Taraval
Repas de Tantale . tableau de 4 pieds de large sur 3 pieds 9 pouces de haut.
Je veux mourir si ni vous, ni moi, ni personne eût jamais deviné le sujet de ce tableau. à droite, un palais. Au devant de la façade du palais, sur le fond, des femmes qui élancent de joie leurs bras vers un enfant. Un peu plus vers la gauche, et tout à fait sur le devant, une femme agenouillée tendant aussi le bras au même enfant qu’elle se dispose à recevoir d’un vieillard qui le lui présente de côté et sans la regarder. Ce vieillard, c’est Jupiter, je le reconnais à l’oiseau porte-foudre qu’il a sous ses pieds. Sur le fond une table couverte d’une nappe. Au-delà de cette table, des dieux et des déesses portés sur des nuages comme dans une décoration d’opéra, et jettant des regards d’indignation et de terreur sur ce qui se passe vers la gauche. Voilà un double intérêt bien marqué.
M’indignerai-je avec ceux-ci, ou joindrai-je ma joie à celle des premiers ? Au-dessous de Jupiter sévère, je vois un scélérat qu’on se prépare à lier ; il est désespéré, il regarde la terre, il se frappe le front du poing. à côté de ce brigand, car il en a bien l’air, un jeune homme qui lui a saisi le bras, qui tient une chaîne de sa main gauche, et qui serre si fort cette chaîne qu’on dirait qu’il craint plus qu’elle ne lui échappe que son coupable. Ce jeune homme, c’est Mercure, je le reconnais aux ailes dont il est coëffé ; ou plutôt c’est un paysan ignoble, quelque satellite déguisé qui les lui a volées.
Eh bien, mon ami, voilà ce qu’il plaît à l’artiste d’appeller le repas de Tantale . Il a beau dire : c’est l’instant où Jupiter, s’apercevant qu’on lui a servi à manger l’enfant de la maison, le ressuscite, le rend à sa mère et condamne le père aux enfers… je lui répondrai toujours : ce sont trois instans et trois sujets très-distingués. L’instant du repas n’est point celui de l’enfant ressuscité ; l’instant de l’enfant ressuscité n’est point celui de l’enfant rendu ; et l’instant de l’enfant rendu n’est point celui de la condamnation du père. Aussi, fatras de figures, d’effets et de sensations contradictoires.
Exemple excellent du défaut d’unité. Ces gens sans verve et sans génie ne sont effrayés de rien, ils ne soupçonnent seulement pas la difficulté d’une composition, voyez aussi comme ils s’en tirent. La mère de Pélops, petite mine rechignée ;
Tantale, bas coquin, gibier de grève. Tout le terrible réduit à la flâme rougeâtre d’un pot à feu élevé à gauche sur un guéridon. Mais, me direz-vous, ces défauts sont peut-être rachetés par un faire merveilleux ?… oh ! Non. Cependant trouvez, si vous le voulez, le Tantale chaudement colorié ; dites que le Jupiter est beau, que sa tête est noble ; ajoutez encore que le tout n’est pas sans effet ; à la bonne heure.
Vénus et Adonis . du même.
Adonis est assis ; on le voit de face ; son chien est à côté de lui ; il tient son arc de la droite, sa gauche est je ne sais où. Il a sur ses genoux une peau de tigre. Sur un grand coussin d’étoffe argentée Vénus est étendue à ses pieds. On ne la voit que par le dos. Ce dos est beau et l’artiste le sait bien, car c’est pour la seconde fois qu’il s’en sert. La tête d’Adonis est empruntée d’un st Jean de Raphaël, comme Raphaël empruntait la tête antique d’un Adonis pour en faire un st Jean.
Aussi cette tête est-elle bien coloriée. De la manière dont ce sujet est composé, il ne peut guère y avoir que le mérite du technique ; la figure principale tourne le dos, et un dos n’a pas beaucoup d’expression ; voyez pourtant ce dos, car il en vaut la peine, et la manière dont cette figure est assise sur son coussin, la vérité des chairs et du coussin. jeune fille agaçant son chien devant un miroir. la tête de la jeune fille et le chien ont de la vie, du dessin, sans couleur. une tête de bacchante. du même.
On la voit presque par le dos, la tête retournée.
On prétend qu’elle est d’un pinceau vigoureux ; j’y consens. Son expression est bien d’une femme enthousiaste ou ivre, mais souffrante, non comme une pythie qui se tourmente et qui cherche à exhaler le dieu qui l’agite, mais souffrante de douleur.
L’enthousiasme, l’ivresse et la souffrance affectent les mêmes parties du visage ; et le passage de l’un de ces caractères contigus à l’autre est facile.
Hercule enfant étouffant des serpens au berceau. esquisse.
Du même.
On voit à droite une suivante effrayée, puis Alcmène et son époux. Celui-ci saisit son enfant et l’enlève de son berceau. Dans le berceau voisin, le jeune Hercule assis tient par le cou un serpent de chaque main, et s’efforce des bras, du corps et du visage, de les étouffer. Sur le fond à gauche, au-delà des berceaux, des femmes tremblent pour lui.
Tout à fait à gauche, deux autres femmes debout ; celles-ci sont assez tranquilles. De ces deux femmes celle qu’on voit par le dos, montre le ciel de la main et semble dire à sa compagne : voilà le fils de Jupiter. Du même côté, colonnes. Dans l’entre-colonnement, grand rideau qui relevé par le plafond, vient faire un dais au-dessus des berceaux.
Beau sujet, digne d’un Raphaël. Cette esquisse est fortement coloriée, mais sans finesse de tons ; et là-dessus, mon ami, je vous renvoie à mon conte polisson sur les esquisses.
Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard, ni Fragonard mieux que Taraval, mais celui-ci me paraît plus voisin de la manière et du mauvais style. La fricassée d’anges de Fragonard est une singerie de Boucher. Outre les dessins dont j’ai parlé, il y en a d’autres de ce dernier artiste, à la sanguine et sur papier bleu, qui sont jolis et d’un bon crayon, il y a de l’esprit et du caractère. En général Fragonard a l’étoffe d’un habile homme, mais il ne l’est pas ; il est fougueux, incorrect, et sa couleur est volatile ; il peut aussi facilement empirer qu’amender, ce que je ne dirais pas de Taraval. Il n’a pas assez regardé les grands maîtres de l’école d’Italie ; il a rapporté de Rome le goût, la négligence et la manière de Boucher qu’il y avait portés. Mauvais symptôme, mon ami ; il a conversé avec les apôtres, et il ne s’est pas converti ; il a vu les miracles, et il a persisté dans son endurcissement.
Il y a quelque temps que j’entrai par curiosité dans les atteliers de nos élèves : je vous jure qu’il y a des peintres à l’académie à qui ces enfans-là ne céderaient pas la médaille, il faut voir ce qu’ils deviendront. Mais vous devriez bien conseiller à ces souverains avec lesquels vous avez l’honneur de correspondre, et qui ont à cœur la naissance et le progrès des beaux-arts dans leur empire, de fonder une école à Paris d’où les élèves passeraient ensuite à une seconde école fondée à Rome. Ce moyen serait bien plus sûr que d’appeller des artistes étrangers qui périssent transplantés, comme des plantes exotiques dans des serres chaudes.