(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Racan, et Marie de Jars de Gournai. » pp. 165-171
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Racan, et Marie de Jars de Gournai. » pp. 165-171

Racan, et Marie de Jars de Gournai.

Cette sçavante fille étoit d’un caractère tout opposé à celui de la belle & célèbre Lyonnoise. Jamais les ris ni les graces ne déridèrent le front de mademoiselle de Gournai. Elle ne voulut point aller à la célébrité par les talens agréables. C’étoit une prude, une femme philosophe. Les liens du mariage lui parurent contraires à son systême d’indépendance & de sagesse. Elle s’adonna toute entière à l’étude, mais à l’étude des livres sérieux. Ceux de raisonnement & de morale furent principalement de son goût. Elle n’a guère écrit que dans celui de Sénèque & de Montaigne. L’admiration qu’elle avoit pour ce dernier, l’envie de le voir & de s’instruire, lui firent entreprendre le voyage de la capitale où il étoit alors. A peine y fut-elle qu’elle se lia avec lui. Montaigne, cet homme unique pour dire naïvement & fortement des choses neuves & qui restent dans la mémoire, flatté de la préférence exclusive qu’une Minerve nouvelle donnoit à ses Essais, la combla d’éloges. Il la fit héritière de ses études, la nomma sa fille d’alliance. La véritable fille de Montaigne, madame la vicomtesse de Gamaches, donnoit le nom de sœur à mademoiselle de Gournai.

Toutes les langues sçavantes lui furent familières. Elle écrivit dans la sienne mieux qu’aucune femme de son temps. Son stile seroit encore supportable, s’il étoit moins chargé de vieux mots. Lorsque MM. de l’académie voulurent épurer la langue de tous les termes hors d’usage, mademoiselle de Gournai cria beaucoup contre cette réformation. Elle tenoit pour l’ancien temps, pour les compilations & les longs commentaires, pour la solitude & l’austère raison. Malgré ce caractère, elle étoit vive, impétueuse & vindicative. Née Gascone, elle avoit toute l’imagination & tout le feu de son pays. Montaigne étant mort, mademoiselle de Gournai tourna toutes ses affections du côté de Racan.

Honorat de Beuil, marquis de Racan, étoit alors en grande réputation. Ainsi que Mainard, c’est un élève de Malherbe. Despréaux fait un grand éloge de Racan. Cet auteur a réussi dans la poësie sublime, comme dans la poësie simple & naturelle. Ses Bergeries, pastorale divisée en cinq actes, & ses Odes sacrées ou paraphrases des pseaumes de David, lui firent beaucoup d’honneur. L’envie de connoître un poëte de ce mérite, & si capable de prôner celui des autres, ne quittoit point mademoiselle de Gournai. Elle prit des arrangemens pour s’en procurer une visite. Le jour & l’heure où il viendroit la voir furent arrêtés.

Deux amis de Racan, l’ayant sçu, résolurent de se donner un divertissement qui pensa devenir tragique. Ecoutons là-dessus Ménage. « Un de ces messieurs, dit-il, prévint d’une heure ou deux celle du rendez-vous, & fit dire que c’étoit Racan qui demandoit à voir mademoiselle de Gournai. Dieu sçait comme il fut reçu ! Il parla fort à mademoiselle de Gournai des ouvrages qu’elle avoit fait imprimer, & qu’il avoit étudiés exprès. Enfin, après un quart d’heure de conversation, il sortit, & laissa mademoiselle de Gournai fort satisfaite d’avoir vu M. de Racan. A peine étoit-il à trois pas de chez elle, qu’on vint lui annoncer un autre M. de Racan. Elle crut d’abord que c’étoit le premier qui avoit oublié quelque chose à lui dire & qui remontoit. Elle se préparoit à lui faire un compliment là-dessus, lorsque l’autre entra, & fit le sien. Mademoiselle de Gournai ne put s’empêcher de lui demander plusieurs fois s’il étoit véritablement M. de Racan, & lui raconta ce qui venoit de se passer. Le prétendu Racan fit fort le fâché de la pièce qu’on lui avoit jouée, & jura qu’il s’en vengeroit. Bref, mademoiselle de Gournai fut encore plus contente de celui-ci, qu’elle ne l’avoit été de l’autre, parce qu’il la loua davantage. Enfin il passa chez elle pour le véritable Racan, & l’autre, pour un Racan de contrebande. Il ne faisoit que de sortir, lorsque M. de Racan, en original, demanda à parler à mademoiselle de Gournai. Sitôt qu’elle le sçut, elle perdit patience : Quoi ! encore des Racans, dit-elle ? Néanmoins on le fit entrer. Mademoiselle de Gournai le prit sur un ton fort haut, & lui demanda s’il venoit pour l’insulter. M. de Racan, qui d’ailleurs n’étoit pas trop ferré parleur, & qui s’attendoit à une autre réception, en fut si étonné, qu’il ne put répondre qu’en balbutiant. Mademoiselle de Gournai, qui étoit violente, se persuada tout de bon que c’étoit un homme envoyé pour la jouer ; &, défaisant sa pantoufle, elle le chargea à grands coups de mule, & l’obligea de se sauver. »

Ménage ajoute que Boisrobert racontoit cette scène à quiconque vouloit l’entendre, & qu’il en plaisantoit même en présence de Racan. Lorsqu’on demandoit à Racan si cela étoit vrai : Oui dà , disoit-il, il en est quelque chose.

Depuis cette aventure, il n’eut pas envie de revoir Mlle. de Gournai. Néanmoins elle le rechercha encore : mais il la mortifioit dans toutes les occasions. Un jour elle lui fait une visite, & lui montre des épigrammes de sa composition. Comment les trouvez-vous, lui dit-elle ? Sans aucun sens & sans pointe , répond Racan. Et qu’importe, reprend-elle, ce sont des épigrammes à la Grecque. Deux jours après, ils se trouvent à dîner ensemble : on servit un mauvais potage. Mademoiselle de Gournai, se tournant du côté de Racan, lui dit : Voilà une méchante soupe. Mademoiselle , repartit aussitôt Racan, c’est une soupe à la Grecque.

Cette sçavante eut beaucoup d’ennemis. Ils n’oublièrent rien pour la rendre non seulement ridicule, mais odieuse au public. Il se trouve encore un monument de leur haine, intitulé le Remerciment des Beurrières. On l’y appelle orgueilleuse, laide, acariâtre, coureuse, débauchée, pucelle de cinquante-cinq ans, fille de joie. Elle présenta requête au lieutenant criminel, pour faire arrêter le cours de ce libèle. Quelqu’un la rencontra, comme elle alloit chez ce magistrat, & le dit au cardinal du Perron. Oh ! pour cela , répondit du Perron, je crois que le lieutenant n’ordonnera pas qu’on la prenne au corps. Il s’en trouveroit fort peu qui voudroient prendre cette peine ; &, pour ce qui est dit qu’elle a servi le public, ç’a été si particulièrement, qu’on n’en parle que par conjecture. Il faut seulement que, pour faire croire le contraire, elle se fasse peindre devant son livre.

Mademoiselle de Gournai est morte en 1645, à l’âge de quatre-vingt ans, estimée des sçavans & des beaux esprits de son siècle. Quelques-uns lui donnèrent le nom de muse & de syrène Françoise. Mais le chant de cette syrène ne séduisit pas long-temps. On ne la lut point après sa mort. Il n’en fut pas ainsi de Racan. Il survêcut à lui-même. Il a des vers heureux, tels que ces trois, en parlant de la grandeur de dieu :

Il voit, comme fourmis, marcher nos légions
Sur ce petit amas de poussière & de boue,
Dont notre vanité fait tant de régions.