VI
M. de Gourmont et Taine. — M. E. Faguet et la théorie de Taine. — La formation littéraire de Taine. — Le témoignage personnel de Taine. — Taine et l’enseignement du style.
Rien n’est amusant comme de mettre un sophiste aux prises avec un fait qui contredit ses paradoxes. Il faut voir alors comme il se démène et comme ses subtilités deviennent laborieuses. Il y a, notamment, une histoire de Taine, qui met en nage notre farouche contradicteur. On sait qu’à force de volonté et de travail Taine changea sa manière d’écrire et réussit à se faire un style coloré et plastique. Le fait est connu. Taine le raconte et nul ne le conteste.
« Le style de Taine, confirme M. Faguet, est un miracle de volonté… Il a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural, tout en relief et tout en images, et il y a réussi. C’est pour cela que Taine est un modèle… C’est dans Taine et dans les écrivains qui lui ressemblent qu’on apprendra le style qu’on peut apprendre. »
Nous avons naturellement cité ce passage, si bien d’accord avec nos théories ; et c’est une joie de voir cette fois M. de Gourmont, contraint de se retourner contre M. Faguet, se remettre à chicaner, philosopher, appeler à son aide science et philosophie pour aboutir à cette explication : Taine a changé de manière parce qu’il avait en lui la vocation de ce changement. « Il possédait en germe (certains passages de ses œuvres antérieures en font foi) un cerveau visuel et sensoriel, et ce mécanisme n’a fonctionné que lorsque l’objectif s’est trouvé braqué sur un milieu inhabituel, … les Pyrénées. »
Ce qui veut dire que, si Taine s’est créé un style plastique, c’est qu’il avait des dispositions au style plastique. Il l’ignora tant qu’il n’eut pas occasion de s’en douter ; il s’en aperçut quand il eut envie de peindre ce qu’il voyait. Qui niera cette belle découverte ? Pour apprendre à écrire, nous l’avons toujours dit, il faut évidemment avoir d’abord des dispositions, et l’on ne forme son style que si l’on a des aptitudes à le former. Sans vocation, pas d’écrivain possible, cela va de soi, et c’est dans ce sens qu’on peut dire « qu’on ne se donne pas son style », Mais cette disposition obscure, ce don qu’on ne s’était pas découvert, nous disons, nous : c’est la volonté qui les dégage, c’est le travail qui les précise, c’est l’effort qui les développe. Ce désir d’art entrevu, cette formation en perspective, c’est la volonté, c’est le labeur qui les déterminent. Vouloir, c’est essayer de voir, de sentir, d’écrire autrement, trois choses qui ne se séparent point et que nous n’avons point séparées, quoi qu’on prétende. Il ne s’agit pas de dire : « Taine a écrit en coloriste parce qu’un beau jour il s’est reconnu coloriste. » Non, Taine a voulu peindre ; il a voulu colorer, et il a essayé, il a travaillé, il a lu, il s’est assimilé les auteurs, et c’est ainsi qu’il s’est découvert un talent qu’il n’aurait peut-être pas soupçonné sans cela.
Voilà, proprement, tout l’enseignement de nos livres. M. de Gourmont l’avoue : « Taine, dit-il, a obéi aux influences d’alentour ; il a profité des leçons et des exemples de Gautier, de Saint-Victor et peut-être de Goncourt… Rien de plus légitime. » C’est exactement ce que nous disons, et c’est là toute notre théorie de la formation du style. Loin d’être « la réfutation absolue de nos manuels et de notre système », cet aveu nous absout donc au lieu de nous condamner. « Mais, dit-on, Taine n’aurait pas écrit comme eux, s’il n’avait vu les choses comme eux », Sans doute, il fallait de toute évidence qu’il eût d’abord en lui et en germe la faculté de voir les choses comme il devait les rendre, pour les rendre ensuite comme il les avait vues. Cela va de soi. Nous n’avons jamais prétendu qu’on peut se créer une faculté par un simple acte de volonté. Ce que nous prétendons, c’est que c’est la volonté qui développe, forme et exerce cette faculté. Ce que nous soutenons, c’est que certains écrivains se sont créé ou ont modifié leur style par cela seul qu’ils l’ont voulu, et c’est une naïveté de prétendre que, s’ils y sont parvenus, c’est qu’ils avaient les moyens intellectuels d’y parvenir.
Mais M. de Gourmont n’en veut pas démordre. Il traite l’affirmation de M. Faguet de « badinage » que nous avons « recueilli avec soin ». Le mot de Sarcey lui semble « une belle autorité ». Il n’admet pas que Taine soit arrivé à modifier son style par la volonté, le travail et la « virtuosité ». Taine aurait tout simplement « retrouvé son premier instinct littéraire, étouffé par ses œuvres de début, de sorte que le style descriptif lui aurait été aussi naturel que le style abstrait ».
On peut récuser tous les témoignages qui déplaisent ; il en est un qu’on ne récusera pas : c’est celui de Taine lui-même, dont la Correspondance n’avait pas encore été publiée à l’époque où l’on bataillait contre nous. Voici en quels termes, dans ses notes personnelles, à propos de la double tendance poétique et philosophique, Taine confirme ce que nous disons :
« Je lutte, dit-il, entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, Probablement j’ai voulu allier deux facultés inconciliables. Il faut choisir : être artiste ou orateur… Il faut peindre « l’homme à la façon des artistes et en même temps le reconstruire à la façon des raisonneurs… Si cela est vrai, il faut donc changer de style. Grande entreprise 20. »
Il écrit, à propos de son Voyage aux Pyrénées :
« Mon Hachette me casse la tête ; j’ai trop de littérature… pour ne pas sentir ce qui est bien, et trop peu de talent pour bien faire. Je suis né pour classer et analyser, et je fabrique de l’imagination à cent francs le mètre carré ! Mieux vaudrait faire des sabots21. » Et encore :
« Je fais des descriptions, des dialogues, des légendes fantastiques, pyrénéennes, diaboliques, pour mon livre de Hachette. Il me semble que mon esprit est habillé en masque. Quelquefois le déguisement est amusant ; le plus souvent il fait mal à la tête22. »
Et enfin ceci :
« Ce maudit livre me donne bien du mal. Je n’ai fait toute ma vie que des raisonnements, je suis habitué aux abstractions ; il faut que je sorte de moi-même, que je change toutes les allures de ma pensée, que j’apprenne le style descriptif23. »
La question est donc tranchée, Taine lui-même nous le dit : son évolution a été réfléchie ; il a changé volontairement sa manière : cet effort lui a coûté ; il a peiné, travaillé, persisté, et le labeur a fini par développer ses dispositions naturelles, et c’est ainsi qu’il s’est assimilé le style descriptif, où il a, d’ailleurs, excellé.
Voilà le fait indéniable, qui confirme nos théories, et les plus belles plaisanteries du monde n’y changeront rien.
Taine était, d’ailleurs, persuadé que l’art d’écrire s’enseigne, et il croyait très certainement à l’assimilation et à la démonstration technique du style, lorsqu’il adressait ces conseils à un ami, au sujet d’une jeune femme : « Il faut qu’elle se dise résolument et tous les matins : Je veux être écrivain. D’autres l’ont pu… Elle le peut aussi, j’en suis certain et je le lui affirme loyalement, sans flatterie, ni arrière-pensée… Un plan de travail et de vie, un ordre systématique d’études, de recherches, saisit l’esprit comme un engrenage.
On a dit, par exemple :
Aujourd’hui je vais faire les descriptions, mais point le dialogue.
Comment apprendre le dialogue ?
Tel l’a su : La Fontaine, Molière, Balzac, et ils l’ont réussi spécialement dans tel passage ; je vais analyser ce passage, savoir quelle méthode, quelle espèce d’émotion, quel but les a fait réussir à cet endroit ; cette méthode trouvée, je vais l’essayer sur un autre de leurs morceaux. Je vérifierai par comparaison en quoi j’ai manqué ; je comprendrai plus clairement et plus complètement cette méthode. Je vais m’y exercer et, dans tant de mois j’en serai maître24. »
Quoi qu’on puisse dire, l’homme qui a écrit ces lignes croyait à l’enseignement du style.