Section 11, les romains partageoient souvent la déclamation théatrale entre deux acteurs, dont l’un prononçoit tandis que l’autre faisoit des gestes
La déclamation de plusieurs scénes des pieces dramatiques étoit souvent partagée entre deux acteurs. L’un étoit chargé de prononcer, et l’autre étoit chargé de faire les gestes. Or, comment auroit-il été possible que ces deux acteurs eussent toujours été d’accord entr’eux, et que l’un et l’autre ils fussent en cadence avec l’accompagnement, si la déclamation n’avoit pas été concertée, de maniere que chacun sçut précisément ce que son compagnon devoit faire, et dans quel espace de temps il l’executeroit ? Cela pouvoit-il s’arranger sans qu’il y eut rien d’écrit. Tite-Live, après avoir fait l’histoire des premieres représentations théatrales qu’on vit à Rome, après avoir dit concernant les premiers progrez de ces représentations ce que nous avons rapporté dans la section précédente, raconte en continuant l’histoire de la scéne romaine, l’avanture qui donna l’idée de partager la déclamation, pour ainsi dire, en deux tâches, et il dit les raisons qui furent la cause que cet usage s’établit comme le bon usage.
Livius Andronicus, poëte célebre et qui vivoit à Rome environ cinq cens quatorze ans après sa fondation, et environ six vingt ans après qu’on y eut ouvert les théatres, joüoit lui-même dans une de ses pieces. C’étoit alors la coutume que les poëtes dramatiques montassent eux-mêmes sur le théatre pour y réciter dans leurs ouvrages. Le peuple qui se donnoit la liberté qu’il prend encore en France et en Italie de faire repeter les endroits qui lui plaisent : le peuple, dis-je, à force de crier bis, le mot est latin, fit réciter si long-temps le pauvre Andronicus qu’il s’enroüât. Hors d’état de déclamer davantage, il fit trouver bon au peuple qu’un esclave placé devant le joueur d’instrumens récitât les vers ; et tandis que cet esclave récitoit, Andronicus fit les mêmes gestes qu’il avoit fait en récitant lui-même. On remarqua que son action étoit alors beaucoup plus animée, parce qu’il emploïoit toutes ses forces à faire les gestes quand un autre étoit chargé du soin et de la peine de prononcer. Delà, continuë Tite-Live, naquit l’usage de partager la déclamation entre deux acteurs, et de réciter, pour ainsi dire, à la cadence du geste des comédiens ; et cet usage a si bien prévalu que les comédiens ne prononcent plus eux-mêmes que les dialogues.
Je crois qu’il seroit inutile d’exposer dequel poids est ici l’autorité de Tite-Live, et de faire voir que tous les raisonnemens possibles ne doivent pas balancer un moment sa déposition, il n’y aura personne qui ne sente bien cette verité.
Le passage que je viens de citer n’a pas besoin d’autre commentaire que d’une explication autentique des mots canticum et diverbium. Nous la trouvons dans Diomede. Cet ancien grammairien après avoir dit que les pieces de théatre étoient composées de choeurs, de dialogues et de monologues, ajoute : les dialogues sont les endroits d’une piece où plusieurs personnes conversent ensemble. Les cantiques ou monologues sont les endroits d’une piece dans lesquels un acteur parle étant seul, ou dans lesquels, supposé qu’il y ait un second acteur sur la scéne, le second personnage ne dialogue point avec le premier, et cela de maniere que si ce second personnage dit quelque chose, il ne le dise qu’en forme d’ aparté, c’est-à-dire, sans adresser la parole au premier.
On fera refléxion que ces endroits d’une piece dramatique que les anciens appelloient des cantiques, sont ordinairement les endroits les plus passionnez, parce que l’acteur qui se croit dans une entiere liberté, y donne l’effort à ses sentimens les plus secrets et les plus impétueux qu’il contraint ou qu’il déguise dans les autres scénes.
On peut se faire quelque idée du chant ou de la déclamation harmonieuse de ces cantiques, par ce qu’en dit Quintilien, quoiqu’il n’en parle que par occasion. Cet auteur en raisonnant sur un endroit de l’oraison de Ciceron pour Milon, qui devoit devenir emphatique dans la prononciation, dit que cet endroit tenoit du cantique. On sent bien, ajoute Quintilien, qu’il est impossible de le réciter sans renverser un peu la tête en arriere, comme l’on est porté à le faire par un instinct machinal, lorsqu’on veut prononcer quelque chose avec emphase. La voix a une issuë plus aisée lorsqu’on tient la tête dans cette situation.
Quintilien dit encore dans un autre endroit, que nous avons déja cité quand nous avons voulu prouver que la déclamation des anciens n’étoit pas un chant musical tel que les nôtres, qu’il faut bien qu’un enfant à qui l’on fait lire les poëtes les lise autrement qu’il ne liroit de la prose, mais qu’il ne faut pas qu’il laisse échapper sa voix comme s’il récitoit un cantique sur le théatre.
Comme Tite-Live ne fait que narrer l’origine de l’usage qui se pratiquoit de son temps, je ne songerois point à confirmer son récit par le témoignage d’autres auteurs, si la chose qu’il nous apprend, ne devoit point paroître extraordinaire. Mais d’autant qu’il est impossible que bien des gens ne la trouvent pas étrange, je crois à propos de rapporter encore quelques passages des auteurs anciens, qui disent la même chose que Tite-Live.
Valere Maxime qui écrivoit sous Tibere, raconte l’avanture d’Andronicus presque dans les mêmes termes que Tite-Live. Il dit, en parlant de ce poëte.
Andronicus en joüant dans une de ses tragédies, fut obligé par les spectateurs à repeter tant de fois un endroit de la piece, qu’il s’enroüât de maniere qu’il fut obligé pour continuer à faire réciter les vers par un de ses esclaves accompagné du joüeur de flute, tandis que lui, Andronicus, il faisoit les gestes.
Lucien dans l’écrit qu’il a composé sur l’art de la danse, tel que l’avoient les anciens, dit en parlant des personnages tragiques, qu’on leur entend prononcer de temps en temps quelques vers iambes, et qu’en les prononçant ils n’ont attention qu’à bien faire sortir leur voix, car les artisans ou les poëtes qui ont mis les pieces au théatre ont pourvû au reste. Cet auteur ajoûte quelques lignes après. autrefois c’étoit les mêmes personnes qui récitoient… etc.
Aulugelle contemporain de Lucien, dit que les chanteurs qui de son temps récitoient sans se remuer, faisoient aussi les gestes en récitant sur l’ancien théatre.
Tous ces récits sont encore appuïez du témoignage de Donat, qui a écrit expressément sur le théatre. Les comédiens, dit-il, en parlant des pieces de Térence, prononçoient eux-mêmes les dialogues, mais les cantiques étoient mis en modulation non point par le poëte, mais par un habile musicien.
Enfin Isidore De Seville, qui du moins a pû voir des gens qui eussent vû représenter sur les anciens théatres de Rome, fait mention de ce partage de la déclamation entre deux acteurs.
Il dit en parlant d’une des parties du théatre, que c’étoit-là que les poëtes et ceux qui chantoient des tragédies ou des comédies, se plaçoient pour prononcer leurs recits, durant lesquels d’autres acteurs faisoient les gestes. On voit par l’histoire de Livius Andronicus rapportée dans Tite-Live, et par plusieurs autres passages des auteurs anciens, que les poëtes chantoient souvent dans leurs pieces, c’est-à-dire, qu’ils y prononçoient eux-mêmes ces endroits que les gesticulateurs ne prononçoient pas.
Quatre vers d’une épigramme de l’anthologie latine, décrivent très-bien un acteur qui fait les gestes convenables à ce que récitent d’autres acteurs après que le choeur a cessé de parler.
Nous exposerons plus bas pourquoi nous traduisons saltator par acteur.
Il est à propos de faire penser ici le lecteur à trois choses. L’une est que les théatres des anciens étoient bien plus vastes que les nôtres, et qu’ils étoient encore moins éclairez. Comme je le dirai tantôt, le jour qui éclairoit la scéne antique n’y pouvoit pas jetter autant de lumiere que nos illuminations théatrales en jettent sur la scéne des théatres modernes. Ainsi les anciens ne voïoient pas leurs acteurs d’aussi près ni aussi distinctement que nous voïons les nôtres. La seconde est que les acteurs des anciens joüoient masquez, et par consequent on ne pouvoit pas voir aux mouvemens de la bouche et des muscles du visage s’ils parloient ou s’ils ne parloient pas. Ainsi le spectateur ne sentoit pas le ridicule qu’on imagine d’abord dans deux personnes dont l’une feroit des gestes sans parler, tandis que l’autre réciteroit sur un ton pathetique les bras croisez.
En troisiéme lieu, comme les masques des comédiens servoient alors pour augmenter la force de la voix, ainsi que nous l’exposerons plus bas, ces masques devoient en alterer le son assez pour rendre difficile de connoître si, par exemple, la voix que Micion avoit euë dans le cantique étoit la même voix que Micion avoit dans les dialogues.
Suivant les apparences, on choisissoit un chanteur dont la voix approchât, autant qu’il étoit possible, de la voix du comédien, et l’on peut croire qu’il n’étoit plus possible de reconnoître les deux voix et de les distinguer quand elles avoient passé par le masque. Ce chanteur se plaçoit sur une espece d’estrade, laquelle étoit vers le bas de la scéne.