Section 20, de la difference des moeurs et des inclinations du même peuple en des siecles differens
Il arrive encore des temps dont les évenemens font penser qu’il étoit arrivé quelque altération physique dans la constitution des hommes. Ce sont ceux où des hommes d’ailleurs très-polis et même lettrez se portent aux actions les plus dénaturées avec une facilité affreuse. C’est ce que firent les françois sous les regnes de Charles IX et de Henri III. Tous les personnages qui font quelque figure dans l’histoire de Charles IX et dans l’histoire de ses freres, même les ecclesiastiques, sont péris de mort violente. Ceux des seigneurs de ce temps-là, qui comme le maréchal De Saint-André, le connétable De Montmorenci, le prince De Condé et le duc De Joyeuse furent tuez dans des actions de guerre, y moururent assassinez.
Les coups leur furent portez par des hommes qui les reconnoissoient, et qui en vouloient à eux.
On sçait les noms de ceux qui les tuerent.
Je ne sçais par quelle fatalité Henri II les trois rois ses enfans et Henri IV qui se succederent immédiatement, moururent tous cinq de mort violente, malheur qui n’étoit pas arrivé à aucun de nos rois de la troisiéme race, bien que la plûpart eussent regné dans des temps difficiles, et où les hommes étoient plus grossiers que dans le seiziéme siecle.
Nous avons vû dans le dix-septiéme siecle des guerres civiles en France et des partis aussi aigris et aussi animez l’un contre l’autre sous Louis XIII et sous Louis XIV que pouvoient l’être dans le siecle précedent les factions qui suivoient les ducs De Guise ou l’amiral De Coligni, sans que l’histoire des derniers mouvemens soit remplie d’empoisonnemens, d’assassinats, ni des évenemens tragiques si communs en France sous les derniers Valois.
Qu’on ne dise pas que le motif de religion qui entroit dans les guerres civiles du temps des Valois, envenimoit les esprits, et que ce motif n’entroit pas dans nos dernieres guerres civiles. Je répondrois que le précepte d’aimer ses ennemis n’étant point contesté par Rome ni par Geneve, il s’ensuit que ceux qui prenoient parti pour l’une ou pour l’autre cause de bonne foi, devoient avoir horreur d’un assassinat. C’est la politique, secondée par l’esprit du siecle, qui a fait commettre toutes ces noirceurs à des gens, dont, pour me servir de l’expression du temps, toute la religion gisoit dans une écharpe rouge ou dans une blanche. Si l’on me repliquoit que ces scélerats étoient catholiques ou huguenots par persuasion, mais que c’étoit des cerveaux brûlez, des imaginations forcenées, en un mot des fanatiques de bonne foi, ce seroit adhérer à mon sentiment. Comme il ne s’en est pas trouvé de tels durant les dernieres guerres civiles, il faudra tomber d’accord qu’il est des temps où des hommes de ce caractere qui rencontrent toujours assez d’occasions d’extravaguer, sont plus communs que dans d’autres. C’est établir la difference des esprits dans le même païs, mais dans differens siecles.
En effet, vit-on verser des fleuves de sang au sujet de l’héresie d’Arius, qui causa tant de disputes et tant de troubles dans la chrétienté. Avant le protestantisme il s’étoit élevé en France plusieurs contestations en matiere de religion, mais si l’on excepte les guerres contre les albigeois, il n’étoit pas arrivé que ces disputes eussent fait verser aux françois le sang de leurs freres, parce que la même acreté ne s’étoit pas encore trouvée dans les humeurs, ni la même irritation dans les esprits.
Pourquoi vient-il des siecles où les hommes ont un éloignement invincible de tous les travaux d’esprits, et où ils sont si peu disposez à étudier, que toutes les voïes dont on se sert pour les y exciter demeurent long-temps inutiles ?
Tous les travaux du corps et les plus grands dangers leur font moins de peur que l’application. Quels privileges et quels avantages nos rois n’ont-ils pas été obligez d’accorder aux graduez et aux clercs dans le douziéme et dans le treiziéme siecle, afin d’encourager les françois à sortir du moins de l’ignorance la plus crasse où je ne sçais quelle fatalité les retenoit plongez ? Les hommes avoient alors un si grand besoin d’être excitez à l’étude, qu’en quelques états on étendit une partie des privileges des clercs à ceux qui sçauroient lire. En effet, de grands seigneurs qui ne sçavoient pas signer leur nom, ou qui l’écrivoient sans connoître la valeur des caracteres dont il étoit composé, mais en le dessignant d’après l’exemple qu’on leur avoit enseigné à imiter, étoient une chose très-commune.
D’un autre côté on trouvoit facilement des gens prêts d’affronter les plus grands dangers, et même les travaux les plus longs. Depuis un siecle les hommes se portent volontiers à l’étude comme à l’exercice des arts liberaux, quoique les encouragemens ne soient plus les mêmes qu’autrefois. Les sçavans médiocres et les personnes qui professent les arts liberaux avec un talent chetif, sont même devenus si communs, qu’il est des gens assez bizarres pour penser qu’on devroit aujourd’hui avoir autant d’attention à limiter le nombre de ceux qui pourroient professer les arts liberaux, qu’on en apportoit autrefois à l’augmenter. Leur nombre, disent-ils, s’est trop multiplié par rapport au nombre du peuple qui exerce les arts mécaniques. La proportion où sont présentement ceux qui vivent des arts mécaniques avec ceux qui vivent des arts liberaux, n’est plus la proportion convenable au bien de la societé.
Enfin, pourquoi voit-on dans le même païs des siecles si sujets aux maladies épidemiques, et d’autres siecles presques exempts de ces maladies, si cette difference ne vient point des altérations survenuës dans les qualitez de l’air qui n’est pas le même dans tous ces siecles ?
On compte en France quatre pestes génerales depuis mil cinq cens trente jusqu’en mil six cens trente-six. Dans les quatre-vingt années écoulées depuis jusques à l’année mil sept cens dix-huit, à peine quelques villes de France ont-elles senti une legere atteinte de ce fleau. Il y a plus de quatre-vingt ans que les maladreries des trois quarts des villes du roïaume n’ont pas été ouvertes. Des maladies inconnuës naissent en certains siecles, et elles cessent pour toujours après s’être renouvellées deux ou trois fois durant un certain nombre d’années. Telles ont été en France le mal des ardens et la colique de Poitou . Quand on voit tant d’effets si bien marquez de l’altération des qualitez de l’air, quand on connoît si distinctement que cette altération est réelle, et quand même on en connoît la cause, peut-on s’empêcher de lui attribuer la difference sensible qui se rencontre dans le même païs entre les hommes de deux siecles differens. Je conclus donc, en me servant des paroles de Tacite, que le monde est sujet à des changemens et à des vicissitudes dont le période ne nous est pas connu, mais dont la révolution ramene successivement la politesse et la barbarie, les talens de l’esprit comme la force du corps, et par-consequent les progrez des arts et des sciences, leur langueur et leur déperissement, ainsi que la révolution du soleil ramene les saisons tour à tour. C’est une suite du plan que le créateur a voulu choisir, et des moïens qu’il a élus pour l’execution de ce plan.