Chapitre IV.
De la morale poétique, et de l’origine des vertus vulgaires qui résultèrent de l’institution de la religion et des mariages
La métaphysique des philosophes commence par éclairer l’âme humaine, en y plaçant l’idée d’un Dieu, afin qu’ensuite la logique, la trouvant préparée à mieux distinguer ses idées, lui enseigne les méthodes de raisonnement, par le secours desquelles la morale purifie le cœur de l’homme. De même la métaphysique poétique des premiers humains les frappa d’abord par la crainte de Jupiter, dans lequel ils reconnurent le pouvoir de lancer la foudre, et terrassa leurs âmes aussi bien que leurs corps, par cette fiction effrayante. Incapables d’atteindre encore une telle idée par le raisonnement, ils la conçurent par un sentiment faux dans la matière, mais vrai dans la forme. De cette logique conforme à leur nature sortit la morale poétique, qui d’abord les rendit pieux. La piété était la base sur laquelle la Providence voulait fonder les sociétés. En effet, chez toutes les nations, la piété a été généralement la mère des vertus domestiques et civiles ; la religion seule nous apprend à les observer, tandis que la philosophie nous met plutôt en état d’en discourir.
La vertu commença par l’effort. Les géants enchaînés sous les monts par la terreur religieuse que la foudre leur inspirait, s’abstinrent désormais d’errer à la manière des bêtes farouches dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et prirent l’habitude de mener une vie sédentaire dans leurs retraites cachées, en sorte qu’ils devinrent plus tard les fondateurs des sociétés. Voilà l’un de ces grands bienfaits que dut au ciel le genre humain, selon la tradition vulgaire, quand il régna sur la terre par la religion des auspices. Par suite de ce premier effort, la vertu commença à poindre dans les âmes. Ils continrent leurs passions brutales, ils évitèrent de les satisfaire à la face du ciel qui leur causait un tel effroi, et chacun d’eux s’efforça d’entraîner dans sa caverne une seule femme dont il se proposait de faire sa compagne pour la vie. Ainsi la Vénus humaine succédant à la Vénus brutale, ils commencèrent à connaître la pudeur, qui, après la religion, est le principal lien des sociétés. Ainsi s’établit le mariage, c’est-à-dire l’union charnelle faite selon la pudeur, et avec la crainte d’un Dieu. C’est le second principe de la Science nouvelle, lequel dérive du premier (la croyance à une Providence).
Le mariage fut accompagné de trois solennités. — La première est celle des auspices de Jupiter, auspices tirés de la foudre qui avait décidé les géants à les observer. De cette divination, sortes, les Latins définirent le mariage, omnis vitæ consortium, et appelèrent le mari et la femme, consortes. En italien, on dit vulgairement que la fille qui se marie prende sorte. Aussi est-ce un principe du droit des gens, que la femme suive la religion publique de son mari. — La seconde solennité consiste dans le voile dont la jeune épouse se couvre, en mémoire de ce premier mouvement de pudeur qui détermina l’institution des mariages. — La troisième, toujours observée par les Romains, fut d’enlever l’épouse avec une feinte violence, pour rappeler la violence véritable avec laquelle les géants entraînèrent les premières femmes dans leurs cavernes.
Les hommes se créèrent, sous le nom de Junon, un symbole de ces mariages solennels. C’est le premier de tous les symboles divins après celui de Jupiter…
Considérons le genre de vertu que la religion donna à ces premiers hommes : ils furent prudents, de cette sorte de prudence que pouvaient donner les auspices de Jupiter ; justes, envers Jupiter, en le redoutant (Jupiter, jus et pater), et envers les hommes, en ne se mêlant point des affaires d’autrui ; c’est l’état des géants, tels que Polyphème les représente à Ulysse, isolés dans les cavernes de la Sicile : cette justice n’était au fond que l’isolement de l’état sauvage. Ils pratiquaient la continence, en ce qu’ils se contentaient d’une seule femme pour la vie. Ils avaient le courage, l’industrie, la magnanimité, les vertus de l’âge d’or, pourvu que nous n’entendions point par âge d’or, ce qu’ont entendu dans la suite les poètes efféminés. Les vertus du premier âge, à la fois religieuses et barbares, furent analogues à celles qu’on a tant louées dans les Scythes, qui enfonçaient un couteau en terre, l’adoraient comme un dieu, et justifiaient leurs meurtres par cette religion sanguinaire.
Cette morale des nations superstitieuses et farouches du paganisme produisit chez elles l’usage de sacrifier aux dieux des victimes humaines. Lorsque les Phéniciens étaient menacés par quelque grande calamité, leurs rois immolaient à Saturne leurs propres enfants (Philon, Quinte-Curce). Carthage, colonie de Tyr, conserva cette coutume. Les Grecs la pratiquèrent aussi, comme on le voit par le sacrifice d’Iphigénie65. Les sacrifices humains étaient en usage chez les Gaulois (César) et chez les Bretons (Tacite). Ce culte sacrilège fut défendu par Auguste aux Romains qui habitaient les Gaules, et par Claude aux Gaulois eux-mêmes (Suétone).
Les Orientalistes veulent que ce soient les Phéniciens qui aient répandu dans tout le monde les sacrifices de leur Moloch. Mais Tacite nous assure que les sacrifices humains étaient en usage dans la Germanie, contrée toujours fermée aux étrangers ; et les Espagnols les retrouvèrent dans l’Amérique, inconnue jusque-là au reste du monde.
Telle était la barbarie des nations à l’époque même où les anciens Germains voyaient les dieux sur la terre, où les anciens Scythes, où les Américains, brillaient de ces vertus de l’âge d’or exaltées par tant d’écrivains. Les victimes humaines sont appelées dans Plaute, victimes de Saturne, et c’est sous Saturne que les auteurs placent l’âge d’or du Latium ; tant il est vrai que cet âge fut celui de la douceur, de la bénignité et de la justice ! Rien n’est plus vain, nous devons le conclure de tout ce qui précède, que les fables débitées par les savants sur l’innocence de l’âge d’or chez les païens. Cette innocence n’était autre chose qu’une superstition fanatique qui, frappant les premiers hommes de la crainte des dieux que leur imagination avait créés, leur faisait observer quelque devoir malgré leur brutalité et leur orgueil farouche. Plutarque, choqué de cette superstition, met en problème s’il n’eût pas mieux valu ne croire aucune divinité, que de rendre aux dieux ce culte impie. Mais il a tort d’opposer l’athéisme à cette religion, quelque barbare qu’elle pût être. Sous l’influence de cette religion se sont formées les plus illustres sociétés du monde ; l’athéisme n’a rien fondé.
Nous venons de traiter de la morale du premier âge, ou morale divine ; nous traiterons plus tard de la morale héroïque.