(1874) Premiers lundis. Tome II « L. Bœrne. Lettres écrites de paris pendant les années 1830 et 1831, traduites par M. Guiran. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « L. Bœrne. Lettres écrites de paris pendant les années 1830 et 1831, traduites par M. Guiran. »

L. Bœrne.
Lettres écrites de paris pendant les années 1830 et 1831, traduites par M. Guiran.

Il paraît décidément que l’Allemagne, ne se bornant plus au domaine métaphysique et spéculatif où Kant et ses successeurs l’avaient si longtemps renfermée, descend aujourd’hui à la pratique réelle, à la vie politique, à la lutte journalière et infatigable pour les améliorations positives. Cette heureuse tendance, qui n’attendait qu’une occasion pour se produire, l’a trouvée dans notre révolution de juillet. Notre foyer central, en se faisant jour par une magnifique explosion, adonné de l’air et envoyé des courants rapides à cette quantité d’États germaniques qui étouffaient sous la censure. Cette censure, dont les gouvernants auraient plus besoin que jamais, est devenue enfin là-bas insupportable et presque impossible, et voilà du Rhin à la Vistule un mouvement de presse indépendante, une ligue généreuse pour le maintien des journaux libéraux, analogue à notre coalition contre la censure en 1827. De tels efforts pour conquérir cette liberté de la presse, qui représente et donne toutes les autres libertés, méritent l’entière sympathie de la France et font partie de sa propre cause. Si, en passant à leur tour par cette route lente et difficultueuse qu’elle a glorieusement parcourue la première, les pays voisins nous offrent une répétition affaiblie du spectacle consommé chez nous ; si, dans les moyens, dans les arguments, il y a de leur part emprunts et redites, nous devons leur en savoir gré et redoubler envers eux de faveur, laissant de côté la prétention puérile d’auteurs originaux, et heureux, comme nation, de voir nos principes se répandre et triompher.

Parmi les écrivains polémiques qui inoculent vivement à l’Allemagne les idées pratiques de bon sens et de liberté, dans les mêmes rangs que Heine, Menzel, et autres courageux champions de la presse, M. Bœrne est assurément l’un des plus piquants et des plus spirituels. Au tour d’imagination et de poésie figurative qui est particulier à son pays, il unit une prestesse et une pointe de raillerie véritablement françaises, qu’il semble avoir acquises dans le commerce assidu de Voltaire. Les lettres dont M. Guiran vient de donner une traduction élégante ont été récemment écrites de Paris à quelque journal d’Allemagne, et elles ont trait aux événements de ces vingt derniers mois.

M. Bœrne était accouru en France au premier bruit de notre révolution de juillet ; il a vu notre cocarde tricolore dans l’éclatante fraîcheur de sa renaissance, nos pavés encore mouvants, notre drapeau non encore sali. Ce que lui inspiraient de transports ces glorieux symboles, qu’il interprétait selon son cœur, ce que le mouvement et la conversation de chaque jour lui apportaient d’espérances, d’enthousiasme croissant, puis par degrés, plus tard, de refroidissement et de mécomptes, il l’écrit chaque soir, en quelques mots, sans beaucoup de suite, mais avec verve et sincérité. Il y a dans les impressions éprouvées par M. Bœrne une jeunesse naïve qu’on envie ; il est heureux d’admirer la France, de l’offrir en exemple à son pays. Sa candeur d’enthousiasme m’a tout à fait rappelé Brissot, lorsqu’avant la révolution de 89 il visitait l’Angleterre et l’Amérique, comme de saintes contrées que la liberté avait déjà bénies ; les premiers cottages riants qu’il apercevait sur la route en sortant de Douvres, l’émouvaient aux larmes et lui semblaient un bienfait des institutions.

M. Bœrne a consacré une de ses lettres à la mémoire du chien Médor. Ce n’est pas par simple caprice de comparaison que j’ai rapproché M. Bœrne de Brissot. A part ce que l’écrivain allemand a de plus vif dans la manière, et aussi de plus sautillant, de plus décousu, c’est bien chez lui la même espèce d’opinions démocratiques, la même curiosité active et honnête, la même promptitude à juger, quelque chose de rapide dans le discernement, et de moins profond qu’on ne désirerait. M. Bœrne est un éclaireur utile, un tirailleur intelligent et courageux qui peut avancer la cause de la liberté en Allemagne. Un critique, qui l’a apprécié dans la Revue germanique, lui trouve quelque rapport avec Jean-Paul pour le goût des comparaisons. Moi, je trouverai dans ses spirituelles boutades un accent de notre Cauchois-Lemaire. On se formera peut-être une idée de lui en prenant un terme moyen dans tout cela.

Il est bon qu’il nous vienne quelquefois d’Allemagne des voyageurs comme M. Bœrne, pour nous dédommager des hauteurs et de la morgue pédantesque que d’autres visiteurs, ses compatriotes, nous prodiguent, surtout depuis notre dernière révolution. M. Guillaume Schlegel, par exemple, nous a récemment apporté quelques échantillons peu flatteurs de la mauvaise humeur la plus insolente et la plus lourde dont jamais conseiller aulique se soit avisé. Des hôtes comme M. Bœrne, quoique moins considérables, sont plus aimables assurément et plus faits pour servir de lien libéral entre les deux nations. Nous avouerons, toutefois, que nous ne prendrions pas moins de plaisir à la lecture des lettres de M. Bœrne, si nous y trouvions, en certains endroits, plus de gravité et de sérieux. Il lui échappe, ce nous semble, de parler trop lestement des siens. Il range, en un passage, Klopstock parmi les vieilleries surannées ; il qualifie bien superficiellement l’illustre philosophe Hegel et Gœrres.

Dans les observations relatives à la France, on pourrait relever aussi quelques jugements inexacts et légers. Nous n’avons pas totalement oublié, durant la révolution, quoi qu’il en dise, nos études philosophiques du xviiie  siècle, nous les avons même poussées plus avant et plus haut ; nous pouvons nous croire, sans vanité, capables encore de comprendre Condillac et même quelque chose au-delà. Si M. Bœrne avait pris la peine de s’informer à ce sujet, il eût rencontré facilement, à Paris, des conférences philosophiques moins ridicules que celles dont il nous a tracé une agréable caricature.

Il nous paraît avoir mieux saisi notre littérature vivante et en avoir exprimé quelques traits avec bonheur. Ce qu’il dit de MM. Victor Hugo et Mérimée a de la vérité fine, quoique ce soit effleuré en courant. Pour ce qui touche l’auteur de Clara Gazul, toutefois, nous ne saurions passer à M. Bœrne de comparer cette nature d’imagination à une alouette qui, dans le crépuscule du soir, s’élève en cercles joyeux, autour de vertes moissons. Cette comparaison, qu’un célèbre critique anglais, Hazlitt, a déjà appliquée fort heureusement au poète Wordsworth, ne saurait convenir à l’allure ferme et serrée, à la touche contenue et approfondie du peintre d’Inès et de Catalina. M. Bœrne atteint-il plus juste quand il dit de Bug-Jargal et de Han d’Islande : « C’est tout magnifique, plein d’une chaleur d’été ; mais l’on désire quelquefois l’ombre et la fraîcheur, et elles manquent. A peine l’histoire se  lève qu’elle a déjà atteint l’éclat du midi et qu’elle s’y a couche ; les yeux vous font mal et on se meurt de chaleur. » Il marque un étonnement ingénu qui fait sourire, quand, à propos des charmantes lettres retrouvées de Diderot à mademoiselle Yoland, il s’écrie : « Croiriez-vous que moi, homme de quarante ans, qui en ai vu de toutes les couleurs, elles « m’ont fait rougir plus de vingt fois ?… Quelle immoralité !… »

Nous signalerons un portrait fort spirituel de M. de Talleyrand. Un bon nombre de maximes politiques et de mots qu’on retient semblent éclos sous la plume étincelante de Rivarol ou de Chamfort. M. Bœrne nous explique à merveille un roi-poète d’outre-Rhin : « Oui, certes, j’ai lu et entendu parler des sottises qui se passent en Bavière ; cela m’a affligé, mais non étonné. Le roi de Bavière a, près de son trône, une confidente, la plus aveuglée quand elle conseille elle même, la plus corruptible quand il se trouve quelqu’un qui la dirige pour diriger son maître, son imagination. De plus sots princes agissent de beaucoup plus sagement. Rien n’est plus dangereux que de l’esprit sans caractère, que le génie auquel manque la matière. Quand le feu a une fois trouvé son bois, il se tient tranquille et on n’a qu’à ne pas s’en approcher, pour être en sûreté ; mais la flamme sans aliment s’élance de tous côtés avec avidité, lèche çà et là et incendie mille objets avant qu’elle tienne sa proie et que sa proie la tienne. La poésie ne rassasie aucun prince, et s’il a un cœur faible qui ne puisse rien digérer de fort, il s’affaiblit lui-même. »

M. Bœrne a tranché d’un mot la question d’une troisième Restauration, que de bonnes gens se posent encore tout bas, et qu’ils travaillent sous main à résoudre de leur mieux. Parmi les raisons nombreuses et d’ordre divers qu’on peut mettre en avant contre ces patelines espérances, la sienne n’est pas la moins convaincante à mon gré, et elle a l’avantage d’être courte : « L’image de Napoléon, dit-il, est revenue après quinze ans, et les Bourbons resteront à jamais bannis. — Bien certainement à jamais : car, à la troisième attaque d’apoplexie, l’homme meurt, fût-il roi. »