(1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80
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(1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

XIXe entretien.
Littérature légère.
Alfred de Musset (suite)

I

Maintenant que nous avons vu l’homme et l’influence, voyons les œuvres. Notre tâche devient ici très difficile.

Un jour que le poète Hafiz, ce Musset voluptueux mais philosophe de la Perse, était mollement couché sur son tapis à l’ombre des platanes, au bord des sources de Chiraz, et qu’il s’enivrait à la fois des parfums écumants de sa coupe, des chants des courtisanes, des pas des danseuses, et des scintillements des yeux de sa jeune épouse Leïla, ces lueurs du ciel de l’âme, un de ses amis s’avisa de lui dire : « Hafiz ! qu’est-ce que l’ivresse ? »

Le poète acheva de vider la coupe à demi-pleine que cette interrogation inattendue avait suspendue un moment entre la main et les lèvres ; il regarda amoureusement le front rougissant de Leïla, il respira à longue haleine le bouquet de fleurs de jasmin et de citronniers qui jonchaient le tapis, puis, gardant un long silence comme un sage qui cherche une réponse et qui n’en trouve pas dans son esprit : « L’ivresse ? dit-il, je ne sais pas, mais enivre-toi, c’est ma seule réponse. » Prenant alors sur le tapis un des bouquets des mille fleurs diverses dont ses esclaves avaient paré la table de nacre du festin et couronné les jarres, il le donna à respirer à son ami : « Réponds à ton tour, lui dit-il, et analyse si tu peux, dans l’odeur enivrante qu’exhale ce bouquet, chacun des mille parfums dont ce parfum innommé se compose ; dis-moi ce qui est santé et ce qui est poison dans l’invisible haleine de toutes ces fleurs ? »

L’ami respira et se tut longtemps comme Hafiz, après avoir respiré le bouquet de fleurs. « Je ne sais pas ce qui est sain ; je ne sais pas ce qui est méphitique, dit-il au poète, je ne puis pas décomposer ce qui échappe à mes yeux et à mes doigts, mais les couleurs sont ravissantes et le parfum est délicieux. » — « Laisse-moi donc vider ma coupe et regarder Leïla », poursuivit Hafiz, et il acheva nonchalamment de savourer son double délire.

II

Quant à nous, en face de ces deux volumes de poésie d’Alfred de Musset, notre rôle de critique est bien différent du rôle d’Hafiz et de son ami en face du festin et des danseuses de Perse. Nous ne pouvons pas dire comme Hafiz : « Laissez-moi vider ma coupe » sans savoir quelle lie amère il peut y avoir au fond du verre, et quel déboire suivra l’ivresse ? Nous ne pouvons pas dire comme le convive d’Hafiz : « Laissez-moi respirer le bouquet » sans savoir quelle salubrité ou quel poison contiennent les coupes colorées de ces fleurs. Nous écrivons pour la chaste jeunesse et pour les sages, nous n’écrivons pas pour les voluptueux. Laissez-nous donc analyser lourdement et péniblement cette double ivresse, l’une saine, l’autre malsaine qui sort des coupes et des fleurs de ce charmant poète, et si nous sommes trop sévères, trop délicats, trop froissés par le mauvais pli d’une feuille de rose comme le Sybarite, ne vous y trompez pas, ce n’est pas mollesse, c’est conscience ; rien de ce qui froisse l’âme ou de ce qui ternit la pudeur ne doit être pardonné à celui qui écrit pour la jeunesse, ce printemps de la pureté.

III

J’ouvre donc le premier et je lis ; mais non, je ne lis pas Don Paez, première fantaisie poétique d’Alfred de Musset presque encore enfant. C’est une débauche de verve écumante, c’est une gaze sur laquelle étincellent déjà çà et là des paillettes de faux clinquant et quelques diamants, mais le tissu de gaze est trop clair. C’est du Pétrone en vers. On ne comprend guère comment ce jeune homme, au lieu de débuter, comme nous débutons tous, par un excès d’enthousiasme, débute par un excès de licence d’esprit. C’est une originalité à coup sûr, mais une triste originalité. Un poète plus mûr et plus grand que Musset, venait de mettre l’Espagne à la mode par quelques fantaisies andalouses où l’on croyait entendre grincer les guitares sous les balcons aux lueurs de la lune de Séville. Tout était espagnol en ce temps-là dans le costume poétique. Byron lui-même avait popularisé dans Child-Harold les coquetteries de Cadix. La jeunesse de Londres et de Paris ne rêvait que Dulcinées d’Andalousie. Musset fait aussi son rêve : seulement au lieu de le composer d’amour et de larmes, il le compose de libertinage, de rire et de sang.

La dame dont ici j’ai dessein de parler
Était de ces beautés qu’on ne peut égaler ;
Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse
De ses pieds, elle était Andalouse, et comtesse !

Juana est son nom, elle aime don Paez, lansquenet de la garnison ; la description de leur amour ne dissonerait pas mal dans une page obscène de l’Aretin. La sensualité grossière y tue tout amour et par conséquent toute véritable poésie. Don Paez, en quittant la chambre de Juana, va au corps-de-garde. Dans une scène d’ivrognerie et de rixe qui rappelle trop un tableau flamand de Teniers, il apprend que don Étur, un de ses camarades, se vante de l’amour de Juana. Il lui donne un démenti en vers qui soulèvent le cœur de dégoût.

…………………… — Ta lèvre sûrement
N’a pas de ses baisers sitôt perdu la trace ?
— Je vais te les cracher, si tu veux, à la face.

Cette année-là, on admirait cela en France.

Le sensualisme obscène des tableaux produisait ce cynisme grossier de l’expression ; il faut le pardonner à un enfant qui prenait l’engouement pour le goût ; le temps prenait bien l’ordure du mot pour la force du style.

Les deux rivaux se battent en duel sur le rempart. On pressent déjà de grandes qualités de poésie épique dans la description du combat.

Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,
Deux louves, remuant les feuilles desséchées,
S’arrêter face à face, et se montrer la dent ;
La rage les excite au combat ; cependant
Elles tournent en rond lentement, et s’attendent ;
Leurs mufles amaigris l’un vers l’autre se tendent.
Tels, et se renvoyant de plus sombres regards,
Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts
S’observent, — etc., etc.

Don Paez est vainqueur. Étur est tué.

Amour !………

s’écrie le poète, un moment ému involontairement lui-même par son propre récit,

Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d’une femme sans cœur,
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
(Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir)
Je t’en arracherai, quand j’en devrais mourir.

Ces vers sont vigoureux. Mais voyez comme la matérialité de la sensation se révèle jusque dans ces élans par la brutalité des mots.

Tu peux m’entrer au ventre……

Un poète spiritualiste, surtout un jeune poète aurait dit : tu peux m’entrer au cœur, mais cela aurait ennobli l’amour en l’élevant du rang de sensation au rang de sentiment. Entre ces deux mots il y a la distance qui existe entre l’âme et la chair, entre don Juan et Platon. Alfred de Musset s’était fait le poète de la chair et des nerfs, il devait dire : « tu peux m’entrer au ventre ! » Ce n’était pas une affectation de style, c’était une conséquence de principes. Il y a plus de rapports qu’on ne le suppose entre la vie et le goût.

Don Paez, non content d’avoir immolé son rival à un caprice, veut venger froidement ce caprice trahi sur sa maîtresse. Il va chez une bohémienne vendeuse de crimes, il achète un poison et un poignard pour accomplir sa vengeance avec le raffinement d’un voluptueux qui veut trouver même la saveur de la débauche dans le dernier soupir de la vie, paradoxe qui se trouve dans toutes les compositions de ce temps et qui n’est jamais dans la nature ; car entre deux passions extrêmes dans le cœur de l’homme, il n’y a jamais équilibre. Si c’est la vengeance qui remporte en lui, il ne caresse pas la victime qu’il va frapper, il la hait et il la déchire comme le tigre ; si c’est l’amour qui l’emporte, il ne tue pas, il pleure et il pardonne.

Mais la description de la masure sordide habitée par la bohémienne vendeuse de philtres est neuve, pittoresque et gravée au noir dans la poésie qu’on pourrait appeler flamande de la France.

Connaîtriez-vous point, frère, dans une rue
Déserte, une maison sans porte, à moitié nue ;
Près des barrières, triste ; — on n’y voit jamais rien,
Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien ;
Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées.
Qui pendent, comme font des toiles d’araignées ;
Des pignons délabrés, où glisse par moment
Un lézard au soleil ; — d’ailleurs nul mouvement.
Ainsi qu’on voit souvent, sur le bord des marnières,
S’accroupir vers le soir de vieilles filandières,
Qui, d’une main calleuse agitant leur coton,
Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton ;
De même l’on dirait que, par l’âge lassée,
Cette pauvre maison, honteuse et fracassée,
S’est accroupie un jour au bord de ce chemin.
C’est là que don Paez, le lendemain matin,
Se rendait. — etc.

………………………… Sur la porte
Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte
Que le jour en tout point trouait le canevas ;
Pour l’écarter du mur, Paez leva le bras.

Cette seule ébauche du paysage trahissait dans la jeune main un vrai poète. Cela n’égale pas en grâce, mais cela surpasse en précision pittoresque le chef-d’œuvre de La Fontaine, la description de la maison de Philémon et de Baucis.

Don Paez emporte le philtre qui donne à la fois le délire de l’amour et le délire de l’agonie. Juana attend avec impatience son amant. Ici le poète se retrouve comme malgré lui amant et poète. Lisez le portrait de Juana, vous le diriez tracé par la main de Byron ou d’Hugo, non du Byron de Don Juan, mais du Byron d’Haïdé.

Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune,
Peignant sur son cou blanc sa chevelure brune !
Sous la tresse d’ébène on dirait, à la voir,
Une jeune guerrière avec un casque noir !
Son voile déroulé plie et s’affaisse à terre.
Comme elle est belle et noble ! et comme, avec mystère
L’attente du plaisir et le moment venu
Font sous son collier d’or frissonner son sein nu !
Elle écoute. — Déjà, dressant mille fantômes,
La nuit comme un serpent se roule autour des dômes ;
Madrid, de ses mulets écoutant les grelots,
Sur son fleuve endormi promène ses falots.
— On croirait que, féconde en rumeurs étouffées,
La ville s’est changée en un palais de fées,
Et que tous ces granits dentelant les clochers
Sont aux cimes des toits des follets accrochés.
La señora pourtant, contre sa jalousie,
Collant son front rêveur à sa vitre noircie,
Tressaille chaque fois que l’écho d’un pilier
Répète derrière elle un pas dans l’escalier.
— Oh ! comme à cet instant bondit un cœur de femme !
Quand l’unique pensée où s’abîme son âme
Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir
Recule comme une onde, impossible à saisir !
Alors, le souvenir excitant l’espérance,
L’attente d’être heureux devient une souffrance ;
Et l’œil ne sonde plus qu’un gouffre éblouissant,
Pareil à ceux qu’en songe Alighieri descend.
Silence ! — Voyez-vous, le long de cette rampe,
Jusqu’au faîte en grimpant tournoyer une lampe ?
……………………………………………………

Ici la mort les saisit dans l’affreux contre-sens de la passion et du meurtre. Le rideau tombe sur deux cadavres et la moralité est digne du drame.

…………………… Sous une nue obscure
La lune a dérobé sa clarté faible et pure. — 
Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit
Qui ne raconte pas les secrets qu’on lui dit.
— Qui le saura ? — Pour moi, j’estime qu’une tombe
Est un asile sûr où l’espérance tombe,
Où pour l’éternité l’on croise les deux bras,
Et dont les endormis ne se réveillent pas.

À travers ces lueurs d’un talent néfaste mais énergique, on entrevoit nettement que si la poésie est vivante, l’âme est morte avant d’être née. Le vent du matérialisme l’a éteinte dans la poitrine de ce jeune homme. À l’absence complète de toute autre sensibilité que la sensibilité des sens et des instincts, correspond en lui la foi complète et avouée dans l’éternité du sommeil de la mort. Aussi, à dater de ce premier poème applaudi avec frénésie par une jeunesse saturée d’idéal et ennuyée de platonisme, Alfred de Musset se déclara-t-il de plus en plus le poète des sens contre les poètes de l’âme. Il n’avait versé dans Don Paez qu’une goutte du philtre empoisonné de la bohémienne, Circé de faubourg : il le versa à pleines coupes dans ses poèmes suivants. Il s’était enivré lui-même du philtre qu’il avait composé pour endormir et pour tuer l’âme de Juana.

IV

Les Marrons du feu sont une débauche complète de poésie et de licence qui dépasse en talent et en scandale d’images Don Paez. C’est un poème dialogué plus qu’un drame. Un certain Raphaël aime une danseuse, la Camargo. Le temps et la jouissance ont usé chez lui l’amour ; cet amour est toujours jeune et brûlant dans le cœur de la danseuse. Il faut rendre justice au poète, il fait comme la nature, il donne toujours le beau rôle à la femme. Parmi tous ses sacrilèges, il se refuse au moins celui-là.

……………………………… La pensée
D’un homme est de plaisirs et d’oublis traversée ;
Une femme ne vit et ne meurt que d’amour ;
Elle songe une année à quoi lui pense un jour !

Don Desiderio est le rival malheureux de Raphaël. Raphaël et don Desiderio se grisent ensemble pendant que la Camargo danse au théâtre. Raphaël propose à don Desiderio de lui fournir l’occasion de déclarer son amour. Il n’a pour cela qu’à prendre le manteau de Raphaël et à se présenter sous son nom pendant les ténèbres au logis de la danseuse. Ce tour de Scapin s’accomplit, la Camargo découvre la supercherie, elle jure de se venger du mépris que Raphaël a fait de sa passion pour lui. Elle promet à don Desiderio d’écouter ses soupirs, s’il tue Raphaël. Le meurtre, prix de l’amour est consommé, don Desiderio jette le cadavre à la mer, il triomphe et se promet le prix de son assassinat :

Va, ta mort est ma vie, insensé ! Ton tombeau
Est le lit nuptial, où va ma fiancée
S’étendre sous le dais de cette nuit glacée !
Maintenant le hibou tourne autour des falots.
L’esturgeon monstrueux soulève de son dos
Le manteau bleu des mers, et regarde en silence
Passer l’astre des nuits sur leur miroir immense.
La sorcière accroupie et murmurant tout bas
Des paroles de sang, lave pour les sabbats
La jeune fille nue ; Hécate aux trois visages
Froisse sa robe blanche aux joncs des marécages ;
Écoutez. — L’heure sonne ! et par elle est compté
Chaque pas que le temps fait vers l’éternité.
Va dormir dans la mer, cendre ! et que ta mémoire
S’enfonce avec la vie au cœur de cette eau noire !
Vous, nuages, crevez ! essuyez ce chemin !
Que le pied, sans glisser, puisse y passer demain.

On ne sait pas pourquoi l’assassin burlesque don Desiderio déclame ces vers shakespeariens et fantastiques sur le corps de son rival. Mais les vers sont splendides comme un clair de lune entre deux nuages. L’assassin va demander à la danseuse la récompense de son forfait. Elle se moque de lui et le congédie.

C’est la moralité de cette comédie,

dit le poète au dernier vers.

On ne conçoit pas bien pourquoi Alfred de Musset a rimé cette facétie tragique. Elle est pleine d’entrain et vide de sens ; ou si elle a du sens, elle ne peut en avoir qu’un ; une moquerie de l’amour, la dernière chose dont puisse se moquer un poète.

V

Une petite nouvelle de Boccace en vers, intitulée Portia, vient après ce poème. Ce n’est plus une débauche, c’est une ballade ; mais cette ballade est écrite en style de poète épique. Juliette et Roméo dans Shakespeare, Lara dans Byron n’ont pas d’accents à la fois plus fantastiques et plus étranges. La fantaisie ici touche à l’épopée, mais le sujet est toujours monotone : un crime d’amour puni par la jalousie ou par la satiété.

Un vieux seigneur a épousé la belle vénitienne Portia. Un jeune cavalier aime Portia, il en est aimé. Dalti, c’est le nom de l’amant, attend le signal des entretiens secrets dans une église. La sainteté du lieu répand ici sa solennité grave sur le style.

L’église était déserte, et les flambeaux funèbres
Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres.
Quand le jeune étranger s’arrêta sur le seuil.
Sa main n’écarta pas son long manteau de deuil
Pour puiser l’eau bénite au bord de l’urne sainte.
Il entra sans respect dans la divine enceinte,
Mais aussi sans mépris. — Quelques religieux
Priaient bas, et le chœur était silencieux.
Les orgues se taisaient, les lampes immobiles
Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles ;
Un écho prolongé répétait chaque pas.
Solitudes de Dieu ! qui ne vous connaît pas ?
Dômes mystérieux, solennité sacrée,
Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée
Sans doute ou sans terreur ? — Toutefois devant vous
L’inconnu ne baissa le front ni les genoux.
Il restait en silence et comme dans l’attente.
— L’heure sonna. — Ce fut une femme tremblante
De vieillesse sans doute ou de froid (car la nuit
Était froide), qui vint à lui. — Le temps s’enfuit,
Dit-il, entendez-vous le coq chanter ? La rue
Paraît déserte encor, mais l’ombre diminue.

Ces vers attestent que le poète ne restait terre à terre que par système, mais qu’il pouvait, s’il l’avait voulu, déployer des ailes dans une région plus haute de la pensée. Il le pouvait aussi dans la région des sentiments, témoin l’entretien de Dalti et de Portia dans les lassitudes du cœur :

Portia le vit pâlir : « Ô mes seules amours,
Dit-il, en toute chose il est une barrière
Où, pour grand qu’on se sente, on se jette en arrière ;
De quelque fol amour qu’on ait empli son cœur,
Le désir est parfois moins grand que le bonheur ;
Le ciel, ô ma beauté, ressemble à l’âme humaine :
Il s’y trouve une sphère où l’aigle perd haleine,
Où le vertige prend, où l’air devient le feu,
Et l’homme doit mourir où commence le Dieu !
………………………………………………………

L’époux caché derrière un pilier se découvre, les dagues se croisent, le mari tombe mort sur le pavé de l’église. Les amants s’évadent.

À quelque temps de là, on les retrouve ensemble à Venise, dans une de ces rêveries nocturnes qui sortent de la mer et de l’ombre des palais de cette capitale des songes. La description égale ici, si elle ne les surpasse pas, les notes les plus sonores du poète de Venise, Byron. Écoutez :

Une heure est à Venise, — heure des sérénades ;
Lorsqu’autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades,
Les pieds dans la rosée, et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin.
Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques.
La majesté des saints debout sous les portiques.
La ville est assoupie, et les flots prisonniers
S’endorment sur le bord de ses blancs escaliers.
C’est alors que de loin, au détour d’une allée,
Se détache en silence une barque isolée,
Sans voile, pour tout guide ayant son matelot,
Avec son pavillon flottant sous son falot.
Telle, au sein de la nuit, et par l’onde bercée,
Glissait, par le zéphir lentement balancée,
La légère chaloupe où le jeune Dalti…
Agitait en ramant le flot appesanti.
Longtemps, au double écho de la vague plaintive,
On le vit s’éloigner, en voguant, de la rive ;
Mais lorsque la cité qui semblait s’abaisser,
Et lentement au loin dans les flots s’enfoncer,
Eut, en se dérobant, laissé l’horizon vide,
Semblable à l’alcyon qui, dans son cours rapide,
S’arrête tout à coup, la chaloupe écarta
Ses rames sur l’azur des mers, et s’arrêta.
— Portia, dit l’étranger, un vent plus doux commence
À se faire sentir. — Chante-moi ta romance.

De tels vers font pleurer de regret de ce qu’un poète capable de les avoir sentis et écrits ait trempé sa plume si souvent dans le ruisseau trivial de Paris, au lieu de la tremper toujours dans la mer limpide et inspiratrice des lagunes. Mais il semble se complaire, comme un violoniste impatient, à briser la corde à laquelle il vient de faire rendre de si délicieux accords. Il n’y manque pas ici comme ailleurs. La romance est une tragédie, et pis qu’une tragédie, une dérision.

Quel homme fut jamais si grand, qu’il se pût croire
Certain, ayant vécu, d’avoir une mémoire
Où son souvenir, jeune et bravant le trépas,
Pût revivre une vie, et ne s’éteindre pas ?
Les larmes d’ici-bas ne sont qu’une rosée
Dont un matin au plus la terre est arrosée,
Que la brise secoue, et que boit le soleil ;
Puis l’oubli vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.

Le poète prépare par cette réflexion de l’indifférence, la confidence cruelle que Dalti va faire à Portia dans la gondole. — « Vous repentez-vous, lui dit-il, de ce que vous avez, fait ? » — « J’ai fait cela pour vous », répond-elle.

Je ne m’en repens pas. — Ô nature, nature !
Murmura l’étranger, vois cette créature ;
Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir,
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s’ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite ?

Après cette exclamation où le remords du séducteur prévaut sur la félicité même de l’amant, Dalti avoue à Portia qu’il n’est rien de ce qu’il paraît être ; qu’il est le fils d’un pêcheur de Venise, corrompu de bonne heure par les vices de cette ville débauchée ; qu’après avoir fréquenté les plus viles courtisanes et les maisons de jeu de Venise, il a trompé Portia sur son rang et sur sa fortune ; que ce rang est dérobé ; que cette fortune, acquise un moment au jeu, est perdue jusqu’à la dernière obole, et qu’il ne lui reste que cette barque achetée la veille pour gagne-pain. Cette confidence étonne, sans l’ébranler, le cœur intrépide de Portia. Ici encore le poète laisse le rôle sublime du dévouement à la femme.

Portia, dès le berceau, d’amour environnée,
Avait vécu comtesse ainsi qu’elle était née,
Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs.
Elle avait de bonne heure épuisé les désirs,
Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre,
Sinon pour l’adoucir, n’ayant vu de misère.
Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur,
Quoique avare, l’aimait, et n’avait de bonheur
Qu’à la voir admirer, et quand on disait d’elle
Qu’étant la plus heureuse, elle était la plus belle.
Car tout lui souriait, et même son époux,
Onorio, n’avait plié les deux genoux
Que devant elle et Dieu. Cependant, en silence,
Comme Dalti parlait, sur l’océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants.
L’horizon était vide, et les flots transparents
Ne reflétaient au loin, sur leur abîme sombre,
Que l’astre au pâle front qui s’y mirait dans l’ombre.
Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot.

— Avait-elle hésité ? — Je ne sais ; — mais bientôt,
Comme une tendre fleur que le vent déracine.
Faible, et qui lentement sur sa tige s’incline,
Telle, elle détourna la tête, et lentement
S’inclina tout en pleurs jusqu’à son jeune amant.
— Songez bien, dit Dalti, que je ne suis, comtesse,
Qu’un pêcheur ; que demain, qu’après, et que sans cesse
Je serai ce pêcheur. Songez bien que tous deux
Avant qu’il soit longtemps nous allons être vieux.
Que je mourrai peut-être avant vous.

— Dieu rassemble
Les amants, dit Portia ; nous partirons ensemble.
Ton ange en t’emportant me prendra dans ses bras.

Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas.

Dans ces douze pages de ballade ou de poème de Portia, il y a pour nous une révélation d’un poète de première race. On sent que la richesse d’imagination et la jeunesse encore saine du cœur s’agitent en lui sous la froide ironie du sceptique. La nature prévaut un moment sur le paradoxe ; mais, hélas ! ce moment est court, le paradoxe littéraire, conséquence du paradoxe moral, l’emporte, et le poète retombe de l’amour dans l’ironie. Chute sans fond d’où l’on ne remonte que le cœur brisé et par un effort surhumain de vigueur morale.

Mais où est la vigueur morale quand toute foi dans sa propre nature manque à l’âme ? Elle n’est plus que dans le repentir, car le repentir est la dernière force de l’âme ; c’est celle qui se réveille quand toutes les autres sont assoupies. Neuf fois sur dix, l’homme qui va quitter ce monde expire en se frappant la poitrine et en implorant le divin pardon. Mais, ce jeune homme débordant de vie était loin du jour où l’on se demande : « Pourquoi et comment ai-je vécu ? »

VI

Viennent ensuite quelques chansonnettes vêtues de mantilles espagnoles et la guitare à la main. Elles appartiennent à une littérature trop débraillée pour que nous les citions dans un catalogue de choses immortelles ; cela se chante entre deux vins, cela ne se lit pas. Il faut reconnaître cependant que la gaieté franche a aussi ses chefs-d’œuvre d’inspiration et ses immortalités d’un soir, et que parmi ces chansonnettes de Musset, il y en a une, Mimi Pinson, dont chaque vers est un grelot de folie qui tinte joyeusement et décemment à l’oreille. La langue de la mansarde qui est une langue aussi, n’a rien de plus délicat et de plus svelte. C’est du grec et du gaulois fondus ensemble dans le même vers.

On est étonné du milieu de ces chansons moqueuses, d’entendre tout à coup une note triste dissoner par moment dans la voix du jeune Anacréon et trahir quelque chose qui ressemble au déboire après l’ivresse. Tels sont les vers adressés par Alfred de Musset à Ulric Guttinger, poète jeune, tendre et pathétique alors comme Musset lui-même, mais déjà touché au cœur par cette pointe salutaire de la première douleur, qui guérit ceux qu’elle blesse. L’accent de ces vers à Guttinger a un pressentiment de gravité qui annonce un commencement d’amertume dans la joie. On sent que l’homme qui chante va bientôt pleurer.

Ulric, nul œil des mers n’a mesuré l’abîme,
Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots.
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un soldat vaincu brise ses javelots.
……………………………………………………

Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme,
Comme un enfant craintif se penche sur les eaux ;
Toi si plein, front pâli sous des larmes de femme !
Moi si jeune, enviant ta tristesse et tes maux !

La Ballade à la lune, grotesque parodie de l’école romantique et insolent défi à l’école classique, qui se disputaient en ce temps-là le goût français pour le laisser définitivement au bon sens, cette école éternelle, succède à ces vers à Ulric Guttinger.

C’était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
      La lune
Comme un point sur un i.

Ces strophes de Scarron prises au sérieux par les classiques, firent plus pour la célébrité précoce du poète que les plus beaux vers. Mais malheur aux célébrités qui éclatent par un scandale d’esprit ! Il ne faut pas plaisanter avec la gloire.

Le poème de Mardoche vient après ces fantaisies dans le premier volume. Ce poème n’est lui-même qu’une triste fantaisie écrite avec la plume fatiguée de Byron, quand il griffonnait un chant trivial et bouffon de Don Juan. Nous en dirions autant de la nouvelle en vers intitulée Suzon. L’analyse seule offenserait la décence.

Le poète redevient homme et citoyen dans une magnifique apostrophe à la Grèce que la poésie essayait alors de ressusciter par reconnaissance. Il intitule cette aspiration : Les vœux stériles.

Grèce, ô mère des arts, terre d’idolâtrie,
De mes vœux insensés éternelle patrie,
J’étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l’azur de l’Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques ;
Mon âme avec l’abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce ! peut mourir.
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes ;
Mais qu’en fouillant le sein de tes blondes campagnes,
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue…
La langue que parlait le cœur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue ;
Les marbres l’ont apprise, et ne l’oublieront pas.

Un secret remords de talent perdu semble par moment l’avertir qu’il ne faut pas ainsi répandre la poésie, cette huile des parfums, sur les pieds des courtisanes. Écoutez ce remords dans ces beaux vers :

Tu te frappais le front en lisant Lamartine,
Ami, tu pâlissais comme un joueur maudit ;
Le frisson te prenait, et la foudre divine,
                 Tombant dans ta poitrine,
T’épouvantait toi-même en traversant ta nuit.

Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie.
C’est là qu’est la pitié, la souffrance et l’amour ;
C’est là qu’est le rocher du désert de la vie,
         D’où les flots d’harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour.

Ne sent-on pas qu’il aurait pu être un de ces Moïses de la poésie ? Et que disons-nous nous-même qu’il ne dise mieux que nous dans cette exclamation qui contient en un vers toute une littérature ?

Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie !

C’est pour avoir trop souvent frappé son front au lieu de son cœur qu’il n’a été qu’une grande espérance, au lieu d’être un grand monument, et qu’il a créé cette école des poètes actuels de l’esprit au lieu de créer l’école des prophètes du cœur.

VII

La note du cœur ? il l’avait sous la main, il la laissait dormir. Quels accents de ce siècle dépassent en pathétique et en charme ce soupir adressé à l’astre des nuits qu’il a tout à l’heure terni de son ironie dans la Ballade à la lune ?

Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d’argent du manteau de la Nuit,
Toi qui regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit ;
Étoile, où t’en vas-tu dans cette nuit immense ?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Ou t’en vas-tu si belle, à l’heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête ;
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !

Quand on peut chanter si haut, comment peut-on descendre soi-même des cieux pour ricaner dans la fange avec un grossier vulgus ?

Odi profanum vulgus et arceo  !

Ce poème du Saule est plein d’accents de cette solennité et de cette spiritualité sublimes. On n’est embarrassé que du choix des citations. Voulez-vous la prière, écoutez :

Comme avec majesté sur ces roches profondes
Que l’inconstante mer ronge éternellement,
Du sein des flots émus sort l’astre tout-puissant,
Jeune et victorieux, — seule âme des deux mondes !
L’Océan fatigué de suivre dans les cieux
Sa déesse voilée au pas silencieux,
Sous les rayons divins retombe et se balance.
Dans les ondes sans fin plonge le ciel immense.
La terre lui sourit. — C’est l’heure de prier :

Être sublime ! esprit de vie et de lumière,
Qui, reposant ta force au centre de la Terre,
Sous ta céleste chaîne y restes prisonnier !
Toi, dont le bras puissant, dans l’éternelle plaine,
Parmi les astres d’or la soulève et l’entraîne
Sur la route invisible où d’un regard de Dieu
Tomba dans l’infini l’hyperbole de feu !
Tu peux faire accourir ou chasser la tempête
Sur ce globe d’argile à l’espace jeté,
D’où vers son Créateur l’homme élevant sa tête,
Passe et tombe en rêvant une immortalité ;
Mais comme toi son sein renferme une étincelle
De ce foyer de vie et de force éternelle,
Vers lequel en tremblant le monde étend les bras,
Prêt à s’anéantir, s’il ne l’animait pas !
Son essence à la tienne est égale et semblable.
Lorsque Dieu l’en tira pour lui donner le jour,
Il te fit immortel, et le fit périssable…
Il te fit solitaire, et lui donna l’amour.
Amour ! Torrent divin de la source infinie !
Ô Dieu d’oubli, Dieu jeune, au front pâle et charmant !
Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu’on envie
Font quelquefois de loin sourire tristement,
Qu’importe cette mer, son calme et ses tempêtes,
Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes,
Et le temps et la vie, au cœur qui t’a connu ?

La conception de ce poème du Saule est indécise et obscure, mais dans l’exécution et dans l’inspiration de certaines scènes, la poésie moderne ne monte pas plus haut et ne plane pas plus vaporeusement dans l’éther ; mais le poète est insaisissable comme le caprice.

La Coupe et les lèvres, drame écrit après le poème du Saule, est une profession de scepticisme dans son début, une imitation très savante, mais trop servile du Manfred, de lord Byron, dans les scènes. C’est l’histoire d’un bandit tyrolien amoureux d’une autre Marguerite.

Il y a des détails ravissants, tels que cette première rencontre du bandit et de sa maîtresse.

C’est Frank qui parle :

Fatigué de la route et du bruit de la guerre,
Ce matin de mon camp je me suis écarté :
J’avais soif ; mon cheval marchait dans la poussière ;
Et sur le bord d’un puits je me suis arrêté.
J’ai trouvé sur un banc une femme endormie,
Une pauvre laitière, une enfant de quinze ans,
Que je connais, Gunther. — Sa mère est mon amie.
J’ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. — 
(Les lèvres des enfants s’ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit). — Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes.
D’herbes et d’églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés,
Je l’ignore. — On eût dit qu’en tombant sur sa couche
Elle avait à moitié laissé quelque chanson,
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,
Comme un oiseau léger sur la fleur d’un buisson.
Nous étions seuls. — J’ai pris ses deux mains dans les miennes.
Je me suis incliné, — sans l’éveiller pourtant,
Ô Gunther ! J’ai posé mes lèvres sur les siennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.

Goethe n’a pas plus de naïveté, Byron plus de fraîcheur. Ajoutons qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre plus de force et plus de désespoir de pensée que dans les vers suivants, imprécations de Frank qui se cramponne à la vie.

Et toi, morne tombeau, tu m’ouvres ta mâchoire.
Tu ris, spectre affamé. Je n’ai pas peur de toi.
Je renierai l’amour, la fortune et la gloire ;
Mais je crois au néant, comme je crois en moi.
Le soleil le sait bien, qu’il n’est sous sa lumière
Qu’une immortalité, celle de la matière.
La poussière est à Dieu ; — le reste est au hasard.
Qu’a fait le vent du nord des cendres de César ?
Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie.
Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été
Un petit monde, un tout, une forme pétrie.
Une lampe où brûlait l’ardente volonté,
Et que rien, après moi, ne reste sur le sable,
Où l’ombre de mon corps se promène ici-bas ?
Rien ! pas même un enfant, un être périssable !
Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas !
Rien qui puisse crier d’une voix éternelle
À ceux qui téteront la commune mamelle :
Moi, votre frère aîné, je m’y suis suspendu !
Je l’ai tétée aussi, la vivace marâtre ;
Elle m’a, comme à vous, livré son sein d’albâtre…
— Et pourtant, jour de Dieu, si je l’avais mordu ?
Si je l’avais mordu, le sein de la nourrice ;
Si je l’avais meurtri d’une telle façon
Qu’elle en puisse à jamais garder la cicatrice,
Et montrer sur son cœur les dents du nourrisson ?
Qu’importe le moyen, pourvu qu’on s’en souvienne ?
Le bien a pour tombeau l’ingratitude humaine.
Le mal est plus solide : Érostrate a raison.
Empédocle a vaincu les héros de l’histoire,
Le jour qu’en se lançant dans le cœur de l’Etna,
Du plat de sa sandale il souffleta la gloire,
Et la fit trébucher si bien qu’elle y tomba.
Que lui faisait le reste ? Il a prouvé sa force.
Les siècles maintenant peuvent se remplacer ;
Il a si bien gravé son chiffre sur l’écorce
Que l’arbre peut changer de peau sans l’effacer.
Les parchemins sacrés pourriront dans les livres ;
Les marbres tomberont comme des hommes ivres,
Et la langue d’un peuple avec lui s’éteindra.
Mais le nom de cet homme est comme une momie,
Sous les baumes puissants pour toujours endormie,
Sur laquelle jamais l’herbe ne poussera.
Je ne veux pas mourir. — Regarde-moi, Nature !

À quoi rêvent les jeunes filles n’est qu’une bouffonnerie en vers faciles, une scène de Don Quichotte rimée, un proverbe à jouer après souper entre deux paravents. L’esprit rapetisse tout, même le génie.

Le poème burlesque de Namouna, imitation littérale d’un chant de Don Juan, n’est qu’une jolie mystification poétique où l’auteur vous mène jusqu’à la fin de ses trois chants sans sortir de l’exorde. On a fini sans avoir commencé. Le badinage est gai, mais il est trop long et trop usé. Cela rappelle ces espiègleries d’enfants qui promènent sur les lèvres fermées d’autres enfants comme eux, la barbe d’une plume pour les faire rire ; la lèvre rit, mais l’âme ne rit pas ; puérilité indigne d’un talent qui se respecte même dans ses jeux !

VIII

Rolla est selon nous l’apogée du talent d’Alfred de Musset. Mais quel usage du talent que ce poème !

Un jeune homme a usé sa vie, son âme et sa fortune en quelques années de débauches. Corrompu jusqu’à la moelle, il veut corrompre toute innocence autour de lui ; il veut que son dernier soupir soit un dernier crime. Il achète d’une mère infâme une pauvre victime innocente de la misère et du libertinage ; il s’en fait aimer ; puis quand il a dépensé sa dernière obole, il savoure un infâme suicide dans les bras de la courtisane involontaire dont il a tué l’âme avant de se tuer lui-même. Il lègue un cadavre à un lieu de débauche ! Voilà le poème.

Ce sujet plaisait tant à l’imagination dépravée de l’auteur qu’on le retrouve avec quelques variantes dans cinq ou six de ses œuvres en prose et en vers. C’est toujours le suicide réfléchi qui est le dénouement d’un amour des sens, détestable image à offrir à l’imagination des jeunes hommes ! La fumée d’un réchaud, la pointe d’un stylet, la goutte d’opium délayée dans un verre de vin de Champagne sont des issues plus faciles pour sortir d’embarras avec le sort, qu’un effort généreux pour reconquérir l’innocence et l’honneur, et qu’une vie d’honnête homme pour racheter une jeunesse de débauches. C’est là le danger de cette poésie ou de cette littérature du suicide après l’orgie. C’est la dernière tentation et en même temps la dernière impunité du libertinage. Werther se tuait, mais au moins c’était pour échapper au crime ; Rolla et les héros de Musset se tuent, mais c’est pour échapper à la satiété ou à la punition de leurs fautes. Voyez quel progrès dans l’immoralité ! Byron, Heine, Musset et tant d’autres ont fait faire un demi-siècle de chemin à la poésie sur la route du mal !

IX

On ne pourrait pas vous analyser ici le poème de Rolla ; il est plein de pages souillées de lie, de vin, de sang, de tout ce qui tache. C’est une nuit de l’Arétin écrite malheureusement par un grand poète. Mais les pages qui méritent d’être conservées sont nombreuses aussi et étincelantes. Il y a plus, elles sont neuves dans notre langue. Jamais, avant ce jeune homme, la poésie n’avait volé avec autant de liberté et d’envergure du fond des égouts au fond des cieux. Musset, dans Rolla, donne véritablement à la chauve-souris les ailes du cygne ou de l’aigle. Lisez au début la comparaison sublime entre Rolla, qui n’a que trois ans à vivre avant son suicide calculé à jour fixe, et entre la cavale du désert qui n’a que trois jours à marcher sans eau dans le sable avant de mourir aussi de soif.

Lorsque dans le désert la cavale sauvage,
Après trois jours de marche, attend un jour d’orage,
Pour boire l’eau du ciel sur ses palmiers poudreux ;
Le soleil est de plomb, les palmiers en silence
Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux ;
Elle cherche son puits dans le désert immense,
Le soleil l’a séché ; sur le rocher brûlant
Les lions hérissés dorment en grommelant.
Elle se sent fléchir ; ses narines qui saignent
S’enfoncent dans le sable, et le sable altéré
Vient boire avidement son sang décoloré.
Alors elle se couche, et ses grands yeux s’éteignent,
Et le pâle désert roule sur son enfant
Le flot silencieux de son linceul mouvant.

Elle ne savait pas, lorsque les caravanes
Avec leurs chameliers passaient sous les platanes,
Qu’elle n’avait qu’à suivre et qu’à baisser le front,
Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries,
Des râteliers dorés, des luzernes fleuries,
Et des puits dont le ciel n’a jamais vu le fond.

Lisez à quelques vers de là la description du sommeil de l’innocence.

Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d’or, dans l’ombre suspendue,
Fait onduler l’azur de ce rideau tremblant ?
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc.
C’est un enfant qui dort. — Sur ses lèvres ouvertes
Voltige par instants un faible et doux soupir ;
Un soupir plus léger que ceux des algues vertes
Quand le soir sur les mers voltige le Zéphyr,
Et que, sentant fléchir ses ailes embaumées,
Sous les baisers ardents de ses fleurs bien-aimées,
Il boit sur ses bras nus les perles des roseaux.

C’est une enfant qui dort sous ces épais rideaux,
Une enfant de quinze ans, — presque une jeune femme ;
Rien n’est encor formé dans cet être charmant.
Le petit chérubin qui veille sur son âme
Doute s’il est son frère, ou s’il est son amant.
Ses longs cheveux épars la couvrent tout entière.
La croix de son collier repose dans sa main,
Comme pour témoigner qu’elle a fait sa prière,
Et qu’elle va la faire en s’éveillant demain.

Elle dort, regardez : — quel front noble et candide !
Partout, comme un lait pur sur une onde limpide
Le ciel sur la beauté répandit la pudeur.
Elle dort toute nue et la main sur son cœur.

Les pas silencieux du prêtre dans l’enceinte
Font tressaillir le cœur d’une terreur moins sainte,
Ô vierge ! que le bruit de tes soupirs légers.
Regardez cette chambre et ces frais orangers,
Ces livres, ce métier, cette branche bénite
Qui se penche en pleurant sur ce vieux crucifix ;
Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite
Dans ce mélancolique et chaste paradis ?

N’est-ce pas qu’il est pur, le sommeil de l’enfance ?
Que le ciel lui donna sa beauté pour défense ?
Que l’amour d’une vierge est une piété
Comme l’amour céleste, et qu’en approchant d’elle
Dans l’air qu’elle respire on sent frissonner l’aile
Du séraphin jaloux qui veille à son côté ?

Y a-t-il rien dans la langue de si vrai, de si frais, de si pur, que ce coin de sainte famille de Raphaël à côté de l’infâme famille qui va spéculer tout à l’heure sur la chaste innocence de cette enfant ?

Poursuivons, car le poète ne se lasse pas lui-même de répandre les odeurs de l’Éden sur ce méphitisme du mauvais lieu.

Oh ! sur quel océan, sur quelle grotte obscure,
Sur quel bois d’aloès et de frais oliviers,
Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers.
Souffle-t-il à l’aurore une brise aussi pure,
Un vent d’est aussi plein des larmes du printemps,
Que celui qui passa sur ta tête blanchie,
Quand le ciel te donna de ressaisir la vie
Au manteau virginal d’un enfant de quinze ans !

Quinze ans ? — Ô Roméo ! l’âge de Juliette !
L’âge où vous vous aimiez ! où le vent du matin,
Sur l’échelle de soie, au chant de l’alouette,
Berçait vos longs baisers et vos adieux sans fin !
Quinze ans ! — l’âge céleste où l’arbre de la vie,
Sous la tiède oasis du désert embaumé,
Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d’ambroisie,
Et pour féconder l’air, comme un palmier d’Asie,
N’a qu’à jeter au vent son voile parfumé !
Quinze ans ! — l’âge où la femme, au jour de sa naissance,
Sortit des mains de Dieu si blanche d’innocence,
Si riche de beauté, que son père immortel
De ses phalanges d’or en fit l’âge éternel !

Oh ! la fleur de l’Éden, pourquoi l’as-tu fanée,
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux ?
Tout trahir et tout perdre était ta destinée ;
Tu fis ton dieu mortel, et tu l’en aimas mieux.
Qu’on te rende le ciel, tu le perdras encore.
Tu sais trop bien qu’ailleurs, c’est toi que l’homme adore ;
Avec lui de nouveau tu voudrais t’exiler,
Pour mourir sur son cœur, et pour l’en consoler !

X

Rolla s’éveille après une nuit de délices contre nature, car l’amour et l’agonie s’excluent comme la vie et la mort. Quel contre-sens qu’un corps qui jouit pendant que l’esprit agonise ? Or, Rolla savait que l’aurore pour lui était la mort ; il mourait d’avance dans sa pensée. Tout sophisme de morale entraîne au sophisme de composition. C’est le vice fondamental de ce poème. Il repose sur un mensonge de nature comme sur un mensonge de situation. Mais que la description de cette aurore funèbre contemplée de la fenêtre d’un lieu de débauche est poignante ! Comme le poète retrouve dans le détail, la vérité et le pathétique perdu dans l’ensemble !

Rolla s’écrie en regardant le ciel :

Vous qui volez là-bas, légères hirondelles,
Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir ?
Oh ! l’affreux suicide ! oh ! si j’avais des ailes,
Par ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir !
Dites-moi, terre et cieux, qu’est-ce donc que l’aurore ?
Qu’importe un jour de plus à ce vieil univers ?
Dites-moi, verts gazons, dites-moi, sombres mers,
Quand des feux du matin l’horizon se colore,
Si vous n’éprouvez rien, qu’avez-vous donc en vous
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux ?
Ô terre, à ton soleil qui donc t’a fiancée ?
Que chantent tes oiseaux ? Que pleure ta rosée ?
Pourquoi de tes amours viens-tu m’entretenir ?
Que me voulez-vous tous, à moi qui vais mourir ?
……………………………………………………
……………………………………………………

Et qu’y a-t-il de plus touchant que ce retour de la pensée au chaste amour, du sein de la débauche blasée et du suicide déjà consommé en esprit ?

Rolla, pâle et tremblant, referma la croisée.
Il brisa sur sa tige un pauvre dahlia.
J’aime, lui dit la fleur, et je meurs embrasée
Des baisers du zéphyr, qui me relèvera.
— J’ai jeté loin de moi, quand je me suis parée,
Les éléments impurs qui souillaient ma fraîcheur.
Il m’a baisée au front dans ma robe dorée ;
Tu peux m’épanouir, et me briser le cœur.

J’aime ! — voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l’emporte, à l’oiseau qui le suit !
Sombre et dernier soupir que poussera la terre,
Quand elle tombera dans l’éternelle nuit 
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant !
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées,
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s’est élancée au sein des nuits profondes.
Mais une autre l’aimait elle-même ; — et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.

Et ce retour amer et délicieux à l’âge de pureté et d’innocence par l’air oublié et retrouvé d’un orgue dans la rue, comme il est compris et rendu dans ces vers funèbres.

Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître,
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre.
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler.
En longs ruisseaux de sang se déchiraient les nues ;
Tel, quand Jésus cria, des mains du ciel venues
Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants.

Un groupe délaissé de chanteurs ambulants
Murmuraient sur la place une ancienne romance.
Ah ! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans
Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance !
Comme ils dévorent tout ! comme on se sent loin d’eux !
Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux !
Sont-ce là tes soupirs, noir Esprit des ruines ?
Ange des souvenirs, sont-ce là tes sanglots ?
Ah ! comme ils voltigeaient, frais et légers oiseaux,
Sur le palais doré des amours enfantines !
Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passés,
Et nous ensevelir, eux qui nous ont bercés !

En entendant de tels soupirs au milieu de tels blasphèmes, on ne sait en vérité s’il n’y a pas plus de vertu que de scepticisme dans une pareille âme, et si Musset n’est pas un esprit céleste, masqué en esprit satanique pendant ce triste carnaval de sa vie humaine ?

Le poème finit par un dévouement enfantin et tendre de la jeune fille et par un baiser du jeune homme sur la croix de son collier. Puis une goutte de poison endort pour jamais le cœur de Rolla qu’un amour inattendu allait vivifier peut-être ! Hélas ! tout finit par ce mot peut-être, pour le héros comme pour le poète.

XI

À dater de ce jour, Alfred de Musset semble devenir un autre homme. Cette tristesse du lendemain, qui est l’expiation des voluptueux après le plaisir, se fait sentir à son âme. Cette tristesse qui n’est que le sentiment douloureux du vide pousse les uns au suicide, les autres à la religion ; entre quelques rares éclats de gaieté on entend dans sa poésie je ne sais quels longs soupirs qui trahissent une salutaire souffrance sous ce masque de rieur.

Il y a, au salon de peinture de cette année, à Paris, un petit tableau de Gérôme, que j’ai admiré hier et qui me semble représenter parfaitement la disposition d’esprit d’Alfred de Musset à cette époque de sa vie. C’est une scène de mascarade à la porte d’un bal public pendant une nuit de carnaval. Un jeune homme encore vêtu de son costume bouffon, de Pierrot, vient de se battre en duel avec un de ses compagnons de fête, sans doute pour quelques querelles d’amour ou de table. Il est blessé à mort, il s’affaisse entre les bras de ses témoins ; une tache de sang suinte à travers son habit blanc de Pierrot ; les traits de son visage décoloré voudraient rire encore, mais ils agonisent malgré lui, et sous ce faux rire on sent que la pointe de l’épée a touché le cœur.

Tel se montre Alfred de Musset dans presque toutes les poésies qui ont suivi le poème de Rolla. On voit la porte du bal masqué, on entend la musique folle de la danse, mais dans cette musique il y a un sanglot ; le sanglot demande comme Desdemona un saule pleureur sur une tombe.

Mes chers amis, quand je mourrai
Plantez un saule au cimetière.
J’aime son feuillage éploré ;
La pâleur m’en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai !

XII

Il intitula ces poésies d’un nouvel accent les Nuits. C’est la corde grave de sa lyre muette jusque-là, aussi mélancolique et aussi pathétique que les plus graves mélodies de ses rivaux.

Ce sont des dialogues à voix basses entre le poète et ce qu’il appelle encore la muse, c’est-à-dire entre le cœur de l’homme et son génie. Ce cœur et ce génie cherchaient à se mettre d’accord en lui comme en nous tous. Nous ne connaissons rien dans la poésie française, anglaise, allemande, de plus harmonieux, de plus sensible et de plus gémissant que les oratorios nocturnes de Musset. Lisez-en ici quelques strophes, puis lisez tout ; vous serez saisi comme je le suis en ce moment moi-même d’un immense repentir de n’avoir pas lu plus tôt et de n’avoir pas apprécié assez un pareil musicien de l’âme. Ah ! que la mort est un grand révélateur !

La Muse.

Poëte, prends ton luth, et me donne un baiser ;
La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poëte, prends ton luth, et me donne un baiser.

Le Poëte.

Comme il fait noir dans la vallée !
J’ai cru qu’une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie ;
Son pied rasait l’herbe fleurie ;
C’est une étrange rêverie ;
Elle s’efface et disparaît.

La Muse.

Poëte, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu’elle enivre en mourant.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir ; l’immortelle nature
Se remplit de parfums, d’amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.

Le Poëte.

Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu’ai-je donc en moi qui s’agite,
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M’éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant ! tout mon corps frissonne.
Qui vient ? qui m’appelle ? — Personne.
Je suis seul ; c’est l’heure qui sonne ;
Ô solitude ! ô pauvreté !

La Muse.

Poëte, prends ton luth ; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet, la volupté l’oppresse,
Et les vents altérés m’ont mis la lèvre en feu.
Ô paresseux enfant, regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t’en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?
Ah ! je t’ai consolé d’une amère souffrance !
Hélas ! bien jeune encor, tu te mourais d’amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d’espérance ;
J’ai besoin de prier pour vivre jusqu’au jour.

De tels vers ne se font pas avec une plume et de l’encre, mais avec la moelle de son cœur et le doigt du dieu de l’inspiration !

Il continue et il s’interroge lui-même en vers ailés sur les différents sujets de chant qui s’offrent dans ce temps-ci à sa lyre ? Cela rappelle un chant de moi, les Préludes, mais cela est mille fois plus vagabond et plus emporté d’imagination ; le disciple dépassait de bien loin le maître. Gilbert lui-même, dans ses satires, n’a pas de morsures plus saignantes contre ses ennemis.

Clouerons-nous au poteau d’une satire altière
Le nom sept fois vendu d’un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S’en vient tout grelottant d’envie et d’impuissance,
Sur le front du génie insulter l’espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?
Prends ton luth ! prends ton luth ! Je ne peux plus me taire.
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m’emporter ; je vais quitter la terre.
Une larme de toi ! Dieu m’écoute ; il est temps.

Quels vers modernes, même ceux de Byron le premier des modernes, égalent ceux qui éclatent à la fin de cette nuit de mai ?

La Muse.

Crois-tu donc que je sois comme le vent d’automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n’est qu’une goutte d’eau ?
Ô poëte ! un baiser, c’est moi qui te le donne ;
L’herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C’est ton oisiveté : ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s’élargir cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur ;
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poëte,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie,
En secouant leurs becs sur leurs goîtres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abrite sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux :
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L’Océan était vide, et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
Et regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle.
Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poëte, c’est ainsi que font les grands poëtes.
Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
Ce n’est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées ;
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant ;
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

XIII

Et ceux-ci de la Nuit d’août. Il répond à la muse qui lui reproche de ne plus chanter.

Puisque l’oiseau des bois voltige et chante encore
Sur la branche où ses œufs sont brisés dans le nid ;
Puisque la fleur des champs entr’ouverte à l’aurore,
Voyant sur la pelouse une autre fleur éclore,
S’incline sans murmure et tombe avec la nuit ;

Puisque au fond des forêts, sous les toits de verdure,
On entend le bois mort craquer dans le sentier,
Et puisque en traversant l’immortelle nature,
L’homme n’a su trouver de science qui dure,
Que de marcher toujours, et toujours oublier ;

Puisque, jusqu’aux rochers, tout se change en poussière ;
Puisque tout meurt ce soir pour revivre demain ;
Puisque c’est un engrais que le meurtre et la guerre ;
Puisque sur une tombe on voit sortir de terre
Le brin d’herbe sacré qui nous donne le pain ;

Ô muse ! que m’importe ou la mort ou la vie ?
J’aime, et je veux pâlir ; j’aime, et je veux souffrir ;
J’aime, et pour un baiser je donne mon génie ;
J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
Ruisseler une source impossible à tarir.

Et ceux-là de la Nuit d’octobre où le poète s’est souvenu trop amèrement de l’inconstance de la femme qu’il a aimée la première, et où la muse le félicite d’avoir enfin pleuré :

Poëte, c’est assez. Auprès d’une infidèle
Quand ton illusion n’aurait duré qu’un jour,
N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle ;
Si tu veux être aimé, respecte ton amour.
Si l’effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d’autrui,
Épargne-toi du moins le tourment de la haine ;
À défaut du pardon laisse venir l’oubli.
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre ;
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
Pourquoi, dans ce récit d’une vive souffrance,
Ne veux-tu voir qu’un rêve et qu’un amour trompé ?
Est-ce donc sans motif qu’agit la Providence,
Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t’a frappé ?
Le coup dont tu te plains t’a préservé peut-être,
Enfant ; car c’est par là que ton cœur s’est ouvert.
L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert.
C’est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir l’homme a besoin des pleurs.
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.

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…………………………………………………………

Est-ce qu’il n’y a pas véritablement une poésie moderne, se demande-t-on après avoir lu ces pages délicieuses de mélancolie ? Est-ce qu’Ovide, Anacréon, Tibulle, Properce, Bertin, Parny, ont de telles profondeurs dans le sentiment ?

Ah ! que je me reproche cruellement aujourd’hui de n’avoir pas connu le cœur d’où coulaient de pareils vers, moi vivant ! je ne les lis qu’aujourd’hui, et le cœur d’où ils ont coulé ne bat plus. Il est trop tard pour l’aimer. Mais il n’est pas trop tard pour s’extasier de regret et d’admiration devant ces chefs-d’œuvre.

XIV

Ici se trouve dans le volume un magnifique fragment de poésie lyrique qui aurait pu, si je l’avais entendu à temps, rapprocher nos deux destinées et nos deux cœurs. C’est la lettre à Lamartine, une des plus fortes et des plus touchantes explosions de sa sensibilité souffrante.

Écoutez :

Lettre
à
M. de Lamartine.

Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne,
Et chercher sur les mers quelque plage lointaine
Où finir en héros son immortel ennui ;
Comme il était assis aux pieds de sa maîtresse,
Pâle, et déjà tourné du côté de la Grèce,
Celle qu’il appelait alors sa Guiccioli
Ouvrit un soir un livre où l’on parlait de lui.

Avez-vous de ce temps conservé la mémoire,
Lamartine, et ces vers au prince des proscrits,
Vous souvient-il encor qui les avait écrits ?
Vous étiez jeune alors, vous, notre chère gloire.

Vous veniez d’essayer pour la première fois
Ce beau luth éploré qui vibre sous vos doigts.
La muse que le ciel vous avait fiancée
Sur votre front rêveur cherchait votre pensée,
Vierge craintive encore, amante des lauriers.
……………………………………………………

Recevez-moi maintenant comme vous désiriez alors être accueilli par le chantre d’Harold, poursuit-il. Puis il me raconte les déboires de sa première passion trompée.

Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière,
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d’abord qu’un rêve a fasciné ses yeux,
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux.
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée.
Il cherche autour de lui la place accoutumée
Où sa femme l’attend sur le seuil entr’ouvert ;
Il voit un peu de cendre au milieu d’un désert.
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère,
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère
Est morte sous le chaume avec des cris affreux ;
Mais maintenant au loin tout est silencieux ;
Le misérable écoute, et comprend sa ruine.
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine ;
Il ne lui reste plus, s’il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir, et la mort pour demain.
Pas un sanglot ne sort de sa bouche oppressée ;
Muet et chancelant, sans force et sans pensée,
Il s’assoit à l’écart, les yeux sur l’horizon,
Et regardant s’enfuir sa moisson consumée,
Dans les noirs tourbillons de l’épaisse fumée
L’ivresse du malheur emporte sa raison.

Tel, lorsque abandonné d’une infidèle amante,
Pour la première fois j’ai connu la douleur,
Transpercé tout à coup d’une flèche sanglante,
Seul, je me suis assis, dans la nuit de mon cœur.
Ce n’était pas au bord d’un lac au flot limpide,
Ni sur l’herbe fleurie au penchant des coteaux ;
Mes yeux noyés de pleurs ne voyaient que le vide,
Mes sanglots étouffés n’éveillaient point d’échos.
C’était dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense égout qu’on appelle Paris.
Autour de moi criait cette foule railleuse
Qui des infortunés n’entend jamais les cris.
Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,
L’homme passait dans l’ombre, allant où va le bruit.
Partout retentissait comme une joie étrange ;
C’était en février, au temps du carnaval.
Les masques avinés, se croisant dans la fange,
S’accostaient d’une injure ou d’un refrain banal.
Dans un carrosse ouvert une troupe entassée
Paraissait par moment sous le ciel pluvieux,
Puis se perdait au loin dans la ville insensée,
Hurlant un hymne impur sous la résine en feux.
Cependant des vieillards, des enfants et des femmes,
Se barbouillaient de lie au fond des cabarets,
Tandis que de la nuit les prêtresses infâmes
Promenaient çà et là leurs spectres inquiets.
On eût dit un portrait de la débauche antique,
Un de ces soirs fameux, chers au peuple romain,
Où, des temples secrets, la Vénus impudique
Sortait échevelée, une torche à la main.
Dieu juste ! pleurer seul par une nuit pareille !
Ô mon unique amour, que vous avais-je fait ?
Vous m’aviez pu quitter, vous qui juriez la veille
Que vous étiez ma vie, et que Dieu le savait !
Ah ! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu’à travers cette honte et cette obscurité,
J’étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ?
Non, tu n’en savais rien, je n’ai pas vu ton ombre ;
Ta main n’est pas venue entr’ouvrir ton rideau.
Tu n’as pas regardé si le ciel était sombre ;
Tu ne m’as pas cherché dans cet affreux tombeau !

Lamartine, c’est là, dans cette rue obscure,
Assis sur une borne au fond d’un carrefour,
Les deux mains sur mon cœur, et serrant ma blessure,
Et sentant y saigner un invincible amour ;
C’est là, dans cette nuit d’horreur et de détresse,
Au milieu des transports d’un peuple furieux
Qui semblait en passant crier à ma jeunesse :
« Toi qui pleures ce soir, n’as-tu pas ri comme eux ? »
C’est là, devant ce mur où j’ai frappé ma tête,
Où j’ai passé deux fois le fer sur mon sein nu ;
C’est là, le croiras tu, chaste et noble poëte,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.
…………………………………………………………

Eh bien ! bon ou mauvais, inflexible ou fragile,
Humble ou fier, triste ou gai, mais toujours gémissant,
Cet homme, tel qu’il est, cet être fait d’argile,
Tu l’as vu, Lamartine, et son sang est ton sang.
Son bonheur est le tien ; sa douleur est la tienne ;
Et des maux qu’ici-bas il lui faut endurer,
Pas un qui ne te touche et qui ne t’appartienne ;
Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer.
Dis-moi, qu’en penses-tu dans tes jours de tristesse ?
Que t’a dit le malheur, quand tu l’as consulté ?
Trompé par tes amis, trahi par ta maîtresse,
Du ciel et de toi-même as-tu jamais douté ?
Non, Alphonse, jamais. La triste expérience
Nous apporte la cendre, et n’éteint pas le feu.
Tu respectes le mal fait par la Providence,
Tu le laisses passer, et tu crois à ton Dieu.
Quel qu’il soit, c’est le mien ; il n’est pas deux croyances
Je ne sais pas son nom, j’ai regardé les cieux.
Je sais qu’ils sont à lui, je sais qu’ils sont immenses,
Et que l’immensité ne peut pas être à deux.
J’ai connu, jeune encor, de sévères souffrances ;
J’ai vu verdir les bois, et j’ai tenté d’aimer.
Je sais ce que la terre engloutit d’espérances,
Et, pour y recueillir, ce qu’il y faut semer.

XV

L’épître finit par un hymne en strophes de piété et d’apaisement dignes de ce sublime récitatif.

Eh bien ! croira-t-on que de tels vers restèrent sans réponse ? Croira-t-on que ce frère en sensibilité et en poésie qui passait à côté de moi dans la foule du siècle ne fut ni aperçu, ni reconnu, ni entendu par moi dans le tumulte de ma vie d’alors ? J’en pleure aujourd’hui ; mais ce n’est plus le temps de se retourner et de lui dire : donne-moi la main, nous sommes de la même famille ! Il ne donne la main maintenant qu’aux esprits immortels qui ont trébuché quelquefois sur cette poussière glissante de la vie, mais qui ont lavé les taches de leurs genoux dans les larmes de leurs yeux et dans les rosées du ciel. Voici par quel hasard je ne connus pas ces vers, je n’y répondis pas et je parus dur de cœur, quand je n’étais qu’emporté et distrait par le tourbillon des affaires.

Je vivais peu en France pendant les belles années de 1828 à 1840 que Musset remplissait de ses pages presque toujours détachées et jetées au vent. J’étais en Italie, en Angleterre, au fond de l’Orient, ou voguant d’une rive à l’autre de la mer d’Homère ; plus tard, j’étais absorbé par la politique, passion sérieuse obstinée et malheureuse de ma vie, bien qu’elle ne fût en réalité, pour moi, que la passion d’un devoir civil (et plût à Dieu, pour mon bonheur, que je n’eusse jamais eu d’autres passions que celles des beaux vers, de l’ombre des bois, du silence des solitudes, des horizons de la mer et du désert ! Plût à Dieu que je n’eusse jamais touché comme Musset à ce fer chaud de la politique qui brûle la main des orateurs et des hommes d’État ! Omnia vanitas , dit le Sage ; mais de toutes les vanités, la plus vaine, n’est-elle pas de vouloir semer sur le rocher, au vent d’un peuple qui ne laisse à rien le temps de germer et de mûrir !

Bref, je lisais peu de vers alors, excepté ceux d’Hugo, de Vigny, des deux Deschamps, dont l’un avait le gazouillement des oiseaux chanteurs, dont l’autre avait, par fragments, la rauque voix du Dante ; j’entendais bien de temps en temps parler de Musset par des jeunes gens de son humeur ; mais ces vers badins, les seuls vers de lui qu’on me citait à cette époque, me paraissaient des jeux d’esprit, des jets d’eau de verve peu d’accord avec le sérieux de mes sentiments et avec la maturité de mon âge. J’écoutais, je souriais, mais je ne lisais pas. Une seule fois, je lus jusqu’au bout, parce que la page était politique et parce que j’avais chanté moi-même une ode patriotique sur le même sujet. Voici en quelle occasion :

XVI

C’était en 1840, au moment où la politique agitatrice et guerroyante du ministère français, qu’on appelait le ministère de la coalition, menaçait, sans vouloir frapper, tous les peuples de l’Europe, pour soutenir, sans aucun intérêt pour la France, un pacha d’Égypte, révolté contre son souverain, le plus étrange caprice de guerre universelle sur lequel on ait jamais soufflé pour incendier l’Europe. L’Allemagne, menacée comme le reste du continent, sentait raviver, non sans cause, ses vieilles animosités nationales contre nous. Un de ses poètes, nommé Becker, venait de publier un chant populaire et patriotique qui retentissait dans tous les cœurs et dans toutes les bouches sur les deux rives du Rhin.

« Ils ne l’auront pas, notre Rhin allemand, tant que les ossements du dernier des Germains ne seront pas ensevelis dans ses vagues. »

Musset répondit à ces strophes brûlantes et fières par des strophes railleuses et prosaïques auxquelles l’esprit national (dirai-je esprit, dirai-je bêtise) répondit par un de ces immenses applaudissements, que l’engouement prodigue à ses favoris d’un jour, engouement qui ne prouve qu’une chose : c’est que le patriotisme n’était pas plus poétique qu’il n’était politique en France en ce temps-là.

Nous l’avons eu, votre Rhin Allemand.
    Il a tenu dans notre verre.

Nous l’avons eu, votre Rhin Allemand.
    Si vous oubliez votre histoire,
    Vos jeunes filles, sûrement,
    Ont mieux gardé notre mémoire ;
Elles nous ont versé votre petit vin blanc, etc.
…………………………………………………
…………………………………………………

J’avoue que ces strophes me parurent au-dessous de la dignité comme du génie de la France.

Les ailes de l’aigle ne seyaient pas à ce rossignol. Je combattais alors de toutes mes forces à la tribune la coalition soi-disant parlementaire, et la guerre universelle pour la cause d’un pacha parvenu. J’écrivis dans une heure d’inspiration, la Marseillaise de la paix, seule réponse à faire, selon moi, à l’Allemagne justement offensée par nos menaces.

Roule libre et paisible entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations,
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions.

Il ne tachera plus le cristal de ton onde
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain ;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde,
Ces ponts qu’un peuple à l’autre étend comme une main ;
Les bombes et l’obus, arc-en-ciel des batailles,
Ne viendront plus s’éteindre en sifflant sur tes bords ;
L’enfant ne verra plus du haut de tes murailles
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles
        Ni sortir des flots ces bras morts.

Ce ne sont plus des mers, des Alpes, des rivières
Qui bornent l’héritage entre l’humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières :
Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis ;
Chacun est du climat de son intelligence.
Je suis concitoyen de tout homme qui pense ;
        La vérité c’est mon pays.
………………………………………………………

Amis ! voyez là-bas ! — la terre est grande et plane,
L’Orient dépeuplé s’y déroule au soleil,
L’espace y lasse en vain la lente caravane
La solitude y dort son immense sommeil !
Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides,
Là d’empires poudreux les sillons sont couverts,
Là, comme un stylet d’or, l’ombre des Pyramides
Mesure l’heure morte à des sables arides
        Sur le cadran nu du désert !
Allez-y, etc……………………………………
…………………………………………………

Ces vers que je relis aujourd’hui avec plus de satisfaction d’artiste qu’aucun des vers politiques que j’aie écrits, pâlirent complètement devant le petit verre et le petit vin blanc des strophes de Musset. Je fus déclaré un rêveur et lui un poète national : la Marseillaise de la paix ne se releva qu’après la chute de la coalition parlementaire. On voulait un refrain de caserne, on bafoua la note de paix.

Ces vers de Musset, les seuls que je connusse de lui, me confirmèrent malheureusement dans le préjugé que j’avais de la médiocrité lyrique de ce jeune homme.

Ce fut quelques années après, qu’étant seul et de loisir, un soir d’été, sous un chêne de ma retraite champêtre de Saint-Point, un petit berger qui me cherchait dans les bois, pour m’apporter le courrier de Paris, me remit dans la main un numéro de Revue littéraire. Ce numéro contenait l’épître de Musset à Lamartine. Je la lus non seulement avec ravissement, mais avec tendresse ; je pris un crayon dans ma poche, j’écrivis, sans quitter l’ombre du chêne, les premiers vers de la réponse que je comptais adresser à cet aimable et sensible interlocuteur. Ces vers les voici :

À M. de Musset.

Maintenant qu’abrité des monts de mon enfance
Je n’entends plus Paris, ni son murmure immense
Qui, semblable à la mer, sur un cap écumant
Répand loin de ses murs son retentissement ;
Maintenant que mes jours et mes heures limpides
Résonnent sous la main comme des urnes vides,
Et que je puis en paix les combler à plaisir
De contemplations, de chants et de loisir ;
Qu’entre le firmament et mon œil qui s’y lève
Aucun plafond jaloux n’intercepte mon rêve,
Et que j’y vois surgir ses feux sur les coteaux,
Comme de blanches nefs de l’horizon des eaux ;
Rassasié de paix, de silence et d’extase,
Le limon de mon cœur descend au fond du vase ;
J’entends chanter en moi les brises d’autrefois,
Et je me sens tenté d’essayer si mes doigts
Pourront, donnant au rhythme une âme cadencée,
Tendre cet arc sonore où vibrait ma pensée.
S’ils ne le peuvent plus, que ces vers oubliés
Aillent au moins frémir et tomber à tes pieds !

Enfant aux blonds cheveux, jeune homme au cœur de cire,
Dont la lèvre a le pli des larmes ou du rire,
Selon que la beauté qui règne sur tes yeux
Eut un regard hier sévère ou gracieux ;
Poétique jouet de molle poésie,
Qui prends pour passion ta vague fantaisie,
Bulle d’air coloré dans une bulle d’eau
Que l’enfant fait jaillir du bout d’un chalumeau,
Que la beauté rieuse avec sa folle haleine
Élève vers le ciel, y suspend, y promène,
Pour y voir un moment son image flotter
Et qui, lorsqu’en vapeur elle vient d’éclater,
Ne sait pas si cette eau, dont elle est arrosée,
Est le sang de ton cœur ou l’eau de la rosée ;
Émule de Byron, au sourire moqueur,
D’où vient ce cri plaintif arraché de ton cœur ?
Quelle main, de ton luth en parcourant la gamme,
A changé tout à coup la clef de ta jeune âme,
Et fait rendre à l’esprit le son du cœur humain ?
Est-ce qu’un pli de rose aurait froissé ta main ?
Est-ce que ce poignard d’Alep ou de Grenade,
Poétique hochet des douleurs de parade,
Dont la lame au soleil ruisselle comme l’eau,
En effleurant ton sein t’aurait percé la peau.
Et, distillant ton sang de sa pointe rougie,
Mêlé la pourpre humaine au nectar de l’orgie ?
Ou n’est-ce pas plutôt que cet ennui profond
Que contient chaque coupe et qu’on savoure au fond
Des ivresses du cœur, amère et fade lie,
Fit détourner ta lèvre avec mélancolie…

J’en étais là, quand le son de la corne du pâtre qui rassemble les vaches pour les ramener à l’étable se fit entendre dans la prairie au bas des chênes, et me rappela moi-même au foyer où j’étais attendu. Je jetai ces vers ébauchés dans un tiroir de ma table pour les achever le lendemain ; mais il n’y eut point de lendemain ; un événement politique inattendu me rappela soudainement à Paris ; le courant des affaires et des discussions de tribune emporta ces pensées avec mille autres ; les beaux vers d’Alfred de Musset restèrent sans réponse et s’effacèrent de ma mémoire. Ce ne fut que cinq ou six ans après que, rouvrant par hasard à Saint-Point un tiroir longtemps fermé, je relus ce commencement de réponse, et que, me repentant de mon impolitesse involontaire, je résolus de la compléter ; mais il y avait apparemment ce qu’on appelle un guignon entre Musset et moi, car un nouvel incident m’arracha encore la plume de la main, et dans mon impatience d’être ainsi interrompu, je me hâtai de coudre à ce commencement un mauvais lambeau de fin, sans qu’il y eût ni milieu, ni corps, ni âme à ces vers : aussi restèrent-ils ce qu’ils sont dans mes œuvres, aussi médiocres et aussi indignes de lui que de moi-même. Je rougis en les relisant de les avoir laissé publier.

XVII

Je me souviens parfaitement aujourd’hui de l’air poétique et tendre que je me proposais de chanter à demi-voix dans cette réponse à Alfred de Musset. Mon intention était de lui montrer, par mon propre exemple, la supériorité, même en jouissance, de l’amour spiritualiste sur l’amour sensuel.

Et moi aussi, voulais-je lui dire, j’ai aimé à l’âge de l’amour, et moi aussi j’ai cherché, dans l’enthousiasme qu’allume la beauté, l’étincelle qui allume tous les autres enthousiasmes de l’âme. Cet amour, bien qu’il aspire à la possession de la Béatrice visible à laquelle on a voué un culte pur, n’a pas besoin pour être heureux de ces plaisirs doux et amers dans lesquels tu cherchas jusqu’ici la sensualité plutôt que l’immortelle volupté des Pétrarques, des Tasses, des Dantes, seule aspiration digne de celui qui a une âme à satisfaire dans le plus divin sentiment de sa nature. Je lui racontais ici deux circonstances de ma vie, circonstances bien dégagées de toute sensualité et dans lesquelles cependant j’avais goûté plus de saveur du véritable amour que, ni lui, ni moi, nous ne pourrions en goûter jamais dans les possessions et dans les jouissances où il plaçait si faussement sa félicité de voluptueux.

Dans l’une de ces circonstances, je me rappelais trois longs mois d’hiver passés à Paris dans la première fleur de mes années. J’aimais avec la pure ferveur de l’innocence passionnée une personne angélique d’âme et de forme, qui me semblait descendue du ciel pour m’y faire lever à jamais les yeux quand elle y remonterait avant moi. Sa vie, atteinte par une maladie qui ne pardonne pas aux êtres trop parfaits pour respirer l’air de la terre, n’était qu’un souffle ; son beau visage n’était qu’un tissu pâle et transparent que le premier coup d’aile de la mort allait déchirer comme le vent d’automne déchire ces fils lumineux qu’on appelle les fils de la Vierge. Sa famille habitait une sombre maison du bord de la Seine, dont l’ombre se réfléchissait au clair de lune dans le courant du fleuve. Les convenances m’empêchaient d’y être admis aussi souvent que mon cœur m’y portait et que le sien m’y appelait par son affection avouée de sœur. Pendant ces trois mois de la saison la plus rigoureuse, je ne manquai pas une seule soirée de sortir de ma chambre très éloignée de là, à la nuit tombante, et d’aller me placer en contemplation, le front sous les frimas, les pieds dans la neige, sur le quai de la rive droite, en face de la noire maison où battait mon cœur plus qu’il ne battait dans ma poitrine.

La rivière large et trouble d’hiver roulait entre nous ; j’entendais pour tout bruit gronder les flots de la Seine ou tinter les réverbères des deux quais aux rafales des nuits. Une petite lueur de lampe nocturne qui filtrait entre deux volets entr’ouverts m’indiquait seule la place où mon âme cherchait son étoile. Cette petite étoile de ma vie, je la confondais dans ma pensée avec une véritable étoile du firmament ; je passais des heures délicieuses à la regarder poindre et scintiller dans les ténèbres, et ces heures, cruelles sans doute pour mes sens, étaient si enivrantes pour mon âme, qu’aucune des heures sensuelles de ma vie ne m’a jamais fait éprouver des félicités de présence comparables à ces félicités de la privation. Voilà, disais-je à Musset, les bonheurs de l’âme qui aime ; préfère-leur, si tu l’oses, les bonheurs des sens qui jouissent !

Cette belle personne, poursuivais-je, mourut au printemps ; je n’étais pas à Paris ; j’y revins deux ans après, je parvins avec bien de la peine à me faire indiquer sa tombe sans nom dans un cimetière de village loin de Paris. J’allais seul à pied, inconnu au pays, m’agenouiller sur le gazon qui avait eu le temps déjà d’épaissir et de verdir sur sa dépouille mortelle. L’église était isolée sur un tertre au-dessus du hameau, le prêtre était absent, le sonneur de cloches était dans ses champs, les villageois fanaient leur foin dans les prairies : il n’y avait dans le cimetière que des chevreaux qui paissaient les ronces et des pigeons bleus qui roucoulaient au soleil comme des âmes découplées par la mort. J’étendis mes bras en croix sur le gazon, pleurant, appelant, rêvant, priant, invoquant, dans le sentiment d’une union surnaturelle qui ne laissait plus à mon âme la crainte de la séparation ou la douleur de l’absence. L’éternité me semblait avoir commencé pour nous deux, et quoique mes yeux fussent en larmes, la plénitude de mon amour, désormais éternel comme son repos, était tellement sensible en moi pendant cette demi-journée de prosternation sur une tombe qu’aucune heure de mon existence n’a coulé dans plus d’extase et dans plus de piété.

Voilà, lui disais-je, encore une fois ce que c’est que l’amour de l’âme en comparaison de tes amours des yeux ; celui-là trouve plus de véritables délices sur un cercueil qui ne se rouvrira pas, que tes amours à toi n’en trouvent sur les roses et sur les myrtes d’Horace, d’Anacréon ou d’Hafiz.

XVIII

Mais je ne lui dis rien, en effet, de ce que je voulais ainsi lui dire dans mes vers ; Musset mourut lui-même avant qu’un seul mot de moi à lui ou de lui à moi eût expliqué ce malentendu du hasard entre nous.

Le dirai-je ? Ce n’est que depuis sa mort prématurée, ce n’est qu’en ce moment où j’écris, que j’ai ouvert ses volumes fermés pour moi et que j’ai lu enfin ses poésies. Ah ! combien, en les lisant, ai-je accusé le sort qui m’a privé d’apprécier et d’aimer, pendant qu’il respirait, un homme pour lequel je me sens tant d’analogie, tant d’attrait, et, oserai-je le dire ? tant de tendresse après sa mort ! Oh ! que ne l’ai-je connu plus tôt ! Je me fais de cruels reproches à moi-même quand je me dis : il n’y a pas deux mois que j’ai coudoyé ce beau et triste jeune homme en entrant ensemble dans un lieu public ; il n’y a pas deux mois que je me suis assis silencieux et froid à côté de lui dans une foule. Je l’ai regardé, il m’a regardé, et nous ne nous sommes rien dit, comme si nous étions deux étrangers parlant des langues diverses et n’ayant de commun que l’air qu’ils respirent.

Ô Musset ! pardonne-moi du sein de ton Élysée actuel ! Je ne t’avais pas lu alors. Ah ! si je t’avais lu, je t’aurais adressé la parole, je t’aurais touché la main, je t’aurais demandé ton amitié, je me serais attaché à toi par cette chaîne sympathique qui relie entre elles les sensibilités isolées et maladives pour lesquelles la température d’ici-bas est trop froide, et qui ne peuvent vivre que de l’air tiède de l’idéal de la poésie et de l’amour, cette poésie du cœur ! Les juvénilités de ta vie et de tes vers, les gracieuses mollesses de ta nature ne m’auraient pas écarté de toi, au contraire ; il y a des faiblesses qui sont un attrait de plus, parce qu’elles mêlent quelque chose de tendre, de compatissant et d’indulgent à l’amitié, et qu’elles semblent inviter notre main à soutenir ce qui chancelle et à relever ce qui tombe. Je t’aurais compris, et je t’aurais compati à toi vivant, comme je te comprends et comme je te compatis dans la tombe. Et qu’as-tu donc fait de ta jeunesse et de ton talent, que nous n’ayons plus ou moins fait nous-même, quand nous commencions à trébucher comme des enfants sans lisière sur tous les achoppements de la jeunesse, de la beauté, de la sensibilité et du génie ?

Tu t’es laissé prendre par les yeux aux apparences séduisantes du plaisir, au lieu de rechercher les saintes fidélités du sentiment ; qui est-ce qui en a souffert, si ce n’est ton cœur ? Il a poursuivi des feux follets dans la nuit putride des lagunes de Paris, au lieu de suivre dans le ciel l’étoile immortelle d’une Laure ou d’une Béatrice digne de toi. Et nous donc, si nous avons été plus heureux, avons-nous donc été plus sage ?

Tu as chanté sur une guitare italienne ou espagnole les tarentelles enivrantes des nuits de Séville ou de Naples, au lieu de rejeter cet instrument aviné des orgies nocturnes, de saisir l’instrument sacré de Pétrarque, et de confondre, dans des hymnes rivaux des siens, les deux notes du cœur humain qui s’immortalisent l’une par l’autre, l’amour et la piété. Et nous donc, n’avons-nous pas brûlé au feu qui purifie tout deux volumes de poésies juvéniles que des amis mûrs et sévères nous conseillèrent d’anéantir, pour ne pas jeter derrière nous, sur la route de la vie, de ces pierres de scandale qu’on retrouve avec honte au retour, et qui font rougir le front sous ses rides. Que t’a-t-il manqué ? un ami, pour t’arracher aussi d’une main impitoyable quelques pages qui sont du talent, mais qui ne sont pas de la gloire ?

Tu as été trop indifférent aux causes publiques de ta patrie et du monde, et le choc des verres t’a empêché d’entendre le choc des idées, des opinions, des partis, qui germaient, combattaient, mouraient pour la cause du bonheur ou du progrès du peuple ? — Hélas ! puisque tu n’avais pas la foi politique, qui pourrait t’accuser de n’avoir pas eu le zèle ? Et ce zèle qui nous a dévoré, nous, et qui nous dévore encore, à quoi, grand Dieu ! nous a-t-il servi ? et à quoi a-t-il servi à nos frères ? Regarde d’en haut ce bas monde : qu’y a-t-il de changé ici que des noms ?

Tu fus sceptique avant l’expérience, voilà tout ton crime ! Ce scepticisme te porta à te détourner de la mêlée, comme tu t’étais, au premier déboire, détourné de l’amour ; tu cherchas dans ta tristesse à savourer la vie sans la sentir, et à goûter dans un opium assoupissant les sommeils et les rêves d’un autre Orient ? — Et nous donc, n’avons-nous pas cherché de même l’oubli de la terre dans les platonismes calmants des philosophies spiritualistes, et dans l’opium divin des espérances infinies, qui donnent, dès ici-bas, les songes éternels ?

Enfin, tu as changé de temps en temps de corde et de note sur ton instrument de joie, tu lui as fait rendre, au soir de tes années assombries, des accents inattendus d’inspiration, de douleur, de piété, de pathétique, d’enthousiasme pour la nature, d’invocation à son auteur, qui ont fait frémir à l’unisson d’abord, puis taire d’admiration ensuite nos propres lyres étonnées que les musiciens du temple fussent tout à coup surpassés par un ménétrier du plaisir !

Puis, tu t’es endormi avec tes refrains moitié sacrés, moitié profanes sur les lèvres, et nous t’accuserions ? — Non, je n’aurais eu le droit de t’accuser de rien dont je ne sois moi-même coupable ; mais j’aurais eu le droit de t’aimer, de te consoler, de te dire d’avance le goût de tes larmes, d’entendre le premier les confidences de tes chants, et, puisque tu devais mourir avant moi, d’en recueillir peut-être pieusement le difficile héritage, afin d’augmenter ta gloire en diminuant tes œuvres de tes fautes !

Oui, si j’étais ton frère de sang, aussi bien que je me sens ton frère de cœur, je voudrais anéantir d’abord toutes tes juvénilités en prose, idylles de mansardes, pastorales de tabagies où la finesse et la grâce du style ne rachètent pas même la monotone trivialité du sujet commençant toujours par une orgie pour finir par un suicide. J’arracherais ensuite avec douleur, mais avec une douleur sans pitié, la moitié des pages de tes deux volumes en vers ! Je ne ferais grâce qu’aux divins fragments enchâssés çà et là dans tes poèmes comme des tronçons de statues de marbre de Paros dans la muraille d’une taverne de Chio. J’encadrerais dans le vélin le plus pur et dans l’or tes Nuits, incomparables rivales de celles d’Hervey, de Novalis, de Young, et je composerais avec le tout deux petits volumes que j’intitulerais Sourires et Soupirs ; l’un les plus frais sourires de la jeunesse, l’autre les plus pathétiques soupirs de l’humanité. Ce serait mon hommage et ton épitaphe, ô poète endormi dans nos larmes !

Lamartine.

P. S. Après ces deux entretiens, purement épisodiques, nous allons reprendre l’examen critique et philosophique du Dante.