(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111

Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres

Jetons un coup d’œil sur le chemin déjà parcouru. Qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Nous avons montré comment on peut étudier des œuvres individuelles et les rattacher à des individus. Nous avons montré comment on peut étudier ces individus eux-mêmes en les rattachant à leur tour aux diverses causes qui ont pu agir sur eux et aux divers effets dont ils ont pu être la cause. Nous avons montré enfin à quels signes on peut reconnaître la supériorité d’un œuvre littéraire.

Mais est-il possible de nous en tenir là ? Suffit-il de mettre côte à côte ces études particulières, de présenter dans un ordre vaguement chronologique un monceau de vérités de détail sans lien entre elles ? Ou, sous prétexte que les œuvres supérieures sont les plus expressives, l’histoire de la littérature doit-elle être seulement l’histoire des grandes individualités, des génies et des talents exceptionnels qui rayonnent dans l’ombre du passé ? Nous touchons ici à l’un des problèmes les plus délicats de » l’histoire. Il s’agit de savoir quel rôle y jouent les grands hommes et quelle place doit leur être accordée.

Pour rester dans le domaine de la littérature, les grands hommes sont ceux qui apportent quelque chose de neuf et d’original ; ceux qui sont vraiment créateurs de formes, de sentiments, d’idées, de types, non encore réalisés ; ceux, comme dit le poète36,

Dont les pas inventeurs ouvrirent les sentiers ;

ceux ainsi qui devancent leurs contemporains, qui deviennent bientôt des modèles pour leurs admirateurs, qui sont le point de départ d’une longue vague d’imitation, précisément parce qu’ils ont été de puissants agents d’innovation.

Certains historiens, frappés de voir ces êtres d’exception dépasser du front la foule environnante, ont cru qu’on pouvait les isoler et que, pour dérouler l’évolution littéraire d’un peuple, on pouvait se borner à courir de l’une à l’autre de ces têtes lumineuses. Une galerie de portraits représentant ces hommes providentiels : tel a été pour eux l’idéal de l’histoire. Ainsi faisaient jadis les historiens politiques qui croyaient écrire l’histoire de la France en faisant uniquement celle de ses rois, de Pharamond à Louis XVI.

Mais je ne crois pas qu’on puisse accepter cette simplification excessive de la réalité, et cela pour plusieurs raisons. D’abord on brise ainsi l’enchaînement des faits ; et Turgot a dit, au siècle dernier, avec une admirable précision : « Tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent du monde à tous ceux qui l’ont précédé. » Cette pensée doit être pour l’historien comme un phare qui le guide dans la nuit et les brouillards des âges révolus. Or, en sautant d’un grand homme à un autre, on risque de laisser des abîmes énormes entre deux d’entre eux, de faire croire qu’il y a des déserts dans la durée comme il y en a dans l’espace, de détruire le sentiment de cette continuité qui est la condition même de la vie.

Ensuite, on oublie qu’entre génie et talent il y a différence de degré, non de nature ; ou, si l’on aime mieux une formule plus claire, qu’à toute époque l’originalité, la faculté d’innover, le don de créer sont répartis à doses inégales parmi beaucoup de personnes, au lieu d’être concentrés en deux ou trois seulement. Est-il juste, est-il conforme à ce qui s’est passé réellement de supprimer les écrivains secondaires, qui ont été les précurseurs moins heureux ou les rivaux moins brillants de leurs illustres confrères ? Comment d’ailleurs mesurer de combien ceux-ci s’élèvent au-dessus de la moyenne, si l’on commence par les détacher de leur entourage ?

Inconvénient plus grave encore ! A ne considérer que ces rois de l’intelligence, on s’expose à les grandir jusqu’à des proportions surhumaines ; on en arrive à confondre en eux ce qui leur est personnel avec ce qui leur est commun avec leurs voisins. On leur prête libéralement des initiatives dont ils n’eurent pas le mérite ; on finit même par se les figurer comme planant dans le vide. On s’habitue à ne plus voir par quels liens ils tiennent à leur temps et à leur pays. On ne comprend plus qu’avant d’être causes de certains effets ils ont été effets de certaines causes, qu’avant de modifier les milieux où ils vécurent ils ont eux-mêmes été façonnés par ces milieux. Bref, on ne mutile pas seulement la vérité : on la fausse.

Il s’en faut bien que les grands hommes soient les facteurs uniques des transformations littéraires ou sociales. On serait tenté de crier à l’histoire qui prétend leur accorder une attention exclusive le mot qu’Anacharsis Clootz adressait à la France : Guéris-toi des individus !

S’il en faut croire une fable antique, Jupiter en son Olympe disait un jour aux autres Immortels : « Suspendez-vous tous à cette corde ; tirez de toutes vos forces. Moi seul je tirerai de l’autre côté, et je vous amènerai tous à moi, même avec la mer et la terre, si telle est ma volonté. » C’était parler en souverain du monde. Mais quoi ! Un grand homme aurait-il une puissance semblable ? Pourrait-il traiter les autres hommes comme Jupiter traitait les autres dieux ? Serait-il capable d’arrêter un siècle sur la pente où il roule et de lui imprimer la direction qu’il lui plaît ?

Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’un individu n’a d’action sur la masse d’un peuple que si on lui reconnaît une certaine supériorité. Il faut, par conséquent, se rendre compte des conditions auxquelles un homme est reconnu pour supérieur et comme sacré grand homme de son vivant. Suffit-il qu’il ait du génie ? Point du tout. Il faut autre chose encore. A toute époque, il y a dans une société certaines idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi dire, dans l’air ambiant. Il y a des désirs, inconnus jusqu’alors ou du moins amortis durant de longues années, qui s’éveillent ou se réveillent dans les âmes et qui demandent à être satisfaits. Tout cela est d’abord vague, indécis, confus, noyé dans une sorte de crépuscule. Mais qu’un homme, un grand écrivain, si l’on veut, vienne préciser ce qui était nuageux, condenser ce qui était éparpillé, mettre en pleine lumière ce qui était encore enveloppé d’ombre, exposer brillamment ces besoins que beaucoup sentaient sans en avoir la conscience bien nette, alors on lui sait gré d’avoir « dit le secret de tout le monde », d’avoir exprimé tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas, d’avoir donné une voix à des aspirations jusque-là presque muettes. L’heureux auteur est admiré, célébré, porté aux nues. Il est le grand homme du jour, de l’année, de l’époque, du siècle, suivant que son accord avec la société environnante a plus ou moins de durée, suivant aussi que son talent a plus ou moins d’éclat et de vigueur.

On peut donc dire que, pour agir sur ses contemporains, un grand homme doit marcher avec eux. On connaît ce mot plaisant prêté à je ne sais plus quel chef de bandes indisciplinées : « Il faut bien que je les suive : je suis leur chef. » De même un grand homme n’est aussi reconnu pour tel qu’à condition d’aller dans le sens du courant qui l’entraîne et le porte.

Sans doute un homme peut être un esprit de premier ordre et, malgré cela ou quelquefois par cela même, être en lutte avec le courant dominant. Sans doute, il peut avoir vingt et cent fois raison contre la masse qui pense autrement que lui. Mais, en ce cas, il est méconnu ; il s’épuise en efforts stériles ; s’il vit en un temps où les passions sont exaltées, il est écrasé, broyé, foulé aux pieds ; s’il a la chance de vivre en des jours plus calmes, il est raillé, dédaigné, condamné à l’obscurité, et il va grossir la longue liste des génies incompris. Quelle que soit d’ailleurs sa destinée, son action sur ses contemporains est très faible et souvent à peu près nulle. C’est seulement après sa mort qu’il est réhabilité, remis à son rang ; c’est du fond du tombeau que sa voix se fait écouter et vient éveiller dans les âmes un écho tardif.

S’il est vrai que chaque époque se forge de la sorte des dieux mortels à son image et maltraite ou ignore des hommes de valeur réservés à l’admiration des générations suivantes, il est nécessaire de réduire le rôle excessif attribué trop fréquemment à ces fortes individualités qui dominent du haut de leur gloire le siècle où elles ont vécu. Non pas, certes, qu’il faille crier : A bas les grands hommes ! briser et renverser leurs statues. Mais, au lieu de les laisser isolés, il faut les replacer dans le groupe social où ils se sont développés ; il faut, sans les rapetisser, rehausser la foule anonyme et les écrivains moins connus qui les environnent. Chacun d’eux n’est pas un sommet géant qui se dresse, majestueux et solitaire, au milieu d’une plaine ; c’est bien plutôt le point culminant d’une chaîne de montagnes.

De là, pour l’historien, une double obligation : mettre en relief ces sommets dont la base plonge aux mêmes profondeurs que celle des cimes moins hautes ; construire le massif montagneux d’où se détachent et montent en plein ciel les pics les plus élevés.

Laissons là les métaphores. Nous avons commencé par étudier les œuvres individuelles et les individus eux-mêmes ; nous avons amassé une quantité de vérités particulières. Mais il est visible, au premier coup d’œil, que, si nous trouvons, en parcourant la littérature d’une époque, des caractères qui sont strictement individuels, nous en rencontrons d’autres qui sont communs à plusieurs auteurs, à des groupes plus ou moins étendus. Nous sommes ainsi en passe d’arriver à des vérités générales, et c’est à cette étude d’ensemble qu’il nous faut travailler maintenant.