(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXVI » pp. 256-263
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXVI » pp. 256-263

LXVI

histoire du consulat et de l’empire, par m. thiers. — le lutrin de boileau cité par schlegel. — découverte historique de m. monmerqué. — une longue suite de rois illégitimes en france. — le petit roi jean ier. — scepticisme historique. — badauds comme des byzantins. — propos de table de luther. — poetæ minores. — andré chénier. — latouche. — jules lefèvre. — ulric guttinguer. — mademoiselle de la seiglière. — le juif errant. — alexandre dumas.

Il n’y a rien, et rien de moins en moins en littérature. On ne dira pas de cette saison qu’elle a porté une grande moisson de poëtes (magnum proventum tulit) ; évidemment il faut que les dernières générations qui ont donné aient été un grand effort pour que la nature se repose ainsi ; il faut que les années d’auparavant aient tout pris, et nous finirons par croire que 1829 fait époque. Le seul point d’espérance, le seul grain orageux ou plutôt lumineux qui s’aperçoive à l’horizon et en rompe la monotonie est l’Histoire du Consulat de M. Thiers, laquelle décidément s’imprime, et dont les trois premiers volumes (contenant cette Histoire du Consulat tout entière) paraîtront ou à la fin de l’année ou tout au commencement de l’autre.

Que dire du menu. butin littéraire qu’on pourrait glaner çà et là ? De pures vétilles. A propos du cœur de saint Louis et de cette discussion entre M. Letronne et ses adversaires, un journal citait dernièrement le mot de Schlegel. Le grand critique de Bonn écrivait à M. Letronne, pour toute réponse au livre qu’il avait reçu de lui, quelques vers français dont on cite les deux premiers :

On a donc retrouvé dans la Sainte-Chapelle
Le magnanime cœur du perruquier l’Amour…

Schlegel sait son Lutrin. C'est une jolie plaisanterie et très-française. — Dans une des dernières séances publiques de l’Académie des Inscriptions, M. Monmerqué a lu ou plutôt a dû lire (le temps l’en a empêché) une dissertation historique assez piquante sur le sort du petit roi Jean Ier. Ce petit roi de France, fils posthume de Louis le Hutin, ne vécut que peu de jours ; lui mort, le trône appartenait naturellement à Philippe le Long, l’aîné de ses deux oncles. Il résulte des documents de M. Monmerqué puisés surtout à des sources italiennes et dans une charte du tribun Rienzi, il résulte aussi de ses inductions, d’ailleurs assez obscures et timidement déduites, que cet enfant pourrait bien n’être pas mort au moment où on l’a cru, qu’il y aurait eu substitution pour le soustraire aux intentions funestes des intéressés et de la comtesse d’Artois particulièrement : « Qui ne reculerait (écrit M. Monmerqué, qui ne recule que par politesse) devant ce fait et ses conséquences ? Philippe le Long, Charles le Bel, Philippe de Valois et toute celte branche des Valois… n’auraient régné que par le droit d’une ancienne possession ; et cette immense irrégularité se serait prolongée jusqu’en la personne de Henri III. Ce ne serait que Henri IV qui, descendu de Robert de France, sixième fils de Louis IX, aurait enfin fait rentrer la couronne dans la lignée directe du saint roi. »

Le fait est qu’une quarantaine d’années après la mort ou la prétendue mort de ce petit roi Jean, parut en France un aventurier qui se donna pour lui, qui raconta toute une histoire romanesque à laquelle plusieurs puissances et personnages politiques d’alors ajoutèrent foi, notamment Rienzi. Voilà un beau champ ouvert aux amateurs du scepticisme historique.

— A propos de M. Monmerqué, il vient de publier dans les Débats (du 4 octobre) un petit billet italien (inédit) de madame de Sévigné et un autre de madame de Grignan. Nous raffolons plus que jamais de ces petites trouvailles et nous appelons bijoux les moindres chiffons, comme des gens dont le grand siècle est déjà loin. Nous devenons, si nous n’y prenons garde, badauds comme des Byzantins.

— On vient de publier dans le format Charpentier une traduction assez complète (bien plus complète que celle déjà donnée par Michelet) des Propos de table de Luther. On ne saurait rendre l’effet que produisent en français ces plaisanteries parfois plus que rabelaisiennes et si chères aux premiers disciples du grand réformateur : — Luther, O' Connell, — propos de table, propos de meeting, bouffonnerie, grossièreté, nationalité, religion, éloquence !… tout cela correspond assez, chez tous deux, qu’en dites-vous ? et l’un peut aider à expliquer l’autre.

— M. Audin, catholique zélé, qui a déjà donné une histoire (très-partiale) de Luther et de Calvin, vient de publier celle de Léon X : ici il est plus intéressant parce qu’il apporte, au milieu de son flot de louanges, quantité de renseignements puisés aux sources italiennes, bien que sans y joindre aucun contrôle de critique. Mais le livre se lit avec intérêt, et le côté littéraire de l’époque est assez vivement rendu.

— Les poëtes émérites continuent de ramasser leurs vers, de faire leur gerbe, ou tout simplement leur botte. M. Paulin Limayrac vient de consacrer un article des Poetæ minores (qualification qui les fait crever dans leur peau) à deux poëtes déjà sur le retour, M. de Latouche et Jules Lefèvre.

Latouche est l’éditeur premier d’André Chénier ; il aurait bien voulu passer tout bas pour n’y avoir pas nui et pour en avoir fait plus d’un vers. Mais depuis qu’on connaît les siens propres, il n’y a plus moyen de se faire illusion. Les amis de Latouche ont, pendant des années, raconté à l’oreille des crédules toutes sortes de petites historiettes sur ce Chénier-Latouche. Béranger qui aurait autant aimé qu’on n’admirât pas si fort André Chénier (c’est une petite faiblesse chez un grand poëte), se faisait volontiers sous cape l’écho de ces inventions très-flatteuses pour l’éditeur. Par malheur Latouche a publié, pour son compte, des vers distingués sans doute, mais maniérés, obscurs, tortillés, qui le remettent à sa place d’homme d’esprit à qui l’instrument est décidément rebelle. C'est un homme qui aurait pu, avec plus de travail et un meilleur esprit, jouer un rôle remarquable dans la littérature. Il a ou il avait des éclairs de nouveauté, de passion, des étincelles d’originalité, surtout une foule de traits heureux, spirituels, malins, de mots qu’il arrange, qu’il aiguise, même lorsqu’il les emprunte, car Latouche manque d’invention et emprunte le plus souvent. Il a emprunté (pour ne pas dire plus) à Hoffmann, alors peu connu en France, un conte qu’il a intitulé Olivier Brousson, sans dire d’où il l’avait pris. Il a emprunté à la Correspondance de l’abbé Galiani avec madame d’Épinay le sujet et le cadre de sa Correspondance romanesque de Carlin et de Ganganelli. Il a même emprunté à Millevoye ce trait malicieux qui termine une Épitre à un poëte amateur ; ce dernier avait demandé bonnement à Latouche une préface en vers pour mettre en tête de son recueil de poésies, et le malin introducteur mystificateur lui disait :

Imprimez-les vos vers et qu’on n’en parle plus !

Latouche s’est rendu célèbre dans la littérature d’il y a quinze ou vingt ans par une foule de traits pareils, malicieux et même (quelques-uns disent) méchants : il a drapé les ridicules de la jeune École d’alors dans un article critique, intitulé la Camaraderie ; mais il a oublié de dire que ces ridicules de coquetterie et de cajolerie poétique, il les avait autant que personne partagés, caressés, — sauf à les dénoncer ensuite avec esprit, avec fiel aussi et âcreté. Latouche a publié autrefois Fragoletta, roman brillanté et lascif, et dans les derniers temps une foule de romans politico-républicains qui n’ont eu aucun succès. Il habite volontiers dans le petit hameau d’Aulnay où demeura autrefois Chateaubriand ; et il s’intitule le Paysan de la vallée aux loups, jouant ainsi au Paul-Louis vigneron et se croyant un Paysan du Danube. Au plus fort de ses affectations rustiques, il rédigeait le Mercure de France ou le Figaro.

— Puisque nous en sommes à cette histoire ancienne, il faut achever. Nos documents sont bons, et nous-même nous n’avons sur plus d’un point qu’à consulter nos anciens souvenirs. Ce sont d’humbles post-scriptum à ce qu’on imprime à Paris. — Jules Lefèvre est un poëte qui mérite des égards, de la considération : il a quelque chose d’élevé, le culte de la muse et des nobles sentiments ; mais on n’a jamais rien vu de plus fatigué ni de plus manqué en général que ses efforts poétiques. Comme il est très-érudit, il ramasse, traduit, combine des vers et des images de tous les côtés de l’horizon ; jamais rayons n’arrivèrent plus brisés que les siens à l’œil du lecteur. Le vieux Du Bartas est un cristal limpide auprès de lui. — Jules Lefèvre date de 1820 ou 1821 ; il fut l’un des premiers débutants de cette génération, et il en est toujours resté l’un des plus méconnus.

Un de ses poëmes avait pour titre : Le clocher de Saint-Marc : on a dit plaisamment que ce clocher lui était tombé sur la tête, et pour comble de malheur, ce fut sans bruit.

C'est de lui ce vers naïf et douloureux :

Il est dur d’être seul à sentir son génie.

Il en a fait bon nombre de mémorables et qui le peindraient dans sa nature distinguée, laborieuse et malheureuse :

La rose a des poisons qu’on finit par trouver.

et encore :

On meurt en plein bonheur de son malheur passé.

Son recueil énorme et magnifiquement imprimé prépare, par ses obscurités, ses enchevêtrements et ses prétentions de style, bien des tortures aux Saumaise futurs, si tant est qu’ils veuillent s’y appliquer comme à l’un des classiques florissant en 1844.

— Un autre poëte, moins docte, plus facile et souvent aimable, Ulric Guttinguer, connu de nous pour avoir chanté autrefois notre lac, et qui vient aussi de rassembler ses vers en un seul volume sous ce titre : Les Deux Ages, cite, dans sa préface que nous avons sous les yeux, un passage de Jules Lefèvre, en l’accompagnant d’éloges qui prouvent au moins que tout n’est pas épine dans le sentier : il accorde sans hésiter à son confrère non-seulement la conscience poétique noble et puissante (ce qui n’est que juste), mais encore le génie intime et pénétrant. — Nous ne nous chargeons que de noter en courant : les Aristarques de l’avenir décideront.

— Mademoiselle de la Seiglière, roman de Jules Sandeau, dans la Revue des Deux Mondes, plaît généralement et réussit. — Le Juif Errant achève de révolter.

— De tous les feuilletonnistes-romanciers, c’est encore Alexandre Dumas qui l’emporte pour le quart d’heure, avec sa verve intarissable et son entrain, du moins amusant. Il emprunte, il copie ses histoires de partout, mais il les copie d’une encre coulante et d’une plume rapide. Voir ses feuilletons des Débats.