Œuvres de Rabaut-Saint-Étienne
précédées d’une notice sur sa vie, par M. Collin
de Plancy.
On reproche à notre jeune siècle d’être irrespectueux envers le passé, de ne rendre hommage qu’aux gloires modernes, et de jeter à peine quelques regards en arrière sur les hommes honorables et utiles qui ont fait sa destinée. Et cependant jamais le passé ne fut plus étudié qu’aujourd’hui ; jamais les gloires anciennes ne furent plus envisagées face à face ; jamais les hommes qui ont bien mérité de la postérité ne furent mieux appréciés et connus. On discute leurs actes, on imprime leurs œuvres, on lit tout ce qui est d’eux ou sur eux ; et ce sont bien là peut-être, d’aussi solides marques de reconnaissance que le seraient de vagues déclamations ou des éloges académiques.
Rabaut-Saint-Étienne, dont on vient de réunir les ouvrages, est un de ces précurseurs et fondateurs de notre liberté, de qui le souvenir ne périra pas plus, nous l’espérons, que ce grand bienfait auquel il est attaché. Fils du célèbre ministre protestant Paul Rabaut, enfanté et nourri dans la proscription qui pesait alors jusque sur les femmes et les nouveau-nés de sa croyance, il traîna son enfance errante au milieu des Cévennes, à la suite de son père ; et c’est dans ces marches inquiètes de tous les jours qu’il reçut de lui les premières leçons, surtout les leçons de l’exemple, la constance à tout souffrir et la haine des proscriptions ; mais il n’y mêla jamais de haine contre les proscripteurs, du moins de cette haine active qui a soif de se venger. Plus tard, lorsqu’après être allé étudier en Suisse, il revint en France en qualité de ministre de l’Évangile, la première nouvelle qu’il apprit en remettant le pied dans sa patrie fut l’exécution du ministre Rochette, condamné à mort par le Parlement de Toulouse, pour avoir fait la cène, baptisé et marié des protestants ; il ne recula pas néanmoins devant le péril de son ministère, et se mit à prêcher dans les campagnes. Mais, âme douce en même temps que forte, il ne prêcha que l’obéissance aux lois, la soumission au monarque et le pardon des injures. Alors comme dans la suite, c’était toujours le même homme, soit que pour enseigner la modération aux siens il bravât la mort, soit qu’il la subît pour ne pas proscrire. Cette horreur de la persécution, liée en lui aux ineffaçables images de l’enfance, demeure l’idée fixe, la pensée dominante de toute sa vie ; elle lui dicta ses premiers écrits, comme ses dernières paroles. L’évêque de Nîmes, M. de Becdelièvre, digne successeur de Fléchier par ses vertus conciliantes, venait de mourir, regretté des protestants non moins que des catholiques. Rabaut consacra à sa mémoire un touchant Hommage, dans lequel La Harpe daigna reconnaître la véritable éloquence. Il publia vers le même temps le Vieux Cévenol ou la Vie d’Ambroise Borély, personnage fictif, sur la tête duquel sont accumulées toutes les persécutions exercées contre les protestants depuis la révocation de l’édit de Nantes. L’invention la plus simple y est subordonnée à la plus scrupuleuse vérité historique. On a comparé ce roman à ceux de Voltaire : il ne leur ressemble guère ; il n’est pas gai ; disons-le même, il n’est pas amusant ; mais il attache par les faits, et on le lit comme on lirait le testament d’un proscrit. Les textes des ordonnances citées en notes à chaque page soutiennent l’intérêt, c’est-à-dire l’horreur, jusqu’au bout. Le général La Fayette, à son retour d’Amérique, vit Rabaut dans le Midi, et par ses encouragements le décida de venir à Paris solliciter l’état civil pour ses coreligionnaires. Pendant le séjour qu’il y fit, Rabaut se lia avec plusieurs savants, et s’adonna aux lettres. Élève chéri de Court de Gébelin, sous lequel il avait étudié en Suisse, il avait embrassé avec ardeur ses idées sur l’Antiquité ; il croyait à l’existence d’un peuple primitif, qui aurait eu sa langue primitive, son écriture primitive ; cette écriture selon lui était celle des hiéroglyphes, qu’on retrouvait défigurée et presque inintelligible dans les monuments des peuples plus récents et surtout dans les traditions mythologiques de la Grèce. Il ne jugeait pas néanmoins impossible de ressaisir le sens naturel, physique, astronomique de ces traditions que les Grecs n’avaient pas comprises, et l’on sent qu’il y avait dans cette idée un fond de vérité suffisant pour la construction d’un roman ingénieux et agréable. Tel est le mérite des Lettres sur l’histoire primitive de la Grèce, adressées à Bailly, qu’unissait dès lors à l’auteur une sympathie d’opinions et de vertus, présage d’une communauté prochaine de gloire et de malheurs. On y reconnaît aussi certaines vues développées ensuite par Dupuis, dans la conversation duquel Rabaut avait puisé des lumières. Ces lettres se distinguent par une parfaite élégance de diction et une douceur de ton exquise ; il y avait du Fénelon dans le style de Rabaut comme dans son cœur. Depuis son arrivée à Paris, le temps avait marché vite. Venu pour réclamer au nom des protestants l’état civil, il l’obtint en 1787 ; mais déjà c’était la France qui réclamait l’état civil pour elle-même. Nommé par Nîmes aux États généraux, Rabaut publia des Considérations sur les droits et les devoirs du Tiers état qui partagèrent avec l’écrit de Sieyès l’attention publique, et dans toute la durée de l’Assemblée constituante, il se montra égal à sa mission, ferme autant que modéré, sans d’autre passion que celle du bien, n’ambitionnant pas les succès de la tribune, mais n’en fuyant pas les assauts quand sa conscience l’y appelait. Ce fut un beau jour pour lui que celui où la liberté des cultes fut proclamée ; ce jour-là, il parla longuement et gravement ; ses paroles furent dignes et contenues ; elles devaient retentir bien haut dans sa bouche, et y recevoir une signification bien profonde pour qui savait que le malheur avait passé par là.
Quand l’Assemblée constituante eut terminé ses séances et que le Te
Deum final eut été chanté, Rabaut jugea tout achevé parce qu’il l’espérait ; il
crut au repos parce qu’il était las : dans la joie de ses vœux accomplis, comme tant
d’autres de ses vénérables collègues, il eût volontiers adressé au ciel le cantique de
Siméon. Une seule chose selon lui restait à faire ;
le moment était
venu d’écrire pour la prospérité
l’histoire de la Révolution, il
l’écrivit. Ces trois dernières années mémorables sont à ses yeux
un
grand drame complet qui a eu son commencement, son milieu et sa fin. Quelques nuages
se promènent encore sur le ciel de la France
; mais
la Constitution est faite, la masse de la France est assise
… Illusion naïve du savoir et de la vertu, qui fait sourire en même temps qu’elle
attriste, illusion de tous les temps, de tous les lieux, de tous les hommes, la nôtre
aussi, toutes les fois qu’il nous arrive de juger le passé d’hier avec nos idées du réveil
et de croire y lire l’éternel avenir ! Il ne faut pas dédaigner pourtant cette histoire si
précoce, ce bulletin de la victoire tracé le lendemain du combat. Les choses y sont bien
vues, pour y être vues de si près, et c’est un document utile et sûr parmi ceux de
l’époque.
Réélu à la Convention, Rabaut y apporta la fatigue et le malaise qui suivent les
espérances déçues. Son âme, jusqu’alors sereine, devint sombre. Il s’indignait, non de
cette indignation jeune et vive de l’aventureuse Gironde, mais de celle, bien plus triste,
d’un citoyen découragé. On a dit de l’honnête Durand-Maillane qu’il eut peur à la
Convention, et ce mot peint l’homme. On peut dire du courageux Rabaut qu’il y fut de mauvaise humeur. Cela ne l’empêcha pas d’y être héroïque. Ses paroles,
aigres et chagrines, respirent une méprisante ironie : « Je suis las, s’écria-t-il,
durant le procès a du roi, je suis las de la portion de tyrannie que je suis contraint
d’exercer, et je demande qu’on me fasse perdre les formes et la contenance des
tyrans. »
Son vœu fut entendu. Proscrit au 31 mai, et réfugié chez un ami
généreux, on découvrit, on dénonça sa retraite. En présence du tribunal inique, il lui
lança de vertueuses invectives ; il monta sur la charrette, le sarcasme à la bouche ; et
parmi tant de cruelles morts, la mort de cet homme bon fut une des plus amères, parce qu’à
ses derniers moments il désespéra de la patrie. Mais la patrie n’a pas perdu mémoire de ce
qu’il fit et souffrit pour elle, et elle garde son nom à côté des noms des Thouret, Bailly
et Condorcet. Un compatriote, un coreligionnaire, un collègue de Rabaut,
M. Boissy-d’Anglas, a depuis longtemps rappelé les titres littéraires et politiques de son
ami, et l’a presque confondu avec Malesherbes dans le même culte pieux qu’il leur
rend.