V
L’art et le métier. — Faut-il écrire simplement ? — Faut-il écrire sans rhétorique — Vaines objections. — Théorie des mots ordinaires. — Le style doit-il être spontané ?
C’est cette question du style qui nous a valu le plus d’attaques. On nous accuse de le compliquer et, à force d’y vouloir du travail, d’enseigner une littérature artificielle.
« Le style, dit-on, consiste à écrire tout simplement ce que l’on sent. Ce que vous y apportez de parti pris est rhétorique. » Écrire simplement ce que l’on sent, qui le conteste ? Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Certes oui, il faut écrire ce que l’on sent et comme on le sent ; mais si ce que je sens est banal, si ce que j’exprime est mal écrit, m’en contenterai-je ? Toute la question est là. On peut sentir fortement et exprimer faiblement. Il n’y a pas correspondance entre la façon de sentir et la façon d’exprimer. Certaines gens de grande sensibilité, intelligents, observateurs, sont incapables de bien écrire, même quand ils s’y efforcent. Pourquoi ? Parce qu’il existe une manière de sentir ce que l’on veut exprimer et une façon d’exprimer ce que l’on a senti, et que ces deux choses sont distinctes. Il faut se dégager de la littérature pour être bon littérateur et du mauvais style pour être bon écrivain. Ce dégagement, cette délivrance, cette décristallisation, si je puis dire, ce n’est ni par vos théories ni avec vos manuels que vous l’obtiendrez. Ce n’est pas non plus en niant l’effort ou en récusant le travail. Tout cela n’y sert de rien, et le problème reste entier. Quoi d’étonnant que nous ayons cherché à le résoudre par l’enseignement technique, par l’analyse du métier, par l’étude des maîtres et des procédés ? Plus j’y réfléchis, plus je m’assure qu’en dehors de cette méthode on tombe dans des embarras dont on ne sort point.
Écrire naturellement ce que l’on sent, je le crois bien ! C’est la première condition de l’art d’écrire, et c’est de quoi tout le monde est à peu près capable. Ce que nous prétendons, c’est que cela ne suffit pas toujours et qu’il y faut ordinairement plus de recherche ; et ce que nous n’oublions pas aussi, ce que nous avons affirmé hautement, c’est que l’art et les procédés de cette recherche supposent une aptitude réelle chez ceux à qui on les enseigne, faute de quoi les meilleures leçons seront vaines.
Ecrire sans rhétorique, sans travail, simplement, naturellement, écrire comme on pense et comme on sent, c’est l’idéal, il n’y a pas de doute, à condition toutefois que ce que l’on écrit naturellement ne soit pas naturellement insignifiant et, par conséquent, indigne d’être écrit. Mais, même pendant que l’on croit écrire ce que l’on sent, que de façons nouvelles se présentent de sentir ce que l’on écrit ! et combien de fois, ligne à ligne, le travail, c’est-à-dire la réflexion, modifie l’inspiration et la spontanéité ! Qui peut nier cela ? Mais, dites-vous, ce labeur d’épithètes, cet effort d’originalité, de couleur, d’images, de diction, d’antithèse, altèrent votre pensée, changent ce que vous vouliez dire ? En êtes-vous sûr ? D’abord savez-vous bien toujours vous-même ce que vous voulez dire ? Vous croyez le savoir, et c’est souvent en travaillant que vous commencez à l’apprendre. Je change mes idées ? Soit. N’en suis-je pas le maître, si je n’y tiens plus, si je sens autre chose ? « Mais ce n’est pas cela que vous vouliez dire ? » Qu’importe, si c’est cela maintenant que je veux avoir dit et que je suis content d’avoir dit ! Pour exprimer, par exemple, que le vent souffle, j’écris : « le vent souffle » et cela peut suffire. Mais si je dis ; « le vent soupire », c’est que j’ai voulu exprimer plus que je n’ai senti et nul ne m’ôtera ce droit. Et si je dis : « le vent gémit », j’aurai encore modifié mon idée » et je le puis parfaitement ; et encore si je dis : « le vent sanglote », « le vent frissonne » ou, comme Flaubert : « un vent tiède se roule dans les plates-bandes labourées », ou encore, comme Chateaubriand : « le vent semble courir à pas légers », ou encore avec Hugo : « le vent de la mer souffle dans sa trompe », il est possible, en effet, que j’aie exprimé plus que je ne voulais dire ; mais, en définitive, ce que j’ai voulu dire sera simplement ce que j’ai dit après avoir cherché.
« Mais, affirme-t-on, le vrai style consiste à ne rien ajouter, à ne pas surenchérir à ne rien surchauffer ; le mot ordinaire suffit quand il rend ce qu’on veut signifier. » Les mots ordinaires ! Ne dirait-on pas qu’ils arrivent d’eux-mêmes ? Ce sont, au contraire, les mots les plus ordinaires qui sont les plus difficiles à trouver. Dans les grands styles, par exemple, les mots ordinaires semblent toujours les plus rares. Quoi de plus ordinaire que le verbe couler, employé dans son sens physique : l’eau coule, les heures coulent ? « Sa vie passée dans le luxe, dit Bossuet, ne lui faisait point sentir la durée, tant elle coulait doucement17. » C’est le mot ordinaire ; mais si je veux, spontanément par trouvaille, ou volontairement par effort, si je veux donne ; à ce mot plus de hardiesse, l’accoupler à des pensées imprévues, ce simple verbe peut devenir admirable, la plume de Bossuet : « Laissez couler sur le prochain cet amour que vous avez pour vous-même18. » Et ailleurs « Dieu a tant d’amour pour les hommes et sa nature est si libérale qu’on peut dire qu’il semble qu’il se fasse quelque violence quand il retient pour un temps ses bienfaits et qu’il les empêche de couler sur nous avec une entière profusion19. » Et toujours de Bossuet dans cet ordre d’idées : « Les générations des hommes s’écoulent comme des torrents. »
Encore une fois, ces trouvailles, ces images, ces transpositions de sens peuvent n’avoir pas coûté d’effort à Bossuet. Il était très capable de trouver du premier coup les choses les plus sublimes ; mais, ses ratures nous le démontrent, il en a trouvé d’aussi belles par le procédé, le travail, le métier, les combinaisons de l’exécution. On l’a vu par les corrections que nous avons publiées, il superposait ses verbes, il écrivait trois mots pour un, il essayait les épithètes, il modifiait à chaque instant ses idées et ses expressions.
Les ratures de Victor Hugo sont plus démonstratives encore. Adjectifs, verbes, épithètes, il essayait tous les mots. C’était une perpétuelle progression. N’est-ce pas là de la combinaison, de la rhétorique, du métier ?
Voilà la part du travail, la méthode que nous recommandons. Faisons nous-mêmes ce qu’ont fait les grands écrivains. Il ne suffit pas de vouloir exprimer simplement ce que l’on sent, il y faut du travail et de l’effort. La méthode est bonne. Tenons-nous-y.
Nos adversaires se prévalent d’un grand argument : ils nous reprochent de n’avoir enseigné que le métier et ils font une distinction capitale entre le métier et l’art véritable. Je ne nie pas la distinction.
Pratiquement cependant, dans l’exercice du style, cette antinomie n’est pas si formelle, et je m’étonne qu’on la déclare irréductible. Ce que nous enseignons, ce serait « la mise en œuvre des procédés de l’art d’écrire préalablement décomposés par un habile homme, tandis que l’art est l’exercice spontané et ingénu d’un talent naturel ».
Qu’en savez-vous ? Cela est bien osé.
Voilà une belle page ; elle paraît écrite sans peine ; tout y est coulant, nulle trace de travail ; point de rhétorique ; netteté, limpidité, tour, nuance, saillie, rien n’y manque. C’est une page de La Fontaine, de Fénelon, de Renan ; vous concluez :
« Voilà le vrai style. Voilà l’art spontané. »
Qui vous l’a dit ?
La page a peut-être été écrite avec beaucoup de peine, à l’aide de procédés, par l’effort d’une laborieuse rhétorique.
La déprécierez-vous, si vous apprenez, ce qu’elle a coûté ? et, si la page est de Montesquieu ou de Flaubert, direz-vous que ce n’est pas de « l’art spontané », qu’il n’y a pas de talent naturel, parce que le travail y a dissimulé le travail ? Vous ne pouvez conclure qu’une chose, c’est que la rhétorique n’y paraît pas et que tout l’art, en effet, consiste à faire disparaître le métier.
Sinon il faudra dire que les styles de Rousseau, Labruyère (sic), Montesquieu, Flaubert et tant d’autres, qui sentent la rhétorique et le travail, ne sont pas de l’art ; et il n’y aurait de vrais artistes que ceux qui n’ont pas médité leurs phrases, qui n’ont pas cherché leurs épithètes, qui n’ont pas combiné leurs mots, qui n’ont pas travaillé leurs expressions. Le paradoxe serait fort. On objecte Saint-Simon.
Que Saint-Simon ait réalisé facilement la vie des mots, l’observation intense, le relief des images, toutes les tressaillantes surprises du style, nous sommes d’accord. Mais parlons bien ; qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il y a plusieurs façons d’être écrivain.
Tant mieux, si c’est par spontanéité (et ceci serait à débattre pour Saint-Simon) ; mais il n’est pas du tout vrai que l’art naturel soit exclusivement le résultat de l’inspiration facile. On peut également y atteindre par le labeur, la mise en œuvre et la rhétorique. Saint-Simon est grand écrivain ; mais Montesquieu aussi est grand écrivain ; il l’est autrement, voilà tout.
Le procédé est totalement absent des poésies de Lamartine ; la facture et le métier éclatent dans celles d’Hugo. Ne sont-ils pas tous deux grands poètes ?
La vérité vraie, c’est que procédés, métier, volonté, travail, sont intimement mêlés dans ce mystérieux exercice de l’art d’écrire ; et rien n’est plus faux que de dire : « Ceci est de l’art parce qu’on ne sent pas la rhétorique, et ceci n’est pas de l’art parce qu’on sent la rhétorique. »