(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 39, qu’il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l’art peut donner, et d’autres où le succès dépend plus du secours qu’on tire de l’art que du génie. On ne doit pas inferer qu’un siecle surpasse un autre siecle dans les professions du premier genre, parce qu’il le surpasse dans les professions du second genre » pp. 558-567
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 39, qu’il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l’art peut donner, et d’autres où le succès dépend plus du secours qu’on tire de l’art que du génie. On ne doit pas inferer qu’un siecle surpasse un autre siecle dans les professions du premier genre, parce qu’il le surpasse dans les professions du second genre » pp. 558-567

Section 39, qu’il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l’art peut donner, et d’autres où le succès dépend plus du secours qu’on tire de l’art que du génie. On ne doit pas inferer qu’un siecle surpasse un autre siecle dans les professions du premier genre, parce qu’il le surpasse dans les professions du second genre

Il ne faut pas entendre de tous les écrivains de l’antiquité ce que je dis ici des poetes, des historiens et des orateurs excellens. Par exemple, ceux des livres des anciens qui sont écrits sur des sciences dont le mérite consiste dans la multitude des connoissances, ne l’emportent pas sur ceux que les modernes ont écrit touchant ces mêmes sciences.

Je serai même aussi peu surpris qu’un homme qui auroit pris son idée du mérite des anciens sur leurs ouvrages de physique, de botanique, de geographie et d’astronomie, parce que sa profession l’auroit obligé à faire sa principale étude de ces sciences, n’admire point l’étendue des connoissances des anciens, que je suis peu surpris de voir l’homme qui a formé son idée du mérite des anciens, sur leurs ouvrages d’histoire, d’éloquence et de poesie, rempli de véneration pour eux.

Les anciens ignoroient dans les sciences que j’ai citées bien des choses que nous sçavons, et par la démangeaison naturelle aux hommes de porter leurs décisions plus loin que leurs lumieres distinctes, ils sont tombez, comme je l’ai déja dit, en une infinité d’erreurs.

Ainsi l’astronome d’aujourd’hui sçait mieux que Ptolomée tout ce que sçavoit Ptolomée, et il sçait encore toutes les découvertes qui se sont faites depuis les Antonins, soit à l’aide des voïages, soit à l’aide des lunettes de longue vûë. Ptolomée, s’il revenoit au monde, se feroit éleve à l’observatoire.

Il en est de même des anatomistes, des navigateurs, des botanistes et de tous ceux qui professent des sciences dont le mérite consiste plus à sçavoir qu’à inventer, à connoître qu’à produire.

Mais il est d’autres professions où les derniers venus n’ont pas le même avantage sur leurs prédecesseurs, parce que le progrès qu’on peut faire en ces sortes de professions, dépend plus du talent d’inventer et du génie naturel de celui qui les exerce, que de l’état de perfection où ces professions se trouvent lorsque l’homme qui les exerce fournit sa carriere. Ainsi l’homme qui est né avec le génie le plus heureux est celui qui va plus loin que les autres dans ces sortes de professions, et cela indépendamment du dégré de perfection où elles se trouvent lorsqu’il les exerce.

Il lui suffit que la profession qu’il embrasse soit déja réduite en art, et que la pratique de cet art ait une méthode. Il pourroit lui-même inventer l’art et rediger la méthode. La force de son génie, qui lui fait deviner et imaginer un nombre infini de choses, qui ne sont pas à portée des esprits ordinaires, lui donne plus d’avantage sur les esprits ordinaires, qui professeront un jour le même art que lui, après que cet art aura été perfectionné, que ces esprits n’en pourront avoir sur lui, par la connoissance qu’ils auront des nouvelles découvertes et des nouvelles lumieres dont l’art se trouvera enrichi lorsqu’ils viendront à le professer à leur tour. Le secours que donne la perfection où l’un des arts dont nous parlons est arrivé, ne sçauroit mener les esprits ordinaires aussi loin que la supériorité de lumieres et de vûës naturelles, peut porter un homme de génie.

Telles sont les professions du peintre, du poëte, du general d’armée, du musicien, de l’orateur, et même celle du médecin. On devient grand general et grand orateur dès qu’on exerce ces professions avec le génie qui leur est propre, en quelque état qu’on puisse trouver l’art qui enseigne à les bien faire.

Le mérite des ouvriers illustres et des grands hommes dans toutes les professions dont je viens de parler, dépend principalement de la portion de génie qu’ils ont apportée en naissant, au lieu que le mérite du botaniste, du physicien, de l’astronome et du chymiste, dépend principalement de l’état de perfection où les découvertes fortuites et le travail des autres ont porté la science qu’ils entreprennent du cultiver. L’histoire confirme ce que j’ai avancé ici sur toutes les professions qui dépendent principalement du génie.

Parmi les professions que j’ai citées comme ressortissantes principalement du génie, celle du medecin paroît la plus dépendante de l’état où est la médecine quand un certain homme vient à la professer. Cependant quand on entre dans le détail de cet art, on trouve que ses operations sont encore plus dépendantes du génie, à proportion duquel chaque medecin profite des connoissances des autres et de ses propres expériences, qu’elles ne le sont de l’état où est la médecine quand il la fait.

Les trois parties de la médecine sont la connoissance des maladies, celle des remedes et l’application du remede convenable à la maladie qu’on veut guérir.

Les découvertes qui se sont faites depuis Hippocrate dans l’anatomie et dans la chymie, facilitent beaucoup la connoissance des maladies. On connoît encore aujourd’hui une infinité de remedes dont Hippocrate n’entendit jamais parler, et dont le nombre surpasse de beaucoup celui des remedes qu’il connoissoit et que nous avons perdus.

La chymie a fourni une partie de ces remedes nouveaux, et nous devons l’autre aux regions qui ne sont connuës des europeans que depuis deux siecles.

Nos médecins conviennent néanmoins que les aphorismes d’Hippocrate sont l’ouvrage d’un homme à tout prendre, plus habile que les medecins d’aujourd’hui.

Ils admirent sans prétendre les égaler, sa pratique et ses prédictions sur le cours et sur la conclusion des maladies, bien qu’il les fit avec moins de secours que les médecins n’en ont presentement pour faire leurs prognostics.

Aucun d’eux n’hésite quand on lui demande s’il n’aimeroit pas mieux être traité par Hippocrate dans une maladie aiguë, même en supposant les connoissances d’Hippocrate, bornées où elles l’étoient quand il écrivit, que par le plus habile médecin qui soit aujourd’hui dans Paris ou dans Londres. Tous voudroient être remis entre les mains d’Hippocrate. C’est que le talent de discerner le temperament du malade, la nature de l’air, sa temperature présente, les symptomes du mal, ainsi que l’instinct qui fait choisir le remede convenable et le moment de l’appliquer, dépendent du génie. Hippocrate étoit né avec un génie superieur pour la médecine, et ce génie lui donnoit plus d’avantage dans la pratique sur les médecins modernes, que les nouvelles découvertes n’en donnent aux médecins modernes sur Hippocrate.

On dit vulgairement que Cesar, s’il revenoit au monde et qu’il vit les armes à feu et les fortifications à la moderne, en un mot les armes dont nous nous servons pour attaquer et pour défendre, seroit bien étonné. Il lui faudroit, ajoute-t-on, recommencer son apprentissage, et le faire même assez long avant qu’il fut capable de mener deux mille hommes à la guerre. En aucune façon, disoit le maréchal de Vauban, qui sentoit d’autant mieux la force du génie de Cesar, que lui-même il en avoit beaucoup.

Cesar auroit appris en moins de six mois tout ce que nous sçavons, et dès qu’il auroit eu connu nos armes, dès qu’il auroit eu connu, pour s’expliquer ainsi, la nature de nos traits et celle de nos boucliers, son génie en sçauroit faire des usages dont peut-être nous ne nous avisons point.

Quoique l’art de la peinture renferme aujourd’hui une infinité d’observations et de connoissances qu’il ne renfermoit pas encore du temps de Raphaël, nous ne voïons pas cependant que nos peintres égalent cet aimable génie. Ainsi, supposé que nous sçachions quelque chose dans l’art de disposer le plan d’un poëme, et de donner aux personnages des moeurs décentes que les anciens ne sçussent pas, ils n’auront pas laissé de nous surpasser, s’il est vrai qu’ils aïent eu plus de génie que nous, et cela d’autant plus qu’il est certainement vrai que les langues dans lesquelles ils ont composé étoient plus propres à la poësie que les langues dans lesquelles nous composons. Nous ferons peut-être moins de fautes qu’eux, mais nous n’atteindrons pas au dégré d’excellence où ils sont arrivez. Nos éleves seront mieux instruits que les leurs, mais nos artisans seront moins habiles. c’est parmi les anciens, dit un des grands poëtes d’Angleterre, et principalement parmi les écrivains des pais qui sont à notre orient, … etc. . En effet, Monsieur Racine ne paroît plus grand poëte dans Athalie que dans ses autres tragédies, que parce que son sujet tiré de l’ancien testament l’a autorisé à orner ses vers des figures les plus hardies et des images les plus pompeuses de l’écriture sainte, au lieu qu’il n’en avoit pû faire usage que très-sobrement dans ses pieces profanes. On a écouté avec respect le stile oriental dans la bouche des personnages d’Athalie, et ce stile a charmé. Enfin, dit ailleurs l’auteur anglois que nous venons de citer, nous pouvons être plus exacts que les anciens, mais nous ne sçaurions être aussi sublimes. Je ne sçai par quelle fatalité tous les grands poëtes des nations modernes s’accordent à mettre ce que les anciens ont composé si fort au-dessus de ce qu’ils composent eux-mêmes.

C’est même avoüer qu’on est incapable d’écrire dans le goût des anciens, que de tâcher de les rabaisser. Quintilien dit que Seneque ne cessoit point de parler mal des grands hommes qui l’avoient précedé, parce qu’il voïoit bien que leurs ouvrages et les siens étoient d’un goût si different, qu’il falloit que les uns ou les autres déplussent à ses contemporains. En effet, ces contemporains ne pouvoient point admirer les faux brillans et le stile hérissé de pointes des écrits de Seneque, qui annoncerent la décadence des esprits, tandis qu’ils continueroient d’admirer le stile noble et simple des écrivains du siecle d’Auguste.