Chapitre II
Les tempéraments
1. Du Bellay : un fin poète. — 2. Ronsard : sa gloire. Génie lyrique. Les Odes. Le tempérament étouffé par l’érudition. Ce qu’il y a de sincère et d’original dans Ronsard. Ronsard créateur de mètres et de rythmes. — 3. Décadence de la Pléiade : anacréontisme, italianisme. Desportes. — 4. Causes de l’oubli où tomba Ronsard.
1. Joachim du Bellay
Du Bellay193 précéda Ronsard : en même temps que sa Défense 194, il publia son Olive et son Recueil. Il offrait au public le sonnet et l’ode : il donnera aussi le premier modèle de la satire régulière, à la romaine.
C’est un doux et fin poète, fluide et facile, d’une grâce sérieuse et souvent mélancolique : aussi dissemblable que possible de Marot, et d’une inspiration toute lyrique et personnelle. Quand il songeait à Mellin de Saint-Gelais, il disait bien du mal du pétrarquisme : quand il mit son amour en sonnets, il pétrarquisa. Il ne se piquait pas d’une inflexible raideur. Il eût pu dire qu’il ne prenait pas Pétrarque tout à fait du même côté que Saint-Gelais : et malgré toutes les mièvreries et mignardises de l’Olive, il est vrai que le côté tendre, ému, sincère de Pétrarque ne lui a pas échappé, et qu’en l’imitant il a exprimé dans ses sonnets une façon d’aimer sérieuse et ardente, un idéalisme sentimental, qui ne ressemblent guère au pétrarquisme grivois de Saint-Gelais. Pour l’ode, Du Bellay, comme toute l’école, s’efface et s’absorbe dans Ronsard, et de lui comme de Ronsard il sera vrai de dire que ses meilleures odes sont des chansons ou des élégies.
Il restera dans notre poésie, comme un des maîtres du sonnet : non pas par son Olive malgré des pièces exquises, mais par ses Regrets et ses Antiquités romaines. Exilé à Rome dans son poste d’intendant du cardinal du Bellay, triste d’être si loin de son « petit Lyré », et ne pouvant penser sans larmes à la « douceur angevine », son âme endolorie n’en était que plus sensible aux impressions de ce monde étrange où elle languissait. Et toutes ces impressions se fixaient dans de pénétrants sonnets : sonnets satiriques, plus larges que des épigrammes, plus condensés que des satires, expressives images des intrigues de la cour romaine et des corruptions de la vie italienne ; sonnets pittoresques, où la mélancolique beauté des ruines est pour la première fois notée, en face des débris de Rome païenne ; sonnets élégiaques enfin, où s’échappent les plus profonds soupirs de cette âme de poète, effusions douces et tristes, point lamartiniennes pourtant : elles ont trop de concision et de netteté, et il y circule je ne sais quel air piquant qui prévient l’alanguissement.
Enfin, dans quelques pièces, Du Bellay se révèle comme un excellent ouvrier de rythmes vifs et délicieux : tout le monde connaît ces Vœux d’un vanneur de blé aux vents, un petit chef-d’œuvre d’invention classique, je veux dire de cette véritable invention qui ne consiste pas à créer la matière, mais à lui donner âme et forme.
Toutefois Du Bellay n’avait pas l’étoffe d’un chef d’école : il avait trop de délicatesse, trop de facilité à suivre tous ses goûts ; pas assez d’orgueil, de force et, si j’ose dire, de volume. Il ne pouvait que jeter quelques charmantes œuvres dans le cours de la poésie française, non pas le détourner ou le rectifier. D’autant qu’il ne faisait pas l’expérience complète et décisive : son imitation n’abordait pas de front la grande antiquité ; il allait à Virgile plutôt qu’à Homère, à Horace plutôt qu’à Pindare ; il s’amusait aux Italiens, comme Pétrarque, aux modernes latinistes, comme Pontanus ou Naugerius.
2. Ronsard : effort vers l’ode et l’épopée
Par la force du talent, par la grandeur de l’effort, par l’éclat du succès, Ronsard est le maître de la poésie du xvie siècle. Il y fut adoré à peu près comme V. Hugo en notre siècle. Ce fut une gloire européenne : Elisabeth, Marie Stuart, le Tasse, souverains et poètes l’encensaient ; l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, jusqu’à la Pologne enviaient à la France le rival d’Homère et de Virgile. Et le président de Thou ne croyait pas faire une phrase quand il disait que la naissance de Ronsard avait réparé la perte de la France, vaincue ce même jour à Pavie. Cette renommée prodigieuse fut bâtie en dix ans, entre les Odes de 1550 et l’édition des Œuvres de 1560195. A cette date, le Ronsard devant qui le siècle se prosterne, est complet. Les troubles civils tireront de lui une manifestation originale et considérable, les Discours, dont nous parlerons en leur lieu ; auprès des contemporains, ils ont plus nui que servi à sa gloire, en lui aliénant les protestants.
Mais la Franciade ? Elle ne paraît qu’en 1572 : je ne dis pas au milieu des pires tourmentes religieuses et politiques, mais, ce qui est plus grave, à la veille des Premières Amours de Desportes (1573), et le recueil de Desportes, c’est la fin des grandes ambitions, c’est la banqueroute en quelque sorte de la Pléiade. Quelque admirée que la Franciade ait été à son apparition, elle fut sans influence : ce qui compte, ce ne sont pas les chants imprimés en 1572, c’est le dessein annoncé bien des années auparavant par Ronsard de tenter l’épopée, c’est la confiance unanime des poètes et du public qui, avec Du Bellay, le désignaient pour le souverain effort du poème héroïque, c’était l’admiration grave, le respectueux enthousiasme dont pendant tant d’années on entoura celui qui marchait dans les voies d’Homère et de Virgile. La gloire épique de Ronsard réside dans l’opinion qui précéda, qui attendit son œuvre, et non dans l’œuvre même, qui, somme toute, fit un médiocre bruit.
Cela me dispensera de m’attarder à la Franciade, qui est une erreur totale. Erreur de forme d’abord, chose grave en art : le choix du décasyllabe au lieu de l’alexandrin, où Ronsard trouva trop de caquet, tout en l’estimant aussi trop énervé et flasque, ce choix malheureux était un véritable recul, qui ramenait l’art au moyen âge.
Mais de plus Ronsard s’est trompé sur la définition du genre : il a pris l’épopée pour un roman. Il s’est trompé sur les conditions du genre : il a cru que l’épopée était une plante de tous climats et de toute saison. Il s’est trompé sur le choix d’un sujet : il a cru le prendre éloigné de la mémoire des hommes, et pourtant populaire ; ce n’était qu’une légende de clercs et de lettrés, ancienne il est vrai, et qui s’était perpétuée de Frédégaire à Jean Lemaire et Jean Bouchet. Ce Francus fils d’Hector, et fondateur de la monarchie franque, était une pâle figure, un thème d’inspiration bien vide, où nul afflux de tradition populaire ne mettait la vie ; le Tasse, et même le Père Lemoyne, même Chapelain ont bien mieux choisi. Cependant Ronsard pouvait encore faire quelque chose de son sujet, s’il y avait versé les sentiments généraux de cette nation qui depuis un siècle et demi commençait à prendre conscience d’elle-même, s’il avait su imiter la « curieuse diligence » de Virgile, et jeté toute la France, ses souvenirs, son âme et son génie dans ce mythe érudit.
Mais il se trompa sur les moyens : il ne fit pas une œuvre française ; il ne fut occupé qu’à coudre des lambeaux d’Homère et de Virgile, et n’échappa aux laborieuses froideurs des réminiscences que par la froideur plus laborieuse encore de la poésie de commande, dans ses notices officielles et insipides sur les prédécesseurs de Charles IX.
On a regretté parfois les erreurs de Ronsard dans la conception et l’exécution de sa Franciade : on a pensé que s’il les avait évitées, il eût pu faire une belle œuvre, et l’on allègue des fragments épiques, tels que le Discours de l’équité des vieux Gaulois. Il serait plus juste de dire que Ronsard n’a pas pu éviter ces erreurs, parce qu’il n’avait à aucun degré le sens épique. Le Discours de l’équité des vieux Gaulois en est lui-même la preuve. Il m’est impossible d’y voir autre chose que de l’éloquence en vers, de l’éloquence cherchée sur un thème quelconque, c’est-à-dire de la forte rhétorique : du Lucain ou du Claudien en français.
Le génie de Ronsard est tout lyrique. Aussi est-ce par le lyrisme qu’il a conquis ses contemporains ; et même devant la postérité, son échec n’a été que relatif, en dépit de l’absurde application qu’il a faite parfois de ses théories. Car si les principes généraux du système n’ont rien en eux-mêmes de trop choquant, Ronsard s’égare étrangement dans les procédés d’exécution, dans le passage du principe à l’œuvre. Il s’est trompé d’abord, ici encore, sur la définition du genre : il n’en a pas saisi l’essence, il n’a su que cataloguer les sujets traités par les anciens (notons que Boileau ne fera guère mieux). Ainsi il assigne à la poésie lyrique « l’amour, le vin, les banquets dissolus, les danses, masques, chevaux victorieux, escrimes, joutes et tournois, et peu souvent quelque argument de philosophie ». Sauf les « chevaux victorieux », il va de parti pris construire des odes sur tous ces thèmes, les « patronnant » sur la magnificence de Pindare, dont il tente de reproduire même les rythmes. De là ces odes pindariques avec leur monotone succession de strophes, d’antistrophes et d’épodes : division qui ne répond à rien pour nous, puisque, même chantées comme il le voulait, les odes de Ronsard ne règlent pas leur mouvement sur les évolutions d’un chœur. Tous les vers de la strophe et de l’antistrophe étant égaux, la correspondance rythmique n’est plus marquée que par la succession des rimes qui ne la fait pas sentir suffisamment : la strophe et l’antistrophe se fondent en une longue strophe, assez longue pour rendre insensible l’identité des épodes qu’elle sépare.
Puis la même diligence érudite que dans la Franciade a étouffé l’inspiration sous les réminiscences, sous la mythologie indifférente ; et pour reproduire la phrase brusque, magnifique et non vulgaire de Pindare, l’ode française s’est chargée de formes lourdes, dures et obscures. Cependant tout, ici, n’est pas à condamner : qu’on prenne la plus fameuse des odes pindariques, l’Ode à Michel de l’Hôpital, énorme machine de vingt-quatre strophes, antistrophes et épodes, et de huit cent seize vers : on y trouve, pour la première fois, un long poème d’une structure achevée, un rude effort de composition ; on y trouve du mouvement, et de ce mouvement lyrique qui tient à l’organisation rythmique, de l’éloquence aussi, une éloquence qui tient à la hauteur, au sérieux, à la sincérité de la pensée. Malherbe est déjà là dedans.
On ne peut dire que l’immense effort des odes pindariques ait été du tout perdu pour Ronsard : cette rude gymnastique le fit maître de ses rythmes ; il n’eut qu’à mettre de côté l’antistrophe et l’épode, pour avoir à sa disposition une belle forme lyrique. Mais dans les odes non pindariques, ainsi que dans les hymnes, élégies et poèmes divers qui font partie des œuvres, une certaine incohérence, un manque d’équilibre et d’harmonie éclatent. L’œuvre est inégale et mêlée, parce qu’une contradiction fâcheuse est au fond du génie même qui la crée. Il y a conflit entre l’intelligence et la sensibilité du poète. La perfection des classiques viendra de ce qu’ils emploieront l’imitation de l’antiquité à la manifestation de leur originalité. Ronsard, malheureusement, ne subordonne pas son érudition à son tempérament : il la préférerait plutôt : tout au moins, il suit indifféremment l’une et l’autre, comme sources également fécondes et légitimes d’inspiration. En sorte que l’érudition, n’étant pas mise au service du tempérament, le gêne et le restreint.
Le tempérament était voluptueux, sensuel, mélancolique, de cette mélancolie que la brièveté et la relativité des instables voluptés imposent aux sensuels : il subissait fortement l’impression des choses extérieures et la rendait en images, qui exprimaient la concordance ou le contraste de la nature visible avec les dispositions intimes de la nature subjective. En un mot, il y avait en Ronsard, pour peu que l’art et le métier s’y joignissent, un tempérament de lyrique élégiaque.
Ce qui lui manqua, ce fut une pensée originale, une pensée qui ne fût occupée qu’à faire entrer le monde et la vie dans les formes du tempérament, à projeter le tempérament sur l’univers et sur l’humanité : qui par conséquent permît au tempérament de dégager toute sa puissance, et de réaliser ses propriétés personnelles. Ronsard aurait-il eu assez de spontanéité pour absorber ainsi toutes choses en son moi, et de son moi ainsi manifesté remplir une grande œuvre ? Je ne sais : en tout cas, il travaille sans cesse à étouffer sous les acquisitions de sa mémoire les sollicitations de sa nature. Lamartine fait le Lac ; V. Hugo, la Tristesse d’Olympio ; Musset, le Souvenir : un seul thème, trois tempéraments de poète, trois façons de sentir, par suite de concevoir la destinée de l’homme. Ronsard, s’il eût trouvé les trois pièces chez des modèles, n’eût pas cherché à approprier le thème à sa nature, en créant une quatrième œuvre, pareille et, différente : il eût successivement fait un Lac, une Tristesse, un Souvenir. Et voilà l’irréparable vice de son œuvre.
Mais voici par où elle se relève. Ronsard est excellent, exquis, délicieux ou grand, chaque fois que par hasard son intention d’érudit tombe d’accord avec son tempérament (et alors l’imitation ne lui sert qu’à manifester dans une forme plus belle son sentiment personnel), ou bien chaque fois que son tempérament prend le dessus et refoule les réminiscences de l’érudit. Relisons toutes les pièces qu’on cite : ces sonnets, ces chansons, où le pétrarquisme est traverse des élans fougueux d’une passion sensuelle, où se fond une subtilité aiguë dans la douceur lasse d’une mélancolie pénétrante, ces élégies où le néant de l’homme, la fragilité de la vie, le sentiment de la fuite insaisissable des formes par lesquelles l’être successivement se réalise, s’expriment en si vifs accents par de si graves images, ces hymnes, comme l’hymne à Bacchus qui a le mouvement et l’éclat des Bacchanales que peignaient les Italiens, ces odelettes, où la joie fine et profonde des sens aux caresses de la nature qui les enveloppe, se répand en charmantes peintures, en rythmes délicats : tout cela, c’est le tempérament de Ronsard, fortuitement favorisé par son érudition, ou bien en rompant l’entrave. Et là, ce sont bien des chefs-d’œuvre, les premiers du lyrisme moderne, qui s’épand en toutes formes, et, négligeant les factices distinctions de genres que seule la spécialisation rigoureuse des mètres maintenait chez les anciens, met la même essence, la même source d’émotions et de beauté dans l’ode et dans le sonnet, dans l’hymne et dans l’élégie : ces chefs-d’œuvre se constituent par l’ample universalité des thèmes, et par l’intime personnalité des sentiments : c’est de l’amour, de la mort, de la nature que parle le poète, mais il note l’impression, le frisson particulier que ces notions générales lui donnent, la forme et la couleur par lesquelles se détermine en lui leur éternelle identité.
Et déjà la technique assure à ces œuvres une perfection qui les fasse durer ; je n’ai pas besoin de citer ce que tout le monde connaît : Mignonne, allons voir si la rose, ou Nous vivons, ma Panias, ou Quand vous serez bien vieille ou l’Elégie contre les bûcherons de la forêt de Gâtine et mainte autre pièce. Car il y a dans Ronsard de quoi composer un volume où rien de médiocre n’entrerait.
Sa technique est celle d’un vrai artiste. Il a vu à quoi le métier devait servir, et il a bien compris, disons mieux, il a senti dans l’étude des anciens ce que la forme était en poésie. Il a essayé d’attraper cette forme-là, belle et parfaite. Il est loin d’y avoir réussi, et il nous est aisé d’être choqués de ses défaillances. Ici encore il a péché par érudition, toutes les fois que l’autorité des anciens lui a tenu lieu de raison. Il a péché aussi par impuissance ou insuffisance de génie, par négligence : il a souvent donné l’exemple d’une facture qu’il condamnait. Mais surtout il faut tenir compte de ce qu’il dégrossissait le premier la poésie moderne : s’il a ébauché la forme que ses successeurs devaient porter à la perfection, on peut lui passer beaucoup de défaillances nécessaires.
Il a eu deux grands mérites : d’abord, comme je l’ai dit déjà, il a restauré l’alexandrin. Puis, il a créé, mis en usage, laissé aux poètes futurs une grande variété de rythmes lyriques.
Sans doute il n’a pas tout inventé : la strophe de 6 vers (aabccd), qui est de beaucoup la plus fréquente dans les odes de Ronsard, était déjà très employée par Marot, qui même savait la diversifier en variant la longueur du vers ; il connaissait notamment la forme gracieuse qui consiste à donner trois syllabes aux second et cinquième vers, et sept aux autres196, la forme aussi destinée à un si bel avenir, qui consiste à faire le troisième et le sixième vers sensiblement plus courts que les autres197. Certains entrelacements de rimes dans les strophes de cinq vers ont été fournis aussi par Marot. Le huitain de Villon et de Charles d’Orléans, le dizain de M. Scève, très en vogue depuis Deschamps, se retrouvent aussi chez Ronsard : même le quatrain qu’il appelle strophe saphique est dans les Psaumes de Marot, et par le principe de la succession des rimes (aaab — bbbc, etc.) nous ramène en plein moyen âge, jusqu’à Rutebeuf.
Mais Ronsard a singulièrement enrichi l’art de ses prédécesseurs : chacune de ses quinze odes pindariques est construite sur un type particulier198 et dans le reste des odes, le nombre des vers dans la strophe, le nombre des syllabes dans le vers, le mélange des vers, et la succession des rimes forment plus de soixante combinaisons. Il a tenté les vers de 9 syllabes ; il a fréquemment usé du vers de 7. Il a très heureusement indiqué l’alexandrin comme mètre lyrique, et non pas seulement narratif : il l’a essayé aussi dans des combinaisons destinées à survivre. Marot, dans ses Psaumes, ne dépassait guère la strophe de 7 vers : celle de 5, et plus souvent celles de 4 et de 6, étaient les plus ordinaires chez lui : Ronsard y ajoute les strophes de 4, 10 et 12 vers dont il met en lumière la puissance expressive, en les dégageant des étroites contraintes où la ballade les tenait assujetties199.
Il a manié toutes ces formes avec un réel instinct du rythme : s’il n’a pas semblé avoir une conscience nette du rôle des accents dans les vers, s’il n’en parle jamais, non plus que Du Bellay dans sa théorie, en fait il les distribue souvent avec un très juste sentiment. Libre à nous de trouver son vers rude et mal rythmé : que diraient nos compositeurs de la musique de Goudimel ? Il a eu le tort de ne pas élider toujours dans l’intérieur du vers l’e muet final précédé d’une voyelle (une vie sans vie), d’admettre trop facilement des enjambements d’un hémistiche entier et, qui pis est, dans plusieurs vers successifs : si bien que son alexandrin, parfois boiteux, est d’autres fois indéterminé, traînant en queue de prose, amorphe. Mais enfin il a posé les principes de l’alexandrin classique (qui se coupe à l’hémistiche et se couple par distiques), et il en a donné d’excellents modèles. Dans les vers lyriques, quiconque entendra les mêmes strophes dans les Psaumes de Marot et dans les Odes de Ronsard, comprendra ce que celui-ci a apporté : rythme, sonorité, mouvement, harmonie, tous les éléments qui font la valeur esthétique de la strophe. Il est aisé de remarquer comment chez Ronsard, abstraction faite de l’idée et du style, la simple pression du mètre, l’agencement tout mécanique du rythme enlèvent vigoureusement la strophe, et lui communiquent une sorte de rapidité impétueuse.
Nous avons donc affaire en Ronsard à un poète, déjà même à un grand poète. Son grand malheur est venu non pas tant des erreurs de son système que d’avoir eu un système, en vertu duquel il a agi sans et contre la nature. Il a mené trop loin la réaction nécessaire contre le naturel facile ; au lieu de perfectionner le naturel, il l’a contraint, parfois exclu. Il a réussi, chaque fois que s’est fait un juste équilibre de son art et de son inspiration, et que la réflexion n’a point paralysé la spontanéité. Alors il a mis la poésie dans sa voie : il a indiqué le but, qui est d’exprimer la nature dans une forme parfaite. Il a indiqué les moyens, qui sont l’étude et l’imitation des anciens. Il a préparé le xviie siècle et l’art classique. Son génie est surtout lyrique : mais en maint endroit, dès qu’il s’agit des sujets graves et moraux, l’idée prend le dessus sur le sentiment, le raisonnement sur l’effusion, et le lyrisme tourne en mouvements oratoires. Tels hymnes de Ronsard sont des discours, analogues aux Epîtres de Boileau. Ce qui manque surtout à Ronsard, ce qui reste à acquérir, c’est l’indépendance intellectuelle, la nette conscience du sentiment personnel, le goût : en un seul mot, la raison. Et toute la justification de Malherbe est là.
3. Retour à l’italianisme
Autour de Ronsard pullulent les poètes : tout s’incline, même Mellin de Saint-Gelais, qui un moment voulut lutter. Tout le monde imite les procédés du maître. La Pléiade et ses alentours fournissent des pièces charmantes aux anthologies : Baïf, Magny200, d’autres encore sont loin d’être sans mérite. Mais leur œuvre n’est qu’un diminutif et qu’un écho de celle de Ronsard. Ils n’apportent rien qui ne soit en lui, à un degré supérieur. Ils sont peu « distincts », peu « nécessaires ». Il ne faut donc nous arrêter à l’école de Ronsard que pour voir s’accuser les vices, les excès de la réforme, et les hautes ambitions s’effondrer par une rapide dégradation.
Nous remarquons ainsi les témérités de Baïf, qui forge des comparatifs et des superlatifs à la manière latine, qui tente des vers métriques sur le patron des vers latins : ainsi le génie propre de la langue, le caractère original de la versification française sont méconnus. L’insuffisance du tempérament éclate dans Belleau201, avec qui la nouvelle école verse dans le descriptif, ressource ordinaire des inspirations épuisées.
Mais le plus grave, et qui marque le mieux l’échec final de Ronsard, même en ce qu’il a d’excellent, c’est qu’il se fait comme un trou entre lui et Malherbe : la poésie ne poursuit pas son développement avec une égalité continue, à la hauteur où il l’a mise. Elle retombe après lui, dès son vivant, et ce sont les plus hautes parties, les plus utiles, qui devront être relevées et consolidées par Malherbe. En effet, on laisse les grands modèles, Homère, Pindare : on saisit Virgile par le côté sentimental et alexandrin de sa poésie. On redescend vers Saint-Gelais, en mouillant l’esprit de molle mélancolie ou de tiède volupté.
Ronsard venait à peine de rivaliser avec Pindare que Henri Estienne imprimait Anacréon (1554) : Ronsard y applaudit sans s’apercevoir que ces grâces alexandrines et gréco-romaines allaient éclipser la naïve grandeur des purs classiques. Belleau traduisit Anacréon, mais tout le monde voulut cueillir de ces jolies fleurs : ce fut à qui imiterait ces mignardises. Puis de l’antiquité mièvre on redescendit à la spirituelle Italie. Le pétrarquisme fleurit de plus belle ; l’Arioste fut le Virgile et l’Homère des poètes et des courtisans du dernier Valois. Ce ne sont que pointes et bel esprit chez Desportes202, sécheresse de sentiment et grâces maniérées.
Mais la forme des vers contraste avec la poésie : rien de plus parfait que certaines chansons de Desportes, par la vivacité légère du rythme. Il a donné surtout aux alexandrins soit continus, soit groupés en quatrains, en sizains, soit distribués en sonnets, une mollesse, une fluidité harmonieuse qui enchantent. Par sa forme, Desportes est encore tout lyrique. Par ses sujets, ses idées, son inspiration, il indique une déviation aristocratique de la Pléiade qui, sous l’influence italienne, et se vidant de plus en plus de sentiment pour faire prédominer l’esprit, aboutira à la délicatesse tout intellectuelle des Précieux.
Cependant une reine d’esprit naturel, dérivée de Marot, mais qui s’est teinte de fine émotion en traversant le domaine de Ronsard, circule encore dans la poésie : Passerat mêle la malice gauloise à la grâce sentimentale, et revêt le simple naturel des formes achevées de la poésie érudite ; dans son très petit domaine, il montre ce que peut le bon sens bourgeois appuyé sur la culture antique203.
4. Disparition de Ronsard
Après 1573, on pourrait dire que Ronsard fut délaissé, ou plutôt qu’il ne fut guère imité que dans ses erreurs et ses. défauts ; on continua de l’adorer : mais son école s’adorait en lui ; aussi ceux qui attaquèrent l’école purent-ils croire légitime de frapper sur lui. Chacun se fit un Ronsard à sa mode : l’honnête Vauquelin de la Fresnaye, l’ardent et facile Régnier, pour s’en réclamer ; Malherbe, pour le condamner. Mais Ronsard durait toujours, était défendu, loué, imprimé. Chapelain, un des fondateurs à certains égards du classicisme, l’estimait plus poète que Malherbe. La dernière édition de Ronsard est de 1630 : c’est vers ce moment, entre 1630 et 1640, qu’il s’enfonce décidément dans l’oubli, où il se perdra, quand seront morts les derniers représentants des générations qui avaient assisté à sa gloire.
Les causes de l’étonnante disparition de Ronsard pendant deux siècles sont multiples. D’abord, sa langue le discrédite : où elle est de son invention, elle ne s’est pas imposée ; où elle est de son temps, elle a passé. Bien ne compensa suffisamment eu lui la rudesse de la langue : Amyot, Montaigne ont été sauvés par leurs sujets, par l’objectivité, la généralité des choses dont ils parlaient. Ronsard, subjectif et lyrique, point moraliste, ni psychologue, n’a rien qui engage les lecteurs du xviie siècle à vaincre l’obstacle et le dégoût de sa forme surannée.
Puis il fut pris entre les deux ennemis qu’il avait combattus. La première fièvre de la Renaissance une fois calmée, Ronsard fut trop érudit, obscur et pédant pour le courtisan. Mais l’érudit n’avait pas encore adopté la langue vulgaire. Les humanistes avaient fondé un système d’éducation qui l’excluait. Les nouvelles générations arrivaient, nourries dans leurs collèges de Virgile et d’Horace, n’ayant parlé, écrit, étudié qu’en latin. Qui donc leur eût révélé Ronsard ? A ce moment précis, le monde n’existait pas encore, et c’est le monde qui pendant longtemps complétera l’enseignement des collèges, indiquera les Français dont il faut se souvenir, qu’il faut lire. Mais comme le monde n’a souci d’éruditions et suit son plaisir, il ne remonte point aux temps antérieurs ; une tradition mondaine, en fait de jugements littéraires, ne commence à se former que dans les dernières années de Malherbe, et c’est à partir du xviie siècle seulement que se constitue et s’enrichit peu à peu dans l’opinion de la société polie le dépôt des chefs-d’œuvre de notre littérature classique. On songea enfin d’autant moins à se retourner vers Ronsard qu’il était inutile : Malherbe, puis Corneille réalisaient le meilleur des vues de Ronsard, et du jour où ce qu’il avait de bon fut acquis et dépassé, les excès seuls et les défauts de son œuvre comptaient pour le public.
De là l’oubli profond, l’étrange mépris où tomba Ronsard, dont le nom devint▶ représentatif de tout ce que le xviie siècle ne pouvait accepter, ni goûter, ni comprendre dans l’héritage du xvie . Mais si l’on veut être juste envers la Pléiade, on se souviendra qu’avant le romantisme, Ronsard est en somme notre plus certain lyrique ; en second lieu, qu’il est à peu près notre unique lyrique qui ait cherché son inspiration hors de la religion, hors même des faits historiques et de l’héroïsme, le seul qui ait tâché de tirer son œuvre des sources intimes du tempérament ; enfin, que Ronsard, c’est vraiment la première ébauche et la période, si l’on peut dire, préhistorique du classicisme : qu’alors dans la langue, dans la poésie, apparaissent une multitude de formes dont quelques-unes survivront, et ◀deviendront les types parfaits, et stables pour un temps, de la poésie.