Fenimore Cooper :
Le Corsaire Rouge
On a cité dans le Globe une admirable scène du Corsaire rouge, au moment de sa publication. Nous reviendrons aujourd’hui, quoiqu’un peu tard, sur ce bel ouvrage que tout le monde a lu ; et sans chercher à en donner une sèche et inutile analyse, nous en causerons un instant avec nos lecteurs, comme d’une ancienne connaissance dont on aime de part et d’autre à se ressouvenir.
Depuis les premiers débuts, qui le placèrent à la tête des imitateurs de Walter Scott, M. Cooper est allé se perfectionnant de jour en jour ; il a mieux connu son talent, à force de le mettre à l’œuvre ; sa manière, d‘abord timide et douteuse, est devenue plus ferme, plus large, plus originale ; il a osé avoir ses qualités et ses défauts propres ; en un mot, sans jamais cesser d’appartenir à la famille du romancier écossais, il a suivi sa route à part, et le colon s’est émancipé. Pour commencer par ses défauts, il en a d’assez graves sans doute. D’ordinaire, c’est par la fable que pèchent ses romans. Tantôt faible et mal nouée, tantôt tourmentée et obscure, presque toujours invraisemblable, on dirait, à la voir se dérouler péniblement, tourner et revenir sur elle-même, qu’elle a été conçue après coup, et que les accidents de sa marche ont été prévus et commandés dans un dessein étranger. Le fleuve, si l’on peut parler ainsi, n’est pas là pour couler et suivre sa pente ; le propriétaire veut en faire quelque chose, et s’en sert comme d’un moyen pour un but. M. Cooper, en effet, ne conte pas pour conter, mais pour décrire : cette remarque bien entendue nous donnera la clef de son talent. Doué d’une sensibilité contenue et profonde, d’une vaste et paisible imagination, il a vu de bonne heure les plus magnifiques spectacles de la nature ; il a vu ou il a rêvé, au sein de ces spectacles sublimes, quelques êtres humains en harmonie avec les forêts vierges, les prairies illimitées, et le ciel plus haut et plus immense là qu’ailleurs. Les luttes de la civilisation avec la nature, surtout celles du droit et de la liberté contre l’oppression et la force, sont venues jeter sur ces tableaux de jeunesse des teintes non moins variées que vives. Poète descriptif, poète rêveur, patriote sincère, il a cherché avant tout dans le cadre du roman historique une occasion d’épancher son âme, d’ouvrir son imagination, de célébrer une patrie et une cause qu’il aime. Il y a peint aussi en traits fidèles et ineffaçables des mœurs inconnues à l’Europe, et que l’Amérique elle-même voit fuir et disparaître chaque jour. Mais, moins souple, moins complet que Scott, il n’a pu comme lui, au milieu de tant de préoccupations, mener de front, et presque en se jouant, une intrigue à la fois compliquée et facile, en mêler et en débrouiller les fils, les quitter et les reprendre tour à tour, et enchâsser avec art dans leur étroit tissu ses brillants hors-d’œuvre. Ce n’est pas d’ailleurs que M. Cooper manque du tout de cette faculté créatrice qui enfante et met au monde des caractères nouveaux, et en vertu de laquelle Rabelais a produit Panurge ; Le Sage, Gil Blas ; et Richardson, Clarisse. On ne peut oublier, une fois qu’on les a connus, Œil-de-Faucon et Tom Coffin. Aussi, malgré leurs défauts, les romans de l’auteur américain sont-ils de ceux qui procurent le plus de plaisir et d’émotion ; assez de beautés supérieures y rachètent quelques obscurités et quelques invraisemblances.
Nulle part ces beautés ne se montrent plus nombreuses et plus éclatantes que dans le Corsaire rouge. Après avoir été marin comme Smollett, M. Cooper a voulu, comme l’auteur de Roderic Random, décrire des mœurs et des scènes de mer ; mais c’est avec plus de poésie, et, pour ainsi dire, avec plus d’amour, qu’il l’a fait. Personne mieux que lui n’a compris l’Océan, ses murmures et ses teintes, son calme et ses tempêtes ; personne n’a eu le sentiment aussi vif et aussi vrai d’un navire et de ses rapports sympathiques avec l’équipage. Il est inépuisable à rendre ces impressions vagues et profondes. Le Dauphin du Corsaire, sorti du même chantier que l’Ariel du Pilote, semble avoir reçu la vie dès l’instant qu’il a senti les flots sous sa quille et les marins à son bord. Tantôt c’est un oiseau de mer qui rase l’écume de ses ailes, et suit avec grâce les contours des vagues ; tantôt c’est un coursier qui s’abat, se redresse et frémit d’effroi. Le bon Richard Fid ne peut s’empêcher de comparer la minceur élégante de ses haubans et de ses étais à la taille de Nelle Dalle, quand les cordages du corset ont été bien serrés, et, selon lui, toutes ces poulies, placées juste à la distance convenable les unes des autres, sont comme les yeux de la chère enfant sur un visage qui fait plaisir à voir. Lorsque la Caroline s’enfonce et va couler à fond, Wilder entend les sons creux et menaçants qui sortent des profondeurs de la cale, pareils aux mugissements de quelque monstre à l’agonie, et le bon Richard nous apprend encore qu’un vaisseau près de couler bas fait des lamentations aussi bien que toute autre chose vivante. Je dirais, si je l’osais, que dans ce roman les deux navires sont les deux personnages principaux, et que le Dauphin intéresse plus que le corsaire lui-même. Celui-ci rappelle le Conrad de Byron et le Cleveland de Walter Scott. Roderic n’est autre que le page tendre et discret de Lara. Mais l’auteur a trouvé moyen de rajeunir et de nationaliser, en quelque sorte, son héros par les sentiments anticipés qu’il lui prête. Le pavillon sanglant du pirate présage déjà l’indépendance américaine ; lui-même il espère, il entrevoit cette indépendance dans un avenir prochain ; il la proclame d’avance comme pour s’absoudre. Insulté un jour par les orgueilleux insulaires, son cœur ulcéré ne bat plus que pour la vengeance. Un galion espagnol tout chargé d’or, ou une riche cargaison hollandaise ne vaut pas à ses yeux l’honneur d’humilier l’Allemand qui siège au trône d’Angleterre, le plaisir de faire couler Saint-George au fond de l’eau. Quelques années encore, et l’écumeur de mer sera un Paul Jones, de même que le pirate grec sera un Canaris ; seulement, je ne voudrais pas que le héros au lit de mort eût à la main ce rouleau qui lui avait servi comme d’oreiller, et que, par un effort soudain, au moment d’expirer, il déployât le pavillon national, en s’écriant : « Nous triomphons. » Cela ressemble trop aux morts théâtrales de notre Cirque-Olympique. Il nous paraît de plus que le roman aurait gagné en vraisemblance, sans perdre en intérêt, si le corsaire avait été moins habile en déguisements ; s’il avait eu des distractions, et, comme on dit, des absences moins longues et moins fréquentes ; s’il n’avait pas été précisément le frère de mistress Wyllis, l’oncle de Henry, le parent de Gertrude ; si mistress Wyllis avait attendu un peu moins tard à le reconnaître, etc. Nous voudrions encore, dussions-nous sembler bien exigeant, que le tailleur Homespun parlât un peu moins de ses cinq longues et sanglantes guerres, et que l’excellent Richard Fid farcît un peu moins sa conversation d’expressions nautiques ; l’auteur, en voulant être vrai, a renchéri sur la nature : les marins, les tailleurs et les gens de métier parlent aussi comme les autres hommes. Quant au fidèle noir Guinée, autrement dit Scipion l’Africain, rien ne lui manque pour intéresser et pour attendrir. Son naturel aimant, sa simplicité d’esprit, sa défiance naïve de lui-même, son dévouement sublime pour Henri, et surtout cette amitié plus familière, mais pourtant respectueuse encore, qui l’unit à Richard, tout en lui attache et plaît ; il est presque entre les nègres ce que la Rébecca d’Ivanhoë est parmi les Juives. On ne peut donner que des éloges au caractère de Henri Wilder : l’auteur a réalisé en lui le type américain dans toute sa pureté. Ce qui domine chez Henri, c’est quelque chose d’honnête, de régulier et de sérieux ; les idées d’ordre et de devoir sont toutes-puissantes sur son esprit ; sa sensibilité vive se cache sous des dehors graves et froids ; dans la situation délicate et même équivoque où il s’est placé, il ne déroge pas un seul instant à la prudence, à la franchise ni au courage ; en un mot, s’il y a du Paul Jones dans le corsaire, il y a du Washington dans ce jeune homme. Depuis l’instant où il entre comme capitaine à bord de la Caroline jusqu’à celui où il revient à bord du Dauphin, toute l’action porte sur lui, et il la soutient admirablement : c’est la plus belle partie du livre. Sa conduite, dans la tempête, au milieu des murmures de l’équipage, sa résolution de monter au mât sur le refus du lieutenant, sa volonté ferme de demeurer à bord du vaisseau abandonné tant qu’il en restera une planche à flot, tous ces sentiments énergiques et vrais répandent au milieu de tant de scènes déchirantes une forte teinte de sublimité morale qui rehausse et achève leur effet ; et lorsque, après la tempête, la nuit, sous les rayons de la lune, on voit Wilder, au gouvernail de la chaloupe, se pencher en avant, comme pour entendre la douce respiration de Gertrude endormie, l’âme du lecteur, qui a passé par tous les degrés de l’angoisse, jouit délicieusement de cet instant de pure ivresse, et succombant aux sensations qui l’inondent, elle dirait volontiers avec le poète : C’est assez pour qui doit mourir.
Nous ne finirons pas sans recommander la jolie édition in-18, ornée de gravures et de cartes géographiques, que publie en ce moment le libraire Gosselin. Elle fait pendant à l’édition connue de Walter Scott.