(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — H — article » pp. 489-496
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — H — article » pp. 489-496

HELVÉTIUS, [Claude-Adrien] ancien Maître d’Hôtel de la Reine, ci-devant Fermier-Général, né à Paris en 1715, mort dans la même ville en 1771.

Le goût, ou pour mieux dire, une passion enthousiaste pour les Lettres, le porta à de grands sacrifices, & l’engagea dans de grands écarts. Tout le monde connoît le sort de son Livre de l’Esprit, où une Métaphysique téméraire a répandu tant d’erreurs & enfanté tant d’assertions insoutenables. Mais si M. Helvétius a eu le malheur de se tromper, il a eu au moins le courage de se rétracter, & la prudence de ne rien mettre au jour, depuis le malheureux succès de son Ouvrage.

S’il nous est permis de faire quelques réflexions sur son caractere, nous serons autorisés à dire, que l’amour de la célébrité & trop de penchant à se laisser séduire par des insinuations artificieuses, ont été la vraie cause de l’abus qu’il a fait de ses talens, propres d’ailleurs à le faire estimer. La candeur, la bienfaisance, & les autres vertus de son ame, faisoient pardonner, par ceux dont il étoit connu, les illusions de sa Philosophie. Nous pouvons assurer, d’après nos propres observations, qu’elle étoit dans lui une espece de manie involontaire, fruit de ses premieres liaisons, plutôt qu’une morgue arrogante & systématique. Aussi M. Helvétius n’adopta-t-il jamais les intrigues & les procédés de la cabale qui avoit su se l’attacher d’abord par adresse, & le conserver ensuite, par la juste crainte qu’il avoit d’en devenir la victime. Il connoissoit trop bien le Stylum philosophicum, pour ne pas s’attendre à se voir accablé de sarcasmes, pour peu qu’il eût paru se détacher de l’étendard sous lequel on le retenoit captif. Il se contentoit de gémir, dans le sein de l’amitié, de l’extravagance & des excès de tant de Maniaques qui se faisoient gloire de l’avoir pour Confrere. On ne peut donc que le plaindre d’avoir eu le courage de paroître Philosophe, avec tant de risques ; & la foiblesse de n’oser cesser de l’être, avec tant de moyens d’assurer sa gloire par d’autres bons Ouvrages qu’il étoit capable de donner.

N. B. Cet article, tel qu’on vient de le lire, a servi de texte à feu M. de Voltaire, pour nous accuser d’ingratitude à l’égard de l’Auteur qui en est l’objet. Quoique les esprits judicieux & vraiment éclairés, les seuls dont l’homme sage doive ambitionner l’estime, sachent démêler la calomnie à travers les artifices de la malignité, il ne sera pas inutile de réfuter celle-ci, moins pour notre justification, que pour faire connoître avec quelles armes on a repoussé nos critiques. Pour cet effet, il nous suffira d’extraire d’une de nos Lettres à un Seigneur étranger, l’endroit où nous lui avons rendu compte de l’Ecrit où M. de Voltaire nous impute d’avoir déchiré le cadavre de M. Helvétius.

« Je passe, Monsieur, au quatrieme Libelle : son titre est des Dictionnaires de calomnies *, auxquels il fourniroit un article des mieux conditionnés. Oh ! pour celui-ci, M., il n’est pas permis d’en rire : c’est un fatras morne, langoureux, indigeste ; une triste doléance de M. de Voltaire, qui y parle en son propre nom. Et que dit-il ? Il m’impute ce à quoi je n’ai jamais songé ; il me transporte où je ne suis jamais allé…. Par exemple, vous connoissez la ville de Strasbourg, Capitale d’Alsace : j’ignore si vous y avez jamais été ; pour moi, je sais bien que je ne l’ai jamais vue que sur la Carte ; & cependant, par un trait de sa plume magique, me voilà ès-prisons de ladite ville, occupé à faire des Vers infames, & voilà le Nécromant de Ferney en possession de mes Vers Alsaciens. Quelle invention ! Comme on décrédite jusqu’à la vérité même, quand on se permet de pareilles impostures ! Si vous lui écrivez jamais, M., priez-le de vous envoyer ces Vers, avec un certificat du Préteur, du Geolier, & de la Muse libertine qui m’aura inspiré si magnifiquement : il y a apparence que M. de Voltaire connoît tout ce monde-là…

Ce n’est pas tout : il prétend, dans le même Ouvrage & avec la même vérité, qu’ayant été tiré de la plus extrême misere par feu M. Helvétius, la premiere chose que je fais après sa mort, est de l’outrager avec fureur, & de déchirer son cadavre.

Lisez, M., je vous prie, l’article Helvétius dans les différentes éditions des Trois Siecles, & vous verrez si je l’ai outragé, je ne dis pas avec fureur, mais d’aucune maniere ; vous verrez si, dans un Ouvrage spécialement dirigé contre les principes dangereux de la nouvelle Philosophie, il étoit possible de s’exprimer avec plus de modération sur le Livre de l’Esprit. Je me suis acquitté, dans cet article, de ce que je devois au Public & à M. Helvétius : de ce que je devois au Public, en condamnant des erreurs que l’Auteur lui-même avoit rétractées authentiquement : de ce que je devois à l’amitié de M. Helvétius, en passant rapidement sur l’abus de ses talens, en plaignant ses illusions, en rendant justice aux bonnes qualités que je lui avois reconnues, & en m’indignant, par intérêt pour lui, contre une fausse Philosophie qui fut toujours l’ennemie de sa réputation & de son repos.

Si ce généreux ami vivoit encore, il rendroit plus de justice à mes sentimens, & seroit le premier à s’élever contre l’Ecrivain qui lui fait les honneurs de m’avoir tiré d’une misere que je n’ai point éprouvée. Il diroit que s’il me mit au nombre de ses Pensionnaires, après m’avoir appelé dans sa Capitale, ce ne fut que pour me procurer une indépendance qui me donnât le loisir de cultiver les Belles-Lettres, & pour m’ôter tout prétexte d’ambitionner quelque place qui eût pu me dérober ce loisir. Il pourroit dire encore, que, dans nos conversations, je me suis souvent élevé contre la Secte qui l’avoit attiré dans son parti, & qu’il méprisoit si fort, parce qu’il en connoissoit mieux l’artifice. Je pourrois, à mon tour, lui rappeler les anecdotes qu’il m’apprenoit chaque jour sur le compte des Philosophes, les plaisanteries que nous en faisions ensemble, les éloges qu’il a donnés à des Productions où ils étoient attaqués. Il n’ignoroit pas que je m’étois élevé contre eux dans la Ratomanie, dès 1767, & dans le Tableau Philosophique de l’Esprit de M. de Voltaire, au commencement de 1771. Il se ressouviendroit sur-tout de ce jour où l’un de leurs Coryphées oublia si fort en sa présence, à l’occasion de ce dernier Ouvrage, & la Philosophie, & l’honnêteté [Voyez l’article Condorcet]. La crainte d’une inimitié redoutable put bien imposer silence à son indignation, pendant que le Philosophe Géometre m’accabloit d’injures en style de Crocheteur : elle ne put ni étouffer le mépris que méritoit un tel procédé, ni l’empêcher de me dire le lendemain en propres termes : Ces vilains Philosophes dégradent perpétuellement les Lettres. Dès que leur humeur est en jeu, ils n’ont d’égard ni pour les jeunes Littérateurs, ni pour eux-mêmes. Ils finiront par se faire honnir.

Revenons à M. de Voltaire. Comment a-t-il osé m’imposer d’avoir outragé M Helvétius, que j’ai, au contraire, cherché à excuser ? lui qui a attendu sa mort pour relever les erreurs du Livre de l’Esprit, avec une sévérité & une amertume qui décelent plus de haine pour l’Auteur, que d’amour & de zele pour la vérité. Lisez, M., lisez les Questions sur l’Encyclopédie * ; & si vous vous rappelez la maniere dont certains Sauvages traitent leurs ennemis, qu’ils mettent en pieces après leur mort, vous aurez une idée de celle dont l’honnête Philosophe des Alpes a traité cet Ecrivain, jusqu’alors l’objet de ses adulations. »