Appendice.
Note concernant M. Laurent-Pichat
et Hégésippe Moreau.
(Se rapporte à la page 395.)
On a, de nos jours, comme sans doute on a eu de tout
temps, la manie de grossir la vie et les mérites des hommes qui sont morts
appartenant à une école, à un parti ou à une communion. C’est ainsi que se sont
formées les légendes des saints. Mais le procédé, en ce siècle de critique et
d’examen, est à jour, et nous voyons trop bien, en la plupart des cas, comment
se fabrique la merveille pour y croire. Hégésippe Moreau est mort pauvre, à
l’hôpital ; poète de sensibilité et de talent, il intéresse par ses écrits et
par son malheur. Mais ce n’est pas assez pour un certain monde qui veut le tirer
à soi, l’exalter, et, ce n’est pas trop dire, le canoniser. M. Laurent-Pichat,
ayant à faire des lectures, des Causeries
littéraires, dans un cercle rue de la Paix, a pris récemment (1861)
pour l’un des sujets de sa déclamation encore plus que de son étude, Hégésippe
Moreau, dont la vie prête au vague et lui a paru un canevas commode à ses
propres pensées. Il a donc voulu dresser une statue à
Hégésippe Moreau, montrer que, dans la lutte de la vie, Moreau n’a pas été un
vaincu, mais un vainqueur. « Il
a, s’écrie-t-il, l’auréole immortelle, et je vais la faire briller à vos
yeux. »
J’ai eu le malheur alors, pour la notice très simple et des plus modestes que j’ai écrite sur Hégésippe Moreau, et qu’on a pu lire au tome IV de ces Causeries, j’ai eu, dis-je, le malheur de me présenter à la pensée de M. Laurent-Pichat, qui s’est exprimé de la sorte :
On a beaucoup écrit sur Hégésippe Moreau. Quand un poète est mort, on ne lui ménage pas les lignes. Les critiques s’accroupissent sur sa mémoire ; on refait sa biographie de vingt manières ; on la surcharge de notes ; on étudie à la loupe ce qu’il a écrit ; on dissèque ses vers, et de cette autopsie sortent des rapports mesquins, des procès-verbaux ingénieux et froids. — Il était pris de la maladie de son siècle, dit-on ; — il était irréligieux, irrité ; — on le plaint un peu ; on l’excuse un instant sur ses torts. — Il fut atteint de la petite vérole courante de son temps, a dit de Moreau un critique officiel.76 — Qu’est-ce que tout cela signifie ? Les œuvres sont-elles nourrissantes, généreuses, fortes ? Eh bien, en ce cas, jetez vos lunettes — et admirez ! Ayez de l’enthousiasme et faites-nous grâce de ces analyses pointillées. — Une gloire marchandée, versée à petits coups, convient peut-être aux écrivains à teintes grises dont vous voulez tracer un portrait composé de petites intentions rapprochées ; mais, s’il s’agit d’un poète véritable, lisez son livre et sachez vous incliner. La maladie de son temps, nous la connaissons, cette maladie, et Moreau n’en était pas atteint. S’il avait eu plus de souplesse, plus de basse complaisance, il vivrait encore peut-être ; je sais bien où il pourrait se trouver, mais je n’irais pas l’y chercher, afin de m’occuper de lui. — Cette petite vérole courante, — nous savons son nom : — c’est l’égoïsme et l’envie, c’est la médiocrité de certains Carons, meneurs de spectres, qui refusent l’entrée des champs Élysées aux Ombres couronnées du laurier immortel, et qui les laissent errer sur des rivages sans nom, parce qu’elles n’ont pas, pour frayer leur passage, l’obole frappée à l’effigie des camaraderies. Le génie de Moreau était sain et vigoureux ; il ne l’avait emprunté nulle part ; le pauvre enfant avait eu à peine le temps de lire. Il apporta avec lui ce frais parfum d’antiquité, cette saveur de la forme magistrale que l’on ne puise nulle part ici-bas. Son petit livre vivra, en dépit des compilations hypocrites qui voudraient le rabaisser au second rang. La vraie maladie d’Hégésippe Moreau était cette noble fièvre qui pousse vers l’inconnu ; c’est notre maladie à tous. Il a succombé, mais il a vécu. C’est un de nos morts…
Je prends dans ces lignes toute la part qui m’en revient et qui est à mon intention : cette part, c’est l’envie, l’égoïsme, la médiocrité, la camaraderie ; c’est d’être un compilateur hypocrite, un écrivain à teintes grises, que sais-je encore ? Je donne acte à M. Laurent-Pichat de toutes ces aménités. Ce que je sais bien, c’est que, lorsque j’ai eu à m’occuper d’Hégésippe Moreau, je me suis enquis avec attention et intérêt de tout ce qui pouvait le faire aimer, estimer ; je me suis adressé aux amis de son enfance, à la fermière, à la personne qui le connut dans la petite imprimerie proprette où il passa quelques jours heureux. On me communiqua des lettres de lui ; je n’en fis usage qu’avec discrétion. Or, voici deux fragments que je n’avais pas jugé à propos de produire, et qui me justifieront peut-être si je n’ai pas fait d’Hégésippe Moreau un plus grand caractère politique et un plus grand citoyen.
À Mme Guérard, à Saint-Martin-Chennetron.
Mardi, 7 janvier 1834.
…… Un jeune créole entre autres m’a rendu service en se chargeant pour moi de quelques démarches indispensables et qui me répugnaient ; je veux parler des sollicitations aux journaux. Et plût à Dieu que je ne m’en fusse pas mêlé ! Ils avaient tous promis à mon noble ambassadeur ; mais, fatigué d’attendre, j’allai moi-même réclamer leur parole. Ils éludèrent toujours la question, et je me résignai à la patience, persuadé que ces messieurs, préoccupés de graves intérêts politiques, n’avaient pas de temps à donner à la littérature. Mais voilà tout à coup que l’homme rouge de Lyon arrive et s’installe à Paris, et que les journalistes à qui j’avais parlé lui prodiguent des éloges aussi bêtes que ses vers. À ma réclamation, ils répondirent qu’il sautait aux yeux que mes confrères étaient beaucoup plus forts que moi. Je répliquai ce qui me sautait aux yeux à moi, c’est qu’ils étaient des imbéciles. Après avoir rompu ainsi avec les seuls hommes qui pouvaient me servir, et, par conséquent, avec mes premiers projets, je restai longtemps indécis et découragé. Enfin un hasard me décida (bien ou mal) : ces messieurs (dont les vers sont si forts) venaient de publier une satire très forte, en effet, d’injures et de barbarismes contre le préfet de Police. On m’informa que ce brave M. Gisquet avait pris la chose au sérieux, et cherchait partout quelqu’un qui se chargeât de venger son honneur (l’honneur de M. Gisquet !). Je me proposai à l’essai. Ma pièce est faite, et jeudi je dois la lire moi-même à Monseigneur dans son cabinet, et j’espère devenir le poète lauréat de la police. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne vise pas à la gloire. Je plaisante, mais je vous assure que je souffre beaucoup.
À la même, peu de jours après (la lettre n’est pas datée) :
Je vais vous envoyer un exemplaire de la pièce de vers que j’ai faite pour la police. Il serait bon de ne la communiquer à personne. D’ailleurs, cela ne vaut rien. L’inspiration a manqué où manquait la conscience. Je crains bien maintenant d’avoir fait une mauvaise action gratuite.
Je connais la sottise humaine et je ne doute pas que l’on ne continue encore, après cela, à vouloir faire d’Hégésippe Moreau un martyr et confesseur politique. Le fanatisme, sous toutes ses formes, est le même ; la prévention est incurable. Troublez une communauté de moines dans l’œuvre de la canonisation d’un de leurs saints, ils vous jetteront la pierre et ne feront qu’entonner plus haut leur Hosannah. — Ah ! monsieur Laurent-Pichat, que les gens d’esprit et surtout d’un esprit sain (mens sana) sont rares, même parmi ceux à qui il est convenu d’accorder du talent !