fines |
Sont riches du soleil qui décline, | versant
Avec sa joie la soif des vins | qu’elle mûrit ; | 

fragment qui dans l’original forme cinq vers de 2, 10, 9, 10, 4 syllabes ;

Oui c’est l’orfroi, | ce sont les pourpres constellées |
Des rêves orgueilleux comme des nefs | s’inclinent |
Ma gloire, à moi, | c’est d’embrasser tes deux genoux |
Ramenant vers leur cou | leur tunique défaite, |
Protégeant de leurs mains leurs regards aveuglés |
Baissent la tête | autour de nous, | silencieux |
Tu ris ! | faisons un hymme alors qui sonne au large |
Ris donc ! | disons que toute aurore est dans ta chair. |
(La Clarté de Vie.)

Ainsi Douze, le vieux nombre traditionnel et donc sacré s’impose à ceux même qui le nient et il s’assied à leur foyer, invisible pour eux seuls. M. de Régnier a parfois reçu aussi sa visite secrète et il lui est arrivé, croyant faire des vers libres, de tracer le dessin vague de la strophe de Malherbe et de Lamartine, à condition que l’on ne compte pas certains e muets :

A la fontaine où l’eau goutte à goutte pleurait |
Avant l’aube et que vinssent les filles de la plaine, |
A l’heure où pâlissent les étoiles, | à la fontaine, |
Y laver leurs pièces de toiles |

et encore :

De la maison où l’âtre en cendre | croûle en décombres ; |
Ferme la porte | et que la paix du soir apporte |
Son ombre sur ton ombre
Et les soirs | apaisés ou tragiques ou calmes |
Se reflétaient avec mon âme, | en ton miroir |
(Poèmes.)

Cependant, si, après ces jeux, on venait à conclure que le vers libre n’est une nouveauté qu’en typographie, la conclusion serait injuste. Le vrai vers libre est conçu comme tel, c’est-à-dire comme fragment musical dessiné sur le modèle de son idée émotive, et non plus déterminé par la loi fixe du nombre . Il est certain qu’on essaierait en vain de dépecer cette strophe de M. Vielé-Griffin ; elle est solide et souple ainsi qu’une corbeille de jonc.

Dans les foins où les fleurs qui meurent
Sont douces comme un vain regret ;
Sous les saules qui pleurent et effleurent
L’eau qui dort comme une morte à leurs pieds ;
Elles vont vers l’automne et babillent
Avec des mots de poète :
La vie est faite et défaite
Comme un bouquet aux mains d’une fille.

Ces vers si simples n’ont l’air d’exiger aucun |commentaire et ne semblent nés d’aucune théorie ; cependant ils diffèrent de ceux que l’on fait apprendre par cœur aux petits enfants. En quoi exactement et qu’en pensent les théoriciens ?

Voici ce que dit M. Gustave Kahn.

Dans l’alexandrin tel que manié par les maîtres, il n’y a pas de césure fixe ; il y a, selon le vers une, deux, trois, quatre césures. Ces deux vers de Racine se coupent ainsi :

Oui je viens | dans son temple | adorer | l’Eternel
Je viens | selon l’usage | antique | et solennel

« Leur unité vraie n’est pas le nombre conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du sens et du rythme sur toute fraction organique du vers et de la pensée.  » En d’autres termes, le distique est formé de huit petits vers de trois, trois, trois, trois ; deux, quatre, deux, quatre syllabes, — le vers étant « un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens ».

Ces vers minuscules, M. Kahn les appelle des « unités », et il s’agit de les apparenter, de leur donner par des allitérations, des assonances, la cohésion qui en fera des vers véritables, « possédant leur existence propre et intérieure » 207.

On admettrait cela volontiers, si la première partie du raisonnement ne semblait pas inexacte. En analysant le vers français, M. Kahn confond la déclamation et la versification, et il donne à la déclamation une fixité absolument arbitraire, car quelle objection à noter ainsi les vers de Racine :

Oui | je viens dans son temple adorer l’Éternel
Je viens | selon l’usage antique et solennel

Pourquoi détacher chaque membre de phrase ?

Est-ce que

Je viens dans son temple adorer l’Éternel

mis pour

Je viens adorer l’Eternel dans son temple

ne forme pas une phrase « indéchirable », au triple point de vue grammatical, rythmique et sémantique ? Et le

Oui

ici purement proclitique et lié au verbe dont il renforce le sens, « oui — je — viens », par quel

moyen lui donnerons-nous une valeur, s’il reste seul, séparé de l’acte qu’il affirme ? En somme ce vers n’est qu’un seul mot, — 

Oui — je — viens — dans — son — temple — adorer — l’Éternel

car il est un vers, et s’il n’était pas un seul mot, il ne serait pas un vers.

Et voilà ce qui est le vers : un mot.

Dans ce mot de six, huit, douze syllabes, la césure n’est que l’accent inhérent à un mot. L’accent reste fixe ou se déplace selon des règles qui n’ont jamais été étudiées, mais que le poète applique inconsciemment. Dans l’alexandrin ancien, l’accent est toujours en principe à la sixième syllabe ; et, si cet accent principal doit être déplacé, si l’affirmation de la pensée exige un temps fort avant ou après la sixième syllabe, cette sixième syllabe garde néanmoins un accent second. Dans le vers classique, ce déplacement n’est pas très rare :

Mais vous || qui me parlez | d’une voix menaçante
(Iphigénie)
Vous ne répondez point | mon fils || mon propre fils
(Phèdre)

Il est très fréquent dans le vers romantique.

Ils marchaient à côté | l’un de l’autre || des danses
Penchés || et s’y versant | dans l’ombre goutte-à-goutte
(Contemplations)

qui admet jusqu’à deux ou trois accents indépendants de l’accent principal :

Qui || des vents ou des coeurs | et le plus sûr || Les vents.
(Contemplations)

De tous les éléments du vers français, la césure fixe est le plus caduc et le moins regrettable ; il faut au moins un temps fort sur un mot, sur un mot de douze syllabes, il en faut plusieurs ; sur un mot à voyelles variables, comme le vers, il est insensé d’exiger un accent fixe.

Beauté des femmes || leur faiblesse || et ces mains pâles
(Verlaine)

Ce vers admirable n’a, à la sixième syllabe, aucun accent ni fort ni moyen ; il n’a même que onze syllabes. Le vers de Victor Hugo, qui lui a servi de patron, a bien ses douze syllabes et, en dehors des deux césures après quatre et neuf, un accent très léger, mais que la diction peut fortifier, sur la syllabe traditionnelle :

Chair de la femme || argile | idéale || ô merveille.

Jusqu’ici, quoique par des principes différents, nous sommes d’accord avec M. Kahn : le vers est un ; il ne comporte pas de césure fixe ; le rythme doit tendre à faire coïncider ses temps forts avec les temps forts de la pensée.

Il est plus facile encore, sans doute, de s’entendre sur la numération.

Depuis le XVIIe siècle, la plupart des vers français contenant des e muets sont faux. Reprenons Racine :

11. Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille.
11. Au moment où je parle, oh, mortelle pensée.
11. Et des crimes, peut-être inconnus aux enfers.
10. Malheureuse ! voilà comme tu m’as perdue.
(Phèdre.)
10. Cellesme du Parthe et du Scythe indompté.
9. Toute pleine du feu de tant de saints prophètes.
(Esther.)

Mais Racine écrivait pour les oreilles ; son vers est remarquablement plein ; la faute de l’e muet est rare dans son œuvre ; il voulait douze syllabes et savait les trouver. D’ailleurs de son temps, l’e féminin parlait peut-être encore un peu, surtout dans la déclamation.

Victor Hugo :

10. Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange.
9. Elle se sentit mère une seconde fois.
9. Sa mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau.
9. La belle laine d’or que le safran jaunit.
10. Les femmes, les songeurs, les sages, les amants.
(Contemplations.)

Le vers de dix syllabes se rencontre à chaque pas parmi les alexandrins de Hugo ; celui de neuf syllabes, çà et là ; de même chez Verlaine :

9. Telle la vieille mer sous le jeune soleil.
10. Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie.
10. Sur tes ailes de pierre, ô folle cathédrale.
10. Des étoiles de sang sur des cuirasses d’or.
(Sagesse.)

Mais ce qui donne à son alexandrin un ton si nouveau, c’est qu’il est presque toujours incomplet ; dans la si belle prière C’est la fête du blé, si on laisse de côté la dernière strophe volontairement écrite en vers pleins, sur seize vers il y en a deux de dix syllabes, cinq de douze, et neuf de onze ; dans la pièce xvi (Sagesse) sur douze vers, il n’y en a que trois de réguliers.

L’alexandrin traditionnel n’est qu’une superstition.

M. Kahn dit, de l’e muet : « Une autre différence entre la sonorité du vers régulier et du vers nouveau découle de la façon différente dont on y évalue les e muets. Le vers régulier compte l’e à valeur entière, quoiqu’il ne s’y prononce pas tout à fait, sauf à la fin d’un vers. Pour nous qui considérons, non la finale rimée, mais les divers éléments assonances et allitérés qui constituent le vers, nous n’avons aucune raison de ne pas le considérer comme final de chaque élément et de le scander alors comme à la fin d’un vers régulier. Qu’on veuille bien remarquer que, sauf le cas d’élision, cet élément, l’e muet, ne disparaît jamais même à la fin du vers ; on l’entend fort peu, mais on l’entend.  »

Il a fallu citer ce passage pour montrer combien l’analyse des sons est difficile puisqu’un poète tel que M. Kahn, aussi savant et aussi réfléchi, y échoue complètement. L’e muet à la fin du vers, « on l’entend fort peu, mais on l’entend ». En effet, — et on l’entend même, nous l’avons expliqué plus haut, quand il n’est pas figuré ; on l’entend dans mol, dans seuil, dans trésor, dans impair, dans nef, dans jamais, dans désir, etc., — mots identiques pour la prononciation finale à : molle, feuille, encore, impaire, greffe, ivraie, désire, etc. Si, selon le système de M. Kahn, on décompose le vers en éléments, chaque élément terminé par une muette perdra une syllabe. Il n’y a point de prononciation intermédiaire, quant au son, entre eu et e (nul) ; les différences sont d’intensité, en hauteur ou en durée. L’e muet, qu’il faut appeler féminin, se prononce après ou avant certains groupes de consonnes contenant une liquide ou une sifflante : les prêtres frivoles, — et encore à condition que la récitation soit oratoire et non familière. Nul dans : lettre, il est marqué dans : lettre patente. Quelques autres exceptions sont admissibles, par exemple pour les monosyllabes, de, ne, je, etc., — mais seulement s’ils précèdent ou suivent une voyelle atone ; si deux de ces monosyllabes se suivent l’une des muettes disparaît : je le veux.

Il en est de notre e muet actuel comme de celui qu’on rencontre en certains mots de l’ancien français, virgene, angele, aposteles, aneme, vierge, ange, apôtre, âme, dont la valeur était purement étymologique et qui ne se prononçait jamais, tandis que l’e féminin qui ne se prononçait pas à la fin du vers ou à la césure se prononçait en position :

1 2 3 4 5 6
Sains Andrieu li Aposteles | li ot raison aprise
(Chanson d’Antioche)
1 2 3 4
Filz, la toe aneme | seit el ciel absolude
(Chanson de Saint Alexis)

Toute cette partie de sa rythmique, que M. Kahn emprunte à l’ancienne versification, est donc erronée  ; mais cette erreur, dans le vers libre n’est pas essentielle. S’il nous est égal que les alexandrins de Verlaine n’aient que onze syllabes, nous accepterons volontiers qu’un vers que M. Kahn compte pour vingt-et-une ou même peut-être vingt-deux syllabes (dont quelques-unes très faibles) n’en ait en réalité que dix-huit :

6...........................5..........................4
Dans les épithalames | les forêts de piques | et les cavales
3
[|dans l’arène].

Il est même, les muettes rayées, fort curieusement combiné, ce vers, avec ses groupes en nombres décroissants, six, cinq, quatre, trois, et bien conforme aux principes que le poète s’est à lui-même posés.

M. Henri de Régnier, malgré qu’il aime les mourantes muettes, oublie aussi leur existence, parfois, car est-il bien sûr qu’en écrivant :

Qu’ils portent en grappes aux pans de leur robe écarlate

il ait voulu un vers de quatorze syllabes ? Dans la pièce V du Fol Automne 208, les vers, nominalement de treize syllabes (presque tous) n’en ont que douze et souvent moins. Cela ne choque pourtant aucune oreille musicale, puisque nous sommes, depuis plusieurs siècles, accoutumés à ces brisures du rythme. Mais le vers de M. de Régnier, même s’il a un air de « vers libre », demeure, avec des innovations purement musicales, le vers syllabique : après Verlaine, nul liseur de vers ne peut chez lui se trouver dépaysé . Il en advient tout différemment chez M. Vielé-Griffin et chez M. Kahn ; l’un semble être parti du vers romantique familier, à rejet et à césure variable pour aboutir à un système complexe de rythmes entrecroisés ; l’autre, M. Kahn, imagina le système que nous avons indiqué et dont nous avons critiqué le principe. Admettons-le, cependant, mais pourvu qu’il s’agisse des vers de M. Kahn, et seuls, car il serait malhonnête de juger une œuvre d’après les règles qui n’ont pas guidé son élaboration.

III

Il s’agit donc de savoir comment M. Kahn groupe les périodes de pensée musicale qu’il appelle les éléments du vers.

Nous avons déjà le vers à nombre décroissant.

En voici un à trois éléments égaux :

Les allégresses | ô sœurs si pâles | s’appellent et meurent.

Un autre, formé encore de trois éléments, six, quatre et quatre, ce qui donne l’impression d’un alexandrin à deux accents prolongé comme par un geste qui se maintient.

Les Tigres si lointains | qu’ils en sont doux | aux bras
[d’Assur.]

Dix-sept syllabes bien unies peuvent faire un vers qui réponde encore à la définition : n’être qu’un seul mot :

Dans les brassées d’épis joyeux et les tapis de fleurs lu[mineuses.]

Mais il est imprudent de dépasser seize syllabes (non compris les muettes) :

Ni les épouses de tes vizirs | qui s’entr’ouvrent sous tes [regards]

Encore ce vers n’est-il que l’accouplement de deux vers de 8 syllabes. Celui-ci est d’un rythme plus savant (trois, quatre, trois, six) :

Aux margelles des puits profonds qui s’ignorent en ses [yeux inconnus.]
(Chansons d’amant)

En groupe, le vers libre de M. Kahn apparaît surtout tel que libéré de la tyrannie du nombre symétrique . Il serait puéril alors de vouloir compter les syllabes. Nous sommes en présence d’une phrase coupée en fragments analytiques plutôt même que rythmiques. Ces vers sont régis par le mouvement intérieur de la pensée, et non plus par un mouvement extérieur et imposé d’avance. L’alexandrin s’allonge et s’accourcit selon que l’idée a besoin d’ampleur ou de resserrement et le rejet, comme un rejeton de rosier planté en bonne terre, pousse et verdoie selon sa vie propre : l’allitération et les assonances internes ou finales rejoignent les deux vies et les parent de leurs feuillages.

Ou bien ce sera un rythme dont les brisures multipliées sembleront à merveille adoptées à une idée de légèreté et de grâce :

L’universel baiser court sur les hautes tiges
comme un menu vol de papillons,
tendresse brève, espoir long
sur la plaine humaine voltigent
coquelicots, pivoines, pavots,
l’heur est léger, longue est la peine
mais partout partent les pollens
pour de futurs étés toujours beaux.

C’est là un art agréable, mais ce mouvement est-il vraiment nouveau dans la versification française ? N’est-ce pas refaire en libre ébauche ce qui fut déjà strictement dessiné ? Trop strictement, peut-on répondre, et nous voulons rendre les estampes non pas moins nettes, mais plus claires et qu’entre les traits noirs se joue plus de soleil, et aussi que les traits soient un peu tremblés comme, fabriquées par la nature, les feuilles sont découpées, quoique uniformes, selon un tel caprice, que l’on ne vit jamais deux feuilles pareilles. Peut-être, mais il reste contre les vers libres (les vers trop libres) de M. Kahn une objection que M. Kahn nous expose lui-même, sans s’en douter et sans en avoir l’air, c’est que ses vers réguliers (ou qui le semblent) sont meilleurs que les autres.

En tous il y a une grande richesse d’images, la preuve d’une réelle force de création, des variations heureuses sur des thèmes variés, et le souci de rendre sa pensée poétique à la fois comme spectacle et comme musique ; les images chantent et les musiques se dessinent. Cela est assez particulier dans la poésie contemporaine. Mais, pour atteindre cette harmonie complexe, M. Kahn use d’une trop grande discontinuité de rythmes, et parfois cela blesse. Les airs commencés ne sont jamais finis. A peine s’est-on laissé aller à un bercement, que l’on se réveille secoué par une brusque volte du mouvement ; cette discontinuité du rythme entraîne la discontinuité du ton : il y a tangage et il y a roulis. Quand ces heurts nous sont épargnés, aucune des objections qui se lèvent à l’arrivée des vers libres ne sont plus valables. Si un vers défaille et manque d’une ou de deux syllabes, si tel autre dépasse le nombre qui donne au poème son allure, la marche du rythme emporte ces récalcitrants dans sa procession. C’est la foule qui entraîne d’un pas égal le boiteux et le géant ; les disparates se fondent dans l’unité. Je crois que l’art suprême est de donner des illusions d’harmonie. Au lieu d’attirer l’attention sur des discontinuités même voulues et nécessaires, il faut les voiler et les rendre invisibles au premier coup d’œil ; que la note en discord aille par des harmoniques imperceptibles s’absorber dans l’accord des notes fondamentales.

Voici une strophe, ou une laisse, qui fera comprendre qu’un vers de neuf, de dix, de onze syllabes peut s’apparier, sans briser le rythme, avec une pluralité d’alexandrins :

Ils virent les pins sévères de la mélancolie
barrer les blancheurs septentrionales.
Ils virent les nefs dorées s’amarrer à l’aval
du pont où veillent les statues de saints,
puis ils virent l’eau couler et les hommes passer,
dans les chaudes clairières, sous le soleil d’été
les fées et les lutins qui leur baisaient les seins,
et ils entendirent le cor enchanté
par les forêts en source et les fleurs des taillis.

Il faut estimer que tous les vers de cette laisse sont de même nombre ; il ne faut plus, ici moins que jamais, compter les syllabes, il faut les nombrer. Des deux premiers vers, le plus long, si l’on nombrait avec une précision chimique, serait peut-être le second. Même observation pour :

Des torses de vaincus, fixés avec des chaînes
au socle de la statue pyramidale.

et pour :

On eût dit que chantaient flûtes et violons
sur la largeur douce de la plaine.

C’est là un résultat et, en définitive, un gain. La rime est traitée avec sagesse. L’on voit volontiers accouplées ces sonorités identiques, hier ennemies, cuir — buires, roi — voix — joie au mépris de la vaine habitude des yeux ; des assonances fort délicates, telles que : ciel — hirondelle, quête — verte, guimpe — limbe ; d’agréables rimes intérieures qui rappellent, avec beaucoup plus d’art, les jeux des poètes latins du XIIIe siècle :

Ô Méditerranée, salut ; voici Protée
qui lève de tes vagues son front couronné d’algues.

Qu’elle devient discrète, la vieille rime tyrannique qui faisait sonner son bâton sur les dalles comme un suisse de cathédrale ! Si discrète qu’il faut la chercher, redevenue fleur, sous le feuillage des mots.

Il ne suffit pas d’avoir de bons sentiments, un cœur doux et d’aimer bien sa tendre amie, pour écrire de bons vers libres ; il faut aussi beaucoup de talent et même beaucoup de science. Il est improbable que le commun des poètes s’approprie les secrets de cet art aussi facilement que les procédés parnassiens ; mais, quels que soient l’avenir et la destinée de cette poétique, il reste que par Moréas, Gustave Kahn, Vielé-Griffin, Verhaeren, Henri de Régnier (car les recherches et les résultats furent parallèles) un vers plus libre est possible en France et, avec ce vers, des laisses d’aspect nouveau, et avec ces laisses, des poèmes assez différents, en ce qu’ils ont d’acceptable et de très bon, pour justifier des espoirs qui n’avaient paru d’abord que d’obscurs désirs.

Note sur un vers libre latin

Vers le neuvième siècle, en même temps que le vers latin, de mélodique, se faisait syllabique, la prose oratoire subissait la même transformation, les syllabes aiguës étant devenues les syllabes fortes. La prose rythmique et la poésie syllabique ont la même origine et sans doute le même âge.

La prose rythmique tient à la fois de la prose et du vers  ; c’est ce que nous dit l’auteur d’une ancienne Vie de Saint-Wulfram : elle tend à quelque similitude avec la douce cadence du vers, ad quamdam tinuli rhythmi similitudinem 209 ; elle ne se compose pas absolument de vers, puisque ses vers ou versets n’ont pas un nombre fixe d’accents ; elle n’est point de la prose pure, puisque l’accent y joue un rôle sans doute prépondérant, quoique obscur. La rime ou l’assonance achèvent de la différencier d’avec la prose ordinaire. Ses éléments sont donc, je ne dis pas, le vers libre, mais un vers libre.

Le début du Speculum humanæ Salvationis est un exemple de ce vers libre latin, mais fort médiocre ; il ne tient plus que par la rime, qui est lourde et banale ; ce sont des versets dont la nudité est vraiment sans aucun mystère ; les accents sont difficiles à situer et le rythme est nul : c’est loin de toute poésie. La Vie de Saint-Chef210 a plus de mouvement :

Cujas tanc temporis candidissima fama,
Famosissima claritudo,
Clarissima miraculoram coruscatio
Non solum vicina quaeque loca,
Verum etiam totius Europae terminos
Adusque Oceani limbos
Illustrabat.

Il serait encore assez laborieux de compter les accents en ces phrases mal déterminées ; cependant on se sent en présence de vers évidents.

Mabillon a recueilli une curieuse pièce rythmique.

C’est une description de Vérone, écrite au temps où Pépin, fils de Charlemagne, était roi des Lombards211.

Magna et praeclara pollet urbs haec in Italia,
In partibus Venetiarum,
Ut docet Hidorus,
Quae Verona vocitatur olim antiquitus.
Per quadrum est compaginata,
Murificata firmiter,
Quadraginta et octo turres praefulgent per circuitum :
Ex quibus octo sunt excelsae,
Quae eminent omnibus…

Là encore l’intention rythmique est très sensible et nul ne confondra un poème de ce ton avec de la prose pure.

Mais le véritable vers libre latin doit être cherché dans la séquence. Selon la définition de M. Léon Gautier la séquence est une prose divisée en périodes ou phrases musicales212. Or il semble que le vers nouveau, le vers libre, peut aussi se dire tout simplement : une période musicale ; et cette période, demeurant liée harmoniquement à toutes les autres périodes du poème, doit cependant pouvoir en être séparée et alors vivre d’une vie propre, une, absolue. En un tel système le nombre des syllabes accentuées n’est déterminé que par le pouvoir auditif d’une oreille : au-delà d’un certain nombre de syllabes, il n’y a plus de vers, parce que l’oreille ne sait plus les placer instantanément. Tout vers pour lequel il y a des doutes sur la place des accents n’est pas un vers ; ou est un mauvais vers ; ou est un vers qui ne prendra sa forme et sa valeur que lorsque cette place aura été, par l’étude ou par la diction, nettement déterminée.

Les vers des séquences ne paraissent pas toujours d’excellents vers ; c’est que la rythmique en est difficile et que, composées pour ou sur de la musique, elles boitent sans cet appui. Il faut cependant les comprendre et les aimer telles qu’elles sont et selon leur écriture tronquée. Même sans la musique le Victimae pascali laudes est un admirable poème en vers libres.

Ce vers latin, ce vers des séquences, presque sans rime, a un nombre variable de syllabes, d’accents ; comme il diffère de l’idée que nous pouvons nous faire d’un vers latin, français, ou allemand213, il faut bien lui donner un nom nouveau et admettre qu’à la suite du vers mélodique et en même temps que le vers syllabique il y eut en latin un vers libre. Quoique nous ne le comprenions pas très bien, il existe ; il fut cultivé pendant trois ou quatre siècles ; il satisfaisait les oreilles délicates accoutumées aux nuances du chant neumatique ; il se chantait d’abord, mais il se lisait, puisqu’on en faisait des recueils en le séparant de sa mélodie. Qu’un tel vers nous paraisse plus près de la prose qu’il n’y est en vérité, cela vient sans doute de notre ignorance ; mais aujourd’hui même et s’il s’agit ne notre littérature, il semble plus facile de sentir que de définir la nuance qui sépare tels vers libres de telle prose rythmique.

A vrai dire, M. Léon Gautier a expliqué le vers des séquences par le parallélisme syllabique ; la séquence se compose d’une préface d’un vers, d’une finale d’un vers, et d’un nombre illimité de vers simples ou redoublés, vers appelés alors versicali ou clausulæ. Mais ceci nous donne le mécanisme de la séquence et non l’essence du vers. D’ailleurs la prose rythmique autre que la séquence échappe à cette définition.

Dans la séquence quand les clausulæ sont doubles, la seconde est calquée sur la première : cela donne une strophe très élémentaire. Quant au nombre des syllabes, d’une clausule à l’autre, il varie de quatre ou cinq à vingt-cinq syllabes et même davantage. Il en est de même dans la prose rythmique, où un certain parallélisme syllabique ou d’accent se laisse aussi parfois deviner ; à cela s’ajoutent la rime ou l’assonance, extérieures ou intérieures, parfois l’allitération. Ce qu’il y a de permanent dans ce vers n’est pas caractéristique du vers même ; ce qu’il comporte d’accidents ou d’ornements pourrait plutôt servir de point de départ pour une définition, mais esthétique et non prosodique. Donc maintenons, quoique inexacte ou peut-être absurde, l’expression : vers libre.

Vers libre : je ne prétends ni à une assimilation ni même à une comparaison entre le vers de l’école de Saint-Gall et le vers d’aujourd’hui, quoique l’un comme l’autre soient obscurs. J’ai seulement voulu montrer qu’à huit siècles de distance on retrouve, en des circonstances peu analogues, la présence d’un vers qui souffre mal l’analyse prosodique, et qui est essentiellement différent de toutes les formes du vers, latines ou françaises. Si le vers des séquentiaires fut légitime, le nôtre n’a pas des droits moindres, car sa valeur esthétique est très souvent supérieure.