(1763) Salon de 1763 « Peintures — Restout » pp. 187-190
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — Restout » pp. 187-190

Restout

Le premier morceau de celui-ci a pour sujet : Orphée descendu aux enfers pour en ramener Euridice.

Quel sujet pour un poète et pour un peintre ! Qu’il exige de génie et d’enthousiasme ! Ah ! mon ami, qui est-ce qui trouvera la vraie figure d’Euridice ? Et celle d’Orphée, promenant ses doigts sur sa lyre, et suspendant par ses accords harmonieux le travail des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, la roue d’Ixion, les eaux du Cocyte ; récréant les serpents sur la tête des Euménides ; attirant Cerbere qui vient lui lécher les pieds ; répandant un rayon de sérénité sur le front sévère du monarque souterrain ; arrachant l’urne fatale des mains de l’inflexible Rhadamante, et arrêtant les fuseaux des Parques qui en ont oublié de filer ? Telle fut l’apparition du chantre de la Thrace aux enfers, au moment où ses accents rompirent le silence éternel, et percèrent la nuit du Tartare. Mais le peintre en a choisi un autre. Pluton va prononcer, et son époux redevenir possesseur de sa moitié.

La composition est grande, belle et une. On voit en haut Pluton assis sur son trône. Proserpine est à côté de lui. Au-dessous, à droite, deux des juges infernaux. Plus bas Orphée et Euridice conduite par le Temps. Sur le devant, au-dessous du trône de Pluton, les portes sombres du Ténare. À côté de ces portes, les trois Parques. Au-dessus des Parques et au-dessous de Pluton, le troisième juge. Voyez-vous comme tous ces objets tiennent et s’enchaînent ?

Et ce Temps revenu sur ses pas pour rendre Euridice à la vie et à son époux, n’est-il pas d’une belle poésie ?

Et cette Parque se refusant à la tâche inusitée de renouer son fil, est-ce une idée indigne de Virgile ? Pensez donc, mon ami, que l’artiste l’a trouvée à quatre-vingts ans.

Si son Pluton et sa Proserpine sont mesquins, n’ont rien de majestueux et de redoutable ; si son Euridice est niaise ; si ses juges infernaux ont un faux air d’apôtres ; si son Orphée est plus froid qu’un ménétrier de village qui suit une noce pour un écu ; si ses Parques sont tournées à la française, il faut le lui pardonner ; le sujet était trop fort pour son âge.

N’est-ce pas assez que dans l’harmonie générale, dans la distribution des groupes, dans la liaison des parties de la composition on reconnaisse encore le grand maître ?

Ce Pluton et cette Proserpine sont pauvres ; d’accord. Mais l’obscurité qui les environne, est bien imaginée et bien faite.

La couleur du tout est faible ; mais les reflets de lumière sont bien entendus.

La tête d’Euridice est sotte, ses pieds et ses mains sont mal dessinés ; mais la couleur de toute la figure fait plaisir.

Les pieds et les mains des autres figures sont aussi mal dessinés ; mais qui est-ce qui se donne aujourd’hui la peine de finir ces parties ? Ce sont des détails qu’on renvoie aux écoliers.

Ses Parques sont un peu françaises ; mais l’attitude en est variée, et elles ne sont pas sans caractère.

Convenez, mon ami, qu’on a prononcé un peu légèrement sur le mérite de ce morceau. Retournez au Salon, et vous éprouverez, comme moi, qu’on le revoit avec plus de satisfaction qu’on ne l’a vu. Cet homme est encore un aigle en comparaison de Pierre et de beaucoup d’autres.

Cette composition a dix-sept pieds, huit pouces de large, sur onze pieds de haut. Ce n’est pas une petite machine.

 

Le Repas donné par Assuerus aux Grands de son royaumes.

 

C’est une autre composition de seize pieds, seize pouces de large sur neuf pieds de haut.

Ce n’est pas un repas, le peintre a mal dit ; c’est un grand couvert qui attend des convives.

On n’aperçoit à droite et à gauche que quelques subalternes occupés à servir. La table cache les personnages importants. On aperçoit seulement vers le fond quelques sommets de têtes.

Si dans un tableau ce qui occupe le plus d’espace, remplit le milieu, arrête l’œil, et se montre uniquement, en est le sujet principal, la table a ici tous ces caractères.

Du reste, même faiblesse de couleur.

La forme bizarre du tableau peut avoir forcé la composition, ou bien le peintre a été fort sage de cacher des figures qu’il n’était plus en état de peindre.

Esther évanouie devant Assuerus.

 

Tableau de sept pieds, sept pouces de haut, sur neuf pieds de large.

Il faut être bien hardi pour tenter ce sujet après le Poussin. Dans le tableau du Poussin que j’ai sous les yeux, Assuerus à gauche est assis sur son trône. Il a l’air d’un Jupiter olympien, tant il est simple et majestueux. Son front est ceint d’une bandelette. Il faut voir comme il est coiffé et drapé ; comme sa main est naturellement posée sur sa baguette ; comme il regarde la douleur d’Esther ; comme il en est pénétré. Il est entouré de quelques-uns de ses ministres qui ont à la vérité l’air rustique : ce caractère déplaît fort à nos artistes modernes dont l’imagination captivée par des idées de dignité du dix-huitième siècle, ne remonta jamais dans l’Antiquité ; mais cela me plaît à moi. Quel groupe que celui d’Esther et de ces femmes qui la secourent ! L’une placée derrière elle, la soutient sous les bras ; une autre l’appuie de côté ; une troisième raffermit ses genoux. Comme ces figures sont agencées ! C’est certainement une des plus belles choses que je connaisse. La belle douleur que celle d’Esther ! La noblesse et la simplicité se remarquent jusque dans le trône du monarque et l’estrade sur laquelle il est élevé. Le fond du salon est percé de niches qui font sans doute un bel effet en peinture, mais qui en font un mauvais en gravure, parce qu’on n’y distingue pas assez les statues qui les remplissent, des personnages intéressés à la scène.

Je fais ici comme Pindare qui chantait les dieux de la patrie, quand il n’avait rien à dire de son héros. Dans le tableau de Restout une seule femme soutient Esther. Esther a l’air moribond. Le monarque descendu de son trône la touche froidement du bout de son sceptre. C’est ainsi que les monarques d’Asie rassuraient ceux qui osaient se présenter devant eux, sans être appelés.

Il s’agit bien de toucher de son sceptre une femme charmante, adorée et qui se meurt de douleur ! Si c’est là le rôle d’un souverain en pareil cas, les souverains sont de pauvres amoureux. Pour moi, qui ne règne par bonheur que sur le cœur de Sophie, si elle se présentait à fines yeux dans cet état, que ne deviendrais-je pas ? comme je serais éperdu ! Quels cris je pousserais ! Malheur à ceux qui ne seconderaient pas à mon gré mon inquiétude !… Belle Sophie, qui est le malheureux qui vous a causé de la peine ? Il le paiera de sa tête. Revenez à la vie. Rassurez-vous… Ah, je vois vos yeux se rouvrir. Je respire… L’insensible et froid monarque ne dit pas un mot de cela. Ah, je ne veux jamais régner ; j’aime mieux aimer à mon gré.

Même faiblesse de composition, de couleur et de caractères. Un des bons amis de ce vieillard devrait lui dire à l’oreille :

 

Solve senescentem mature sanus equum, ne Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat.

 

Monsieur Restout, souffrez que je sois cet ami-là.