(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VIII » pp. 70-76
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VIII » pp. 70-76

Chapitre VIII

Mœurs, ton et langage de la société de Rambouillet. — Ton et langage de la bonne compagnie des gens peints par Corneille, dans sa comédie de Mélite. — Ton et langage de la société dissolue a la même époque. — Distinction entre différents genres de naïveté.

À l’hôtel de Rambouillet régnait une décence extrême. Aucune familiarité, aucune liberté dont la décence pût s’offenser n’y était permise. Voiture, après avoir donné la main à Julie pour passer d’un appartement dans un autre, voulut lui baiser le bras ; elle lui témoigna sérieusement que cette hardiesse ne lui plaisait pas. Cependant ce n’était pas une témérité bien grande, s’il est vrai que quelques années plus tard, « madame de Sévigné », comme le dit son cousin Bussy-Rabutin, « ne tenait pas ses bras trop chers ». Il ajoute à la vérité : « C’était sans doute parce qu’ils ne sont pas beaux. Les prend et les baise qui veut ; elle se persuade qu’il n’y a point de mal, parce qu’elle croit qu’on n’y a pas de plaisir. » Toutefois il paraît que la facilité de madame de Sévigné était contraire à l’usage, puisque Bussy-Rabutin ajoute encore ce trait de satire : « Il n’y a guère que l’usage qui la pourrait contraindre ; mais elle ne balance pas à le choquer plutôt que les hommes 29. »

Il paraît que Voiture, après avoir reçu de Julie une leçon de réserve, se crut en droit d’en donner de semblables à d’autres. Godeau, de l’Académie française, évêque de Vence, ayant adressé à Voiture un défi de vers galants en honneur de cette belle personne, Voiture lui adressa ce rondeau fanfaron :

Comme un galant et brave chevalier,
Vous m’appelez en combat singulier
D’amour, de vers et de prose polie ;
Mais à si peu mon cœur ne s’humilie,
Je ne vous tiens que pour un écolier ;
Et fussiez-vous brave et docte guerrier,
En cas d’amour, n’aspirez au laurier.
Rien ne déplaît à la belle Julie
       Comme un galant.

Quittez l’amour, ce n’est votre métier ;
Faites des vers, traduisez le Psautier.
Votre façon d’écrire est fort jolie ;
Mais gardez-vous de faire de folie,
Ou je saurai, ma foi, vous châtier
       Comme un galant.

L’exception que l’hôtel de Rambouillet faisait, depuis le commencement du siècle, aux mœurs dissolues, se soutint, s’étendit, passa en règle, devint exemple et autorité.

Quant au langage, je ne pourrais dire que la société de Rambouillet tout entière se piquât de la même simplicité que la Marquise et sa famille ; mais s’il était un peu plus orné, il n’était pas pour cela affecté et précieux, Nous avons un monument authentique du langage habituel de la haute société dans la comédie de Mélite, qui est le premier ouvrage de Corneille. Cet ouvrage fit dans l’art dramatique une révolution dont Molière a eu l’honneur, parce que ce fut son talent qui la signala avec éclat. « Avant Mélite, dit Corneille dans sa préface, on n’avait jamais vu que la comédie fit rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci (Mélite) a fait son effet par l’humeur enjouée de gens, d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence. » En effet, dans cette pièce, l’auteur ne se bornait pas à produire des personnages décents, au lieu des bouffons de fantaisie : il leur donna, dit-il, un style naïf qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens . Le succès de cet ouvrage, que l’auteur reconnaît être fort défectueux, « fut, dit-il, surprenant ; il donna lieu à l’établissement d’une nouvelle troupe de comédiens malgré le mérite de celle qui était en possession de s’y voir l’unique ». Toutefois, cet ouvrage qui, selon Corneille, peint si naïvement la conversation des honnêtes gens, et qui par ce mérite obtint tant de succès, paraîtrait aujourd’hui un peu recherché. Il manque au moins de cette familiarité que l’usage a fait entrer à la suite dans la conversation et qu’on y exige plus que jamais.

La qualification de naïf, que Corneille donne au style de ses interlocuteurs, style fort différent de celui des personnages de Molière, qui est aussi estimé naïf, m’a paru rendre nécessaires quelques observations sur la naïveté.

Molière et Corneille pouvaient se croire également naïfs. Il y a la naïveté sublime et la naïveté familière. Les naïvetés d’Agnès sont de ce dernier genre. Le fameux qu’il mourût , dans la bouche d’un père moins tendre que citoyen énergique, est une naïveté sublime. On peut reconnaître encore des différences entre la naïveté pastorale, la naïveté comique, la naïveté érotique.

Nous avons eu la naïveté de Boccace, celle de Brantôme, celle de Rabelais. Plus tard, nous avons eu celle de Montaigne, ensuite celle des contes de La Fontaine, ensuite celle de Molière. Toutes ces naïvetés-là ont changé de nuance jusqu’à Voltaire, qui fut libre, leste et gai, mais avec une retenue dont la société de madame Duchatelet lui avait fait sentir la convenance. Aujourd’hui, Voltaire lui-même nous dirait que Brantôme et Rabelais furent sales et orduriers, Montaigne quelquefois obscène, La Fontaine licencieux dans ses contes, Molière indécent et grossier dans plusieurs de ses comédies. Voltaire, dans son Commentaire sur Corneille, a relevé comme grossier, un mot employé par l’auteur dans une épigramme contre Scudéry, qui à la suite de quelques débats à l’occasion de la critique du Cid, l’avait appelé en duel. Corneille termine son épigramme par un vers qui envoie le ferrailleur Scudéry en un lieu qui rime à duel et à cartel… Ce mot, dit Voltaire, est d’une grossièreté insupportable. Boileau, l’ayant employé depuis en parlant des vers pleins de sel de Régnier, se hâta de le remplacer par ceux-ci :

Heureux si ses discours, craints du chaste lecteur,
Ne se sentaient des lieux où fréquentait l’auteur !

Ne nous étonnons pas d’être plus polis que nos pères du xvie  siècle. Ils fêtaient, eux, beaucoup plus que les peuples anciens les plus civilisés. Ce que nous entendons aujourd’hui par décence dans le langage était inconnu aux Grecs et aux Romains30.

Cicéron parle de la décence des paroles dans le traité des Devoirs, chap. 35. Il la recommande aux Romains ; la politesse exquise de son esprit en avait conçu les lois : mais la chose était hors des mœurs générales ; le mot décence n’existait même pas ; pour l’en tenir lieu, Cicéron emploie cette locution : quod decet . De nombreux passages des odes d’Horace attestent la liberté, pourquoi ne dirais-je pas la grossièreté du langage chez les Romains. Boileau n’a-t-il pas dit :

Le latin dans les mots brave l’honnêteté ?

et quel besoin est-il de preuves pour une vérité qui s’explique si bien par une autre qui n’est pas douteuse ? C’est que chez les Romains, les femmes ne vivaient pas en société avec les hommes ; que les dames romaines vivaient retirées ; que recevoir des hommes chez soi, c’était le honteux privilège des courtisanes et des femmes publiques.

Le bel esprit a essayé de nos jours d’accréditer un paradoxe qui me paraît blesser tout ensemble la vérité, la morale et le goût. C’est que où la vertu règne, la bienséance est inutile31 ; que la pureté des mœurs n’a rien à cacher ni à déguiser ; que la franchise du langage est un des attributs de l’honnêteté des mœurs. Suivant cette doctrine, la bienséance ne serait qu’un voile bon à jeter sur le dérèglement des mœurs, ou tout au plus un palliatif de l’incontinence générale. Sans doute, plus les mœurs sont dissolues, et plus il importe que le langage épargne le dégoût qu’elles inspirent. Mais il n’est pas vrai que en France l’honnêteté des mœurs puisse se passer de la décence du langage.

La bienséance du langage est l’expression naturelle des mœurs honnêtes.

La bienséance du langage est une loi de la morale dans toute société où les femmes sont en parité avec les hommes, parce que c’est un devoir envers elles. Dans la société des femmes, la bienséance du langage est imposée par la double sympathie qui unit l’homme délicat à la pudeur du sexe, et la délicatesse de chaque homme avec celle de tous les autres. Les sympathies et les antipathies naturelles sont des lois de la morale, intimées à tous les cœurs bien nés.

La bienséance du langage serait une loi du goût, quand elle ne serait pas une règle de morale, et c’est par cette raison que la bienséance peut être respectée au plus haut point chez une nation où la corruption des mœurs est portée au dernier excès.

La pureté du goût est une qualité de l’esprit ; c’est un tact qui peut, bien que difficilement, s’acquérir par l’affinage de l’intelligence : au lieu que la pureté des mœurs est le résultat d’habitudes sages, dans lesquelles tous les intérêts de l’âme sont entrés et se sont mis d’accord avec les progrès de l’intelligence, C’est pourquoi l’accord du bon goût et des bonnes mœurs est plus ordinaire que l’existence du goût sans mœurs, ou des mœurs sans goût.

Nous reviendrons sur ce sujet dans la quatrième période, en examinant la doctrine de Molière sur l’usage de plusieurs expressions qu’il a voulu maintenir, et que l’usage a écartées de la langue.